Une agriculture qui nourrit les géants mondiaux de l’agroalimentaire
Mis en ligne le 15 février 2021 Convergences Monde
Dans cette région d’Afrique sub-saharienne, 80 % des personnes vivent de l’agriculture, et pourtant 80 % de l’alimentation est importée. Riz, blé, viande, produits laitiers… on manque de nourriture ! Pour comprendre ce paradoxe, il faut comprendre comment se sont développées les économies africaines, et pourquoi la part des cultures vivrières est si faible. Cela aussi est un héritage de la colonisation. Et ça n’a pas changé, bien au contraire, tant l’exportation vers les pays riches des productions agricoles de l’Afrique est une aubaine pour les géants de l’agroalimentaire (ou de l’agro-industrie) en même temps qu’une source de revenus ou de bakchichs pour l’étroit milieu des nouveaux riches de ces pays.
Le rôle des monocultures dans l’économie capitaliste
Cette « déformation » n’est pas récente. Avec le développement de l’industrie en Europe, de nouveaux besoins commerciaux apparaissent : l’industrie absorbe d’énormes quantités de matières premières qui sont transformées en masse et écoulées sur le marché sous la forme de produits manufacturés. Le coton pour l’industrie textile, le caoutchouc pour l’automobile, l’huile de palme pour les cosmétiques, l’arachide pour l’agroalimentaire… La colonisation a répondu à ce besoin de la bourgeoisie de s’assurer des monopoles sur certaines ressources, dans le cadre de la concurrence capitaliste. Jules Ferry (1885) l’annonce clairement : « Les colonies sont pour les pays riches un placement de capitaux des plus avantageux. Dans la crise que traversent toutes les industries européennes, la fondation d’une colonie, c’est la création d’un débouché. »
À cette époque, les puissances européennes se sont ruées sur le continent africain qui a été totalement occupé au début du 20e siècle. Les richesses naturelles sont accaparées et les terres servent à cultiver les matières premières dont les capitalistes ont besoin : coton, huile de palme, arachide, café, canne à sucre, etc. Dans les années 1920 et 1930, ces cultures destinées à l’exportation augmentent. Au Sénégal, les alliés réactionnaires des colons français mettent de nouvelles terres en culture pour l’arachide et réservent la vente de la production aux Français (collaboration qui dure jusqu’en 1960 et qui va permettre au groupe Lesieur de bâtir une fortune). Conséquence directe : la réduction de la surface dédiée aux cultures vivrières de mil. La population sénégalaise n’a d’autre choix que d’acheter le riz indochinois importé par les Français pour se nourrir… Autre exemple, au Burkina Faso la culture de coton devient obligatoire, l’État construit des infrastructures d’irrigation et contraint les populations locales à abandonner leurs cultures vivrières pour travailler dans les plantations de coton.
Dépendance et misère
C’était ça, l’Afrique française. On a aujourd’hui la Françafrique. Et la prépondérance des monocultures forge également, dans le domaine agricole, des économies africaines totalement dépendantes du marché mondial.
Les capitalistes européens ont un double monopole : celui de la commercialisation et celui de l’importation. L’exemple de Bolloré en dit long. C’est le modèle de base : les palmeraies, et le contrôle des transports et des ports. Ce sont les capitalistes européens qui fixent les prix d’exportation des produits aux dépens des paysans africains. Ils pillent les ressources, y compris agricoles, de l’Afrique, ils y exportent les produits manufacturés européens (vêtements, téléphones), ruinant les artisans et les commerces locaux. C’est pourquoi les grandes compagnies se gardent bien de développer l’industrie des colonies : l’Afrique doit rester un pourvoyeur de matières premières et de travail humain gratuit.
Les États africains post-indépendance n’ont donc pas d’autres possibilités pour survivre sur le marché mondial que de poursuivre l’exportation des matières premières, qui est leur seule source de revenu. C’est la politique des États, ce ne sont pas les intérêts de la population, bien sûr. Ainsi, l’État sénégalais poursuit la culture d’arachide. Cette monoculture intensive a aggravé l’érosion et dévasté les sols. En quelques décennies, l’agriculture sénégalaise est devenue incapable de satisfaire aux besoins alimentaires de sa population. Au Burkina, on poursuit la culture du coton.
En 2020, 250 millions de personnes sont sous-alimentées en Afrique [1], et c’est un chiffre en augmentation constante. Cercle vicieux, car sans maîtrise sur la demande et les coûts mondiaux, l’augmentation de la production ne résout pas les difficultés. Et bien sûr, le prix d’importation des produits manufacturés est imposé. Ainsi, entre 1980 et 1990, la valeur des exportations de l’Afrique de l’Ouest a chuté de 20 % tandis que celle des importations des produits venant d’Europe ne cesse d’augmenter…
Accaparement des terres
Depuis la crise de 2008, le phénomène d’accaparement des terres se renforce [2]. Il s’agit pour des entreprises, mais aussi pour certains États en manque de terres arables (mais pas de devises, en ont l’Arabie saoudite, la Chine, l’Inde, les USA, les pays européens), d’implanter dans d’autres pays des cultures alimentaires et des cultures énergétiques pour garantir leur sécurité alimentaire et faire du biocarburant. Ce sont des centaines de milliers d’hectares accaparés par des compagnies. Conséquence pour les populations : elles sont expulsées, privées de ressources et de terres.
Les paysans s’entassent dans les bidonvilles. On assiste à la recrudescence de maladies qu’on croyait sous contrôle (typhus, dengue, choléra, tuberculose). La rougeole est une des premières causes de décès des enfants africains alors que le vaccin existe et coûte 25 centimes.
C’est tout un prolétariat agricole qui se développe, ou qui gagne les villes, voire est contraint d’émigrer et qui grossit les rangs de la classe ouvrière africaine…
[1] L’état de la sécurité alimentaire et de la nutrition dans le monde, Rapport de la FAO 2020
[2] Les accaparements de terres dans le monde : une menace pour tous, Michel Merlet, 2013.
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