L’impérialisme français en crise ?
Mis en ligne le 20 septembre 2005 Convergences Politique
La France fout le camp... À en croire en tout cas toute une littérature réactionnaire dont on nous abreuve depuis quelques années. Un vrai torrent de larmes sur la baisse de l’influence française en Europe, sur sa nullité politique, économique, militaire, face au géant américain. Même la Chine « nous » passerait devant dans la hiérarchie mondiale des puissances.
Ce nouveau thème du « déclin » permet de tout embrouiller et, surtout, de confondre le problème des conditions d’existence et du niveau de vie des classes populaires de la société, avec celui de la « santé de l’économie », plus exactement celle des entreprises, leurs profits, leurs capitaux, leurs parts de marché dans le monde... Deux problèmes pourtant bien distincts, tant il est vrai qu’après tout les patrons mènent leur guerre économique avec la peau de leurs salariés.
Mais qu’en est-il vraiment aujourd’hui des affaires de la bourgeoisie française face à ses rivales, les autres puissances économiques de la planète ? Est-il vrai que les entreprises françaises risquent d’être absorbées par des étrangères plus puissantes, comme on l’a beaucoup entendu à l’occasion de la « rumeur Danone » de cet été ? Perdent-elles des parts de marché dans le monde ? Sont-elles moins productives, et plus arriérées technologiquement, que les japonaises ou les américaines ?
D’autre part, le problème ne se résume pas à une comparaison des performances économiques des entreprises des différents pays développés (même quand la performance en question réside aussi dans la capacité à exploiter toujours plus les salariés ou à créer des armées de chômeurs). C’est aussi un problème d’influence politique dans le monde. Car nous vivons une époque d’impérialismes conquérants et concurrents.
Aujourd’hui, parler d’ « impérialisme » peut paraître saugrenu à certains, puisqu’il n’y a plus guère de colonies dans le monde et qu’il semble bien loin le temps où les puissances occidentales (et japonaise) s’étaient partagées le monde par la force des armes, puis se l’étaient disputé les unes aux autres dans les guerres mondiales. À la rigueur, certains réserveraient volontiers le terme, aujourd’hui, aux seuls États-Unis, autrement appelés parfois « l’Empire » ! C’est lourdement se tromper sur ce qu’est l’impérialisme.
Du colonialisme à l’impérialisme actuel
À la fin du XIXe siècle, la force militaire permet aux grandes puissances d’achever le partage du monde. Chacune d’entre elles tend alors à se constituer des chasses gardées, constituées en fait de leur propre territoire national et de leurs colonies, largement fermées aux marchandises et aux capitaux des puissances rivales.
Mais l’impérialisme moderne, tel qu’il est analysé par les marxistes au début du XXe siècle, ne saurait se confondre avec le colonialisme, c’est-à-dire la tutelle officielle voire l’annexion pure et simple, l’occupation militaire, l’administration directe des colonies. Le colonialisme n’est qu’un des aspects de l’impérialisme, qui est en fait une véritable mutation du capitalisme. Le développement et la concentration des entreprises en trusts, leur fusion avec le capital bancaire et la constitution d’un puissant capital financier contrôlant des secteurs de plus en plus vastes de l’économie, débouchent sur une association de plus en plus étroite avec l’État. Celui-ci est à la fois soumis au pouvoir économique de ces trusts, et un instrument indispensable de leur épanouissement. Pas de survie des grands trusts et du capital financier sans un État capable de défendre politiquement, et militairement, leurs intérêts dans le monde entier. Pas d’exportation de marchandises et de capitaux, nécessaires à leur développement, sans un État capable de lutter à la fois contre les populations soumises à l’exploitation, et les puissances impérialistes rivales. C’est aussi vrai aujourd’hui qu’il y a un siècle.
Les puissances européennes ont dû peu à peu renoncer à leurs colonies. Encore que la France, pour sa part, ait d’abord mené des guerres coloniales faisant plus d’un million de morts camerounais, malgaches, vietnamiens ou algériens, puis ait tout fait pour conserver jusqu’à maintenant un « pré carré africain », en gardant le contrôle de certaines dictatures. Mais il existe bien encore un impérialisme français, lequel extorque sa part de profits au reste du monde. La bourgeoisie française est au nombre de celles dont les entreprises et les financiers contrôlent l’essentiel des richesses de la planète.
Pour l’impérialisme français, les ennuis commencent ?
Ces puissances ne sont certes pas en guerre, plus ou moins larvée, les unes contre les autres. Mais la bourgeoisie française, si elle n’a plus guère de colonies, doit néanmoins continuer de pouvoir compter sur son État pour l’aider à prendre des marchés ou placer des capitaux : les arguments purement « économiques » n’ont jamais suffi, il faut pouvoir compter sur les pressions politiques, voire militaires, et les rapports de domination que les gouvernements français peuvent exercer sur des États moins puissants.
Et c’est là que le bât blesse : l’écart de puissance actuel entre les États-Unis et toutes les autres puissances impérialistes ne risque-t-il pas de frapper d’impuissance l’État français, et de donner un immense avantage compétitif aux trusts américains ? La construction d’un État européen ne serait-elle pas l’antidote nécessaire face à la puissance américaine, et verra-t-on émerger demain une sorte d’impérialisme européen ? La bourgeoisie française ne risque-t-elle pas de perdre gros, aussi bien en débouchés économiques qu’en influence mondiale, s’il est vrai que son vieux pré carré africain est en train de lui échapper ? Autant de questions auxquelles nous essayons d’apporter des débuts de réponse, après une petite mise au point sur le prétendu déclin économique français.
Bernard RUDELLI
Mots-clés : Impérialisme