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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 138, avril 2021 > Revenu universel

Revenu universel

Salaire à vie et révolution communiste à marche feutrée : Bernard Friot au pays des merveilles

Mis en ligne le 13 avril 2021 Convergences Politique

Photo : Bernard Friot en 2005. Crédits : Gorgo Treize, https://commons.wikimedia.org/wiki/...

Économiste, sociologue, professeur d’université et membre du PCF, Bernard Friot se distingue des autres auteurs par un vocabulaire marxiste et résolument anticapitaliste. De plus, il se réclame ouvertement du communisme [1], ce qu’il convient de souligner dans la mesure où cela est de plus en plus rare chez les intellectuels dits de gauche.

Dans ses textes, il rappelle une évidence trop souvent oubliée, à savoir que les capitalistes ne créent pas la moindre richesse et que la plus-value produite provient du travail des salariés et d’eux seuls. Les patrons ne font que s’accaparer une fraction croissante de cette plus-value qu’ils transforment en profits.

Un salaire à vie financé par la collectivité

Ensuite, il se veut un pourfendeur des différents schémas du « revenu universel » qu’il considère comme pouvant servir de roue de secours au capitalisme. Ce qui n’est pas faux. À la place, il préconise une mesure beaucoup plus radicale : le salaire universel ou salaire à vie qui serait versé à partir de 18 ans jusqu’à la mort. Chacun se verrait attribuer un grade (un indice) qui déterminerait le montant du salaire, quelle que soit l’activité exercée, qu’elle soit productive ou non (loisirs, travail domestique, retraites, bénévolats au sein d’association, etc.), le tout selon une grille comparable à celle de la fonction publique. Le salaire minimum serait de 1 700 euros et le maximum de 5 000 euros par mois, l’amplitude entre les deux ne devant jamais être supérieure à quatre. La moyenne s’établirait à environ 2 200 euros mensuels. Ce salaire serait un indicateur fort de l’utilité sociale de chaque individu, considéré comme producteur, indépendamment de sa situation, à la différence de nombre d’allocations qui s’apparentent à de la charité ou à de l’assistanat. De plus, l’âge de la retraite serait abaissé à 50 ans.

Mais comment cela serait-il financé ? Par la prise de contrôle par la collectivité de tous les moyens de production, d’échange et de distribution (usines, banques, circuits commerciaux), mais également de tous les biens pouvant donner lieu à une transaction commerciale (par exemple maisons et appartements individuels non occupés). Toute cette « propriété lucrative », pour utiliser ses termes, deviendrait propriété collective sous forme de « propriété d’usage ». Les richesses ainsi récupérées par l’ensemble de la collectivité seraient réparties, sur le modèle de la Sécurité sociale, en quatre caisses. La première (60 % du montant total) serait chargée de verser les salaires, la seconde (15 %) se chargerait de l’autofinancement des entreprises, la troisième (15 %) des investissements et, enfin, la quatrième (10 %) financerait les services publics gratuits (transports, santé, eau, énergie, etc.). D’autres caisses semblables s’occuperaient du logement, de la Justice, etc. Ce qu’il décrit – souvent dans un langage un peu abscons – correspondant quasiment à une forme de société de transition vers le socialisme.

Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que ses théories aient séduit toute une partie du milieu de la gauche de la gauche, voire de l’extrême gauche, politique et syndicale, milieu que l’on retrouve aussi bien à l’Unef qu’à Sud-Étudiant en passant par des militants de Sud et de la CGT pour aboutir dans les rangs du PCF et de La France insoumise.

Et la révolution socialiste dans tout cela ?

