Editorial
Trois mois sous la pression de la jeunesse
Mis en ligne le 25 avril 2006 Convergences Politique
Le mouvement anti-CPE (du nom que sans doute l’histoire retiendra bien que beaucoup de ses acteurs se soient battus en réalité pour bien d’autres objectifs, au moins les retraits de toute la loi sur l’égalité des chances et du CNE) aura donc duré trois mois pleins : du 16 janvier, jour de l’annonce par Dominique de Villepin de la deuxième étape de sa prétendue « bataille pour l’emploi » jusqu’au 18 avril, date à laquelle les blocages des dernières facultés ont été levés. Un trimestre pendant lequel la mobilisation n’a fait que croître, l’apogée se situant dans cette avant-dernière semaine qui a connu à la fois la plus importante journée de manifestations et de grèves avec plus de 3 millions de manifestants dans les rues, le 4 avril, et la multiplication des blocages non seulement des universités et des lycées mais des voies ferrées ou routières et d’un certain nombre de lieux publics.
Quand il a présenté son projet, Dominique de Villepin n’avait pourtant sans doute pas de quoi être inquiet. Le grand frère du CPE, le Contrat nouvel embauche (CNE), adopté pendant l’été 2005 et mis en place à la rentrée de septembre, n’avait pas suscité de réaction majeure ni de la gauche ni des confédérations syndicales, qui avaient attendu deux mois pour organiser une journée de protestation en se gardant bien de donner une suite à celle-ci. Depuis son arrivée à Matignon en juin 2005, rien ni personne ne semblait pouvoir résister à la boulimie de « réformes » en faveur des possédants et au détriment des classes populaires. Tout lui réussissait, disait-on de tous côtés. De plus en plus nombreux étaient ceux qui pariaient sur ses chances de prendre le pas sur son rival et ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy et d’être le candidat de la droite aux élections présidentielles de l’an prochain. Aujourd’hui, patatras, il n’est plus qu’un looser, le grand perdant de l’épreuve de force qu’il a engagée des mois durant avec la jeunesse.
L’accélération de l’histoire
Comme le rappelle la chronologie ci-après, et toutes les correspondances qui parsèment ce numéro, toutes en provenance de jeunes militants de la Fraction de Lutte Ouvrière qui ont participé au mouvement et à la direction de celui-ci dans leur université ou leur lycée, le match s’est joué en plusieurs rounds. Avec pour caractéristique d’être les uns après les autres toujours plus rapides et plus courts, d’entraîner toujours plus de monde dans la lutte et de porter des coups de plus en plus forts jusqu’à la fin de partie par abandon de deux des principaux antagonistes, Villepin bien sûr, mais aussi, dans les faits, les confédérations syndicales.
Ce rythme se vérifie quelle que soit la lecture des événements. Ainsi par exemple si l’on juge de l’implication des organisations syndicales. Les journées de manifestations puis de manifestations et de grèves en ont été les temps forts de ces trois mois. Le 7 février avait enregistré en termes de participation un succès moyen et un intervalle de 4 semaines fut réservé avant la suivante. Mais le 7 mars ayant amené des centaines de milliers de jeunes et de travailleurs dans les rues, c’est dès le 18 qu’une nouvelle journée était programmée, un samedi, donc sans grève et ainsi sans trop de gêne pour les patrons. Mais voilà encore plus de monde. Alors la suivante, le mardi 28, s’est imposée comme une journée de manifestations et de grèves. Et comme elle avait été un succès rarement vu depuis longtemps, c’était dès le mardi suivant 4 avril que se déroulait la nouvelle journée, toujours de grèves et de manifestations, avec encore plus de monde. Certes l’ascension s’est arrêtée là. Les confédérations, en dépit des décisions de la coordination étudiante, se refusèrent à programmer une nouvelle journée. Le gouvernement donnait des signes de faiblesse, or elles ne voulaient qu’une victoire aux points, pas le KO que beaucoup commençaient pourtant à sentir possible.
Et l’histoire est parallèle du côté du gouvernement. En janvier nous avons un Villepin sûr de lui, autoritaire, méprisant aussi bien les jeunes qui ne comprendraient rien, paraît-il, aux bienfaits censés leur apporter le CPE que ses propres troupes parlementaires de la droite sur les votes desquels il marche allégrement pour s’offrir le plaisir de recourir au 49-3. Posture qu’il garde durant tout février. Ce n’est que le 7 mars, en excluant toujours tout retrait du CPE, qu’il commence à parler de « l’enrichir », puis quelques jours plus tard de l’assortir de « garanties nouvelles ». Et dans la deuxième quinzaine de mars la panique s’installe dans le camp gouvernemental. Sarkozy critique ouvertement, la droite et l’UMP se chamaillent, les ministres prennent à qui mieux mieux leurs distances vis-à-vis de leur chef en perdition et, pour finir, Chirac annonce un retrait qui n’en est pas, ce qui jette un peu plus d’essence sur le feu. Le CPE était condamné dès lors que la jeunesse ne relâcherait pas sa pression, mais la redoublerait. Ce qu’elle a fait justement.
Et son moteur
Car les changements de ces trois mois s’expliquent d’abord et avant tout pour ne pas dire uniquement par la mobilisation des jeunes. Derrière l’effritement de la posture des Villepin et Chirac comme la nouvelle fermeté des confédérations syndicales, il y a un mouvement étudiant et lycéen qui monte, qui monte et qui menace d’entraîner avec lui de plus en plus de travailleurs, après avoir entraîné de plus en plus de facs, puis de lycées, voire de collèges. Un mouvement aussi qui s’est durci en même temps qu’il s’étendait. Au fur et à mesure que l’on annonçait de nouvelles facs touchées par le mouvement, on annonçait également non seulement de nouveaux grévistes mais de nouveaux blocages. Même chose pour les lycées. Ce qui n’empêchait pas les manifs d’être toujours plus nombreuses et importantes ; ce qui n’empêchait pas non plus les contacts des étudiants avec les travailleurs de se multiplier.
Oui, c’est à chaque fois que le mouvement étudiant a franchi une nouvelle étape que Villepin a vacillé un peu plus et les syndicats ont durci le ton. Et ce tout au long de ces trois mois, depuis ces jours de fin janvier où en fait de mouvement il n’y avait que l’agitation, les tracts, les affiches et les appels des syndicats étudiants, des organisations de jeunesse de la gauche, MJC ou MJS, et des petits groupes d’extrême gauche, parmi lesquels notamment les trotskystes de la JCR ou de la Fraction de LO etles anarchistes de la CNT. Oui, mais voilà, de réunions groupusculaires un mouvement est né, a grandi d’abord lentement en février, s’est accéléré en mars, déchaîné dans les derniers jours de ce mois et les premiers d’avril.
Le CPE a été enterré. Avec lui d’autres lois ou d’autres projets scélérats auraient peut-être pu l’être si la droite et la gauche avec ses alliés des confédérations syndicales ne s’étaient dans les faits entendues pour fixer là la ligne d’arrivée d’un match que les jeunes les avaient contraintes à se livrer, sans doute plus longtemps et plus à fond qu’elles ne le souhaitaient au départ.
23 avril 2006
DOSSIER : Premier recul du gouvernement : le CPE enterré… restent le CNE et la précarité