Cependant, là où le bât blesse, c’est qu’à aucun moment Friot – qui se défend d’être «  un réformateur social » mais se présente comme « un historien de la Sécu  » – n’explique comment passer de la société actuelle à celle qu’il décrit. Ou plutôt, en assimilant à une quasi-révolution communiste, la création en 1945-46 de la Sécurité sociale et du statut de la Fonction publique – sous la houlette des « révolutionnaires » (selon lui) Maurice Thorez et Ambroise Croizat, tous deux dirigeants du PCF d’alors, staliniens bon teint et ministres du gouvernement De Gaulle de l’époque –, il montre un peu le bout de l’oreille. Il nous dit que ces conquêtes sociales « subversives », « communistes » – qu’il place dans la continuité des révolutions ouvrières du XIXe siècle en France qui se poursuivraient aujourd’hui – sont autant de clous plantés sinon dans le cercueil, du moins dans la chaussure du capitalisme et qu’il faut approfondir pas à pas dans cette voie pour changer la logique du système. À condition que « la gauche de gauche » – terme vague dans lequel il semble inclure notamment le PCF, la France insoumise, le NPA, la CGT et Sud, Attac, les Économistes atterrés, etc. – s’empare de ses idées pour les mettre en pratique. On peut donc fort bien se passer d’une révolution sociale pour aboutir à la société qu’il décrit. Bien mieux, il affirme lui-même que « ce n’est pas la peine de conquérir le pouvoir d’État pour implanter de fortes institutions communistes de la valeur ».

En fait, Friot prend des citrouilles pour des carrosses, des vessies pour des lanternes et des réformes sociales pour des révolutions prolétariennes. Car, malgré son vocabulaire souvent radical, il se place entièrement sur le terrain du réformisme, une espèce de réformisme newlook qui s’attaquerait insidieusement au cœur du système pour le transformer de l’intérieur, sans avoir besoin de le renverser. Comme le disait déjà en son temps le dirigeant bolchevik Grigori Zinoviev à propos des socialistes réformistes : « Ils veulent faire cuire le mouton, mais à petit feu, pour que le mouton ne s’en aperçoive pas », le mouton en question symbolisant la bourgeoisie.

C’est à une démarche similaire à laquelle nous invite Friot. De quoi rester sur sa faim.

J. L.


[1Voir notamment ses trois entretiens avec Judith Bernard regroupés dans le livre Un désir de communisme, éditions Textuel, avril 2020. Le premier entretien, Vers le salaire à vie pour tous, date de septembre 2015. Judith Bernard est directrice du publication du site Hors série spécialisé dans les entretiens filmés avec des intellectuels critiques contemporains.

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Réactions à cet article

  • Bonjour.

    D’abord je tiens à dire que l’on sent que vous avez lu et compris Friot... ce qui n’est pas le cas de tous ceux qui s’engagent à le critiquer (quand ça n’est pas le mépriser) alors que l’on sent très bien qu’ils ne l’ont pas lu, ou très mal lu ou n’y ont rien compris, ce qui est un peu « grave » pour certains intellectuels...

    Finalement le seul reproche que vous faites à Friot c’est l’absence, dans son discours, du nécessaire (selon vous) renversement brutal de la classe adverse... En ce sens votre pensée est un peu lordonnien sur les bords... faisant fi d’un potentiel déjà-là, présent non négligeable et sur lequel la révolution « à la Friot » peut, doit s’appuyer.

    C’est finalement la façon dont vous envisager la révolution qui vous diffère de Friot.

    Pour lui, la révolution est un processus long (séculaire dit-il parfois), « chaotique » (aucun caractère graduel) par lequel on change le travail, on transforme le mode de production (régime de propriété et statut du producteur) pour changer la société... Friot sait et dit que cela se fait le plus souvent dans une bataille féroce, que l’adversaire ne fait jamais de cadeaux, que la lutte se paye au prix de vies souvent...

    Il ne croit pas au grand soir comme on dit. Je dirais qu’il a l’humilité et le respect intellectuel de n’être dans aucune injonction à la violence ou tout autre chose qui n’appartient qu’à la vie et qu’à l’avis d’un peuple en lutte...

    Il est sociologue et historien... il observe et analyse...

    Il constate et il analyse qu’il peut être contre-productif, voire néfaste, de faire de la prise du pouvoir politique un préalable à toute démarche révolutionnaire qu’il conçoit, plutôt, comme permanente et au cœur de laquelle il pose très clairement la prise du pouvoir économique, sur les lieux de travail par les travailleurs, comme enjeu décisif de la lutte de classes. Il craint en effet la prise d’un pouvoir d’État dans une société n’ayant encore rien enclenché sur le plan pratique ni sur le plan des consciences... pouvoir d’État qui ne pourrait devenir au final que démissionnaire ou autoritaire...

    En historien il montre comment en ce sens la bourgeoisie capitaliste est la classe qui a réussi : en changeant les institutions du travail... en étant parfois au pouvoir... mais en ne coupant la tête au roi qu’in fine, au bout de 4-5 siècles de lutte de classes face à l’Aristocratie féodale.

    Son analyse tient la route il me semble.

    Il vous reste en quelque sorte à convaincre, par votre propre conception du « faire la révolution », du nécessaire et bien fondé renversement brutal de régime politique, comme préalable au moment révolutionnaire.

    N’êtes vous pas finalement, comme il le reproche à certains, de ceux qui croient au communisme demain, comme les croyants croient au ciel.

    « Il n’y a pas de communisme qui ne soit déjà là ! » Bernard Friot.

    Pour finir je dirais, même si cela n’a pas grand intérêt ici, que vous êtes pour moi des compagnons de route avec lesquels j’ai encore et toujours envie de partager et d’avancer.

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    • Nous te remercions de tes remarques critiques sur l’article que nous avons consacré à Bernard Friot mais si, comme tu t’en doutes, nous sommes en désaccord avec elles.

      Comme tu l’écris très justement le point crucial qui nous différencie de Friot : « c’est l’absence, dans son discours, du nécessaire (selon vous) renversement brutal de la classe adverse… ».

      Pour nous sans renversement révolutionnaire de la société et la destruction de l’État bourgeois, l’émergence d’une société nouvelle sera impossible. Cela n’a rien à voir avec « le grand soir », une expression que tu reprends après Friot et qui n’est plus aujourd’hui défendue par personne, y compris au sein du mouvement libertaire au sein duquel elle était née au XIXe siècle.

      Contrairement à ce que tu écris non ne croyons pas que le « renversement brutal de régime politique » soit un « préalable au moment révolutionnaire ». Il en est l’aboutissement.

      Quant au parallèle que tu dresses entre la situation de la bourgeoisie sous l’Ancien régime et celle du prolétariat sous la règne de la bourgeoise, il ne nous paraît pas pertinent. Avant même la Révolution de 1789 la bourgeoisie, comme tu le reconnais toi-même, possédait l‘essentiel de la richesse, des moyens de production et des instruments de la culture. Le renversement de l’aristocratie fut essentiellement une révolution politique.

      Aujourd’hui le prolétariat n’a rien de tout cela. Pour vaincre il peut prendre appui sur un facteur objectif : sa place vitale dans le processus de production . Par contre ce qui lui manque pour l’instant, c’est le facteur subjectif : c’est à dire la conscience de sa propre force et du rôle dirigeant qu’il doit jouer dans la société. Ce facteur subjectif nait bien entendu tout à la fois des expériences révolutionnaires du passé (« processus séculaire » comme tu l’écris) mais aussi de l’expérience quotidienne de la lutte de classe qui inclut la défense ce qu’il a pu arracher à la bourgeoise au cours de ses luttes, notamment certaines formes de protection sociale (que Friot qualifie à tort à notre avis de « communistes »).

      Mais, au final, le renversement révolutionnaire de la bourgeoisie demeure la condition sine qua non à l’émergence d’une société nouvelle.

      Bien à toi.

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  • Bonjour et merci d’avoir publié ma réaction et d’avoir pris le temps ensuite d’y répondre.

    Je me permets juste de rajouter mon étonnement car je finis par avoir l’impression qu’on est d’accord sur l’essentiel, si ce n’est sur la question « doit-on donner le nom de communiste au déjà-là conquis ? ». Dernier questionnement qui peut paraître anodin ou secondaire mais je ne crois pas au final, car nommer communiste ce qui est communiste comme « mouvement réel de la sortie de l’état des choses » est en soi, outre la réalité, l’énergie moteur indispensable à la mobilisation dans une dynamique révolutionnaire.

    Ok pour le << renversement révolutionnaire de la société et la destruction de l’État bourgeois >>... mais comment s’opère ce renversement et cette destruction, c’est bien ça la question... ? (D’où la vieille idée du « grand soir » qui me repassait en tête... Désolé de vous l’avoir attribuée un peu vite). Il semble donc que nous soyons d’accord, exemples historiques à l’appui, que c’est le changement économique qui doit s’opérer avant... que le changement de régime politique est un aboutissement... d’accord avec tout ça... Alors ? Ce renversement et cette destruction, que Friot (même s’il n’utilise pas forcément ces mots) voit s’opérer de manière longue et dans l’adversité, sur les lieux du pouvoir de classe, lieux dont l’objet décisif est le travail... vous les voyez comment, vous ? Plus rapides ? Plus violents ? Par les armes forcément ?... Je n’ai toujours pas la réponse finalement.

    Sur << le prolétariat d’aujourd’hui >>, je partage en effet qu’il peut, doit s’appuyer sur le caractère objectif de sa toute puissance dans le processus de production... Pour reprendre un vieux slogan qui nous manque un peu : « les capitalistes ont besoin des travailleurs ; les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes » (La crise actuelle a révélé à nouveau cela d’une certain point de vue). Je partage aussi le fait qu’il a besoin de remobiliser sa propre conscience de classe « pour soi »... même si je veux être optimiste quand on voit combien se multiplient des producteurs alternatifs qui ne veulent plus produire de nuisible, d’inutile, de mauvais, de dangereux... pour le capital. Tout le travail d’organisations syndicales et politiques révolutionnaires réside dans le fait de faire la jonction entre ce tissu d’alternatifs et la tradition révolutionnaire cgto-communiste.

    En conclusion : vous diriez que Friot << renverse et détruit >> à petit feu et que vous, vous préconisez le chalumeau ? Est-ce que c’est bien ça ? ;-))

    Merci pour l’attention que vous prêtez à mes interpellations. SM.

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    • Si nous sommes d’accord avec toi sur certains points il y en a d’autres par contre qui font divergences.

      Tu écris par exemple : « Le changement économique doit s’opérer avant » et « le changement de régime est un aboutissement ». Nous ne posons pas le problème de cette façon. Il serait illusoire de croire que le prolétariat puisse grignoter de l’intérieur les rapports de production capitaliste avant, finalement, de s’emparer du pouvoir politique. Par contre il est évident qu’il peut semer les graines, au sein même de la société capitaliste, d’une forme de pouvoir politique « prolétarien » à savoir par exemple les comités de grèves démocratiquement élus, les coordinations, les comités de quartier, les conseils ouvriers… etc. De même, au cours d’un processus révolutionnaire, qui peut être assez long, la classe ouvrière doit contester le pouvoir économique de la classe dirigeante à travers des revendications comme « le contrôle ouvrier sur la production » ou « l’ouverture des livres de compte ». C’est ce que nous appelons des revendications transitoires, c’est à dire qui font la transition entre la société capitaliste actuelle et la société socialiste pour laquelle nous nous battons.

      Mais sur une période de plusieurs décennies, s’il n’y a pas d’avancées significatives du mouvement ouvrier, les institutions qu’il s’est données (notamment les partis socialiste et communiste, les syndicats , les coopératives etc.) et les avancées sociales qu’il a obtenues (sécurité sociale, retraites, représentants du personnels etc.) tendent à s’amenuiser, à se bureaucratiser, voire à se retourner contre lui. Pour employer ton langage elles perdent leur qualité « communiste  ».

      Quant au système d’économie sociale et solidaire (que tu appelles « alternatif ») s’il peut offrir d’intéressantes et d’enrichissantes expériences sur le plan humain tout en promouvant, à sa modeste échelle, une autre logique économique et sociale, il s’agit essentiellement d’une activité de témoignage sans poids réel dans la lutte de classe.

      Enfin la démarche que tu prêtes à Bernard Friot de « renverser et détruire à petit feu » le système capitaliste est plus une illusion d’optique qu’une stratégie ou une tactique à suivre.

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