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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 75, avril-mai 2011

De Solenzara à Tripoli : L’armada occidentale au secours des dictatures de rechange, pas des révolutions !

Mis en ligne le 22 avril 2011 Convergences Monde

Tous les jours vingt Mirage 2000 décollent de Solenzara en Corse pour aller bombarder la Libye. Des chasseurs américains F16 partent de Sicile, des avions britanniques de Chypre, les missiles des navires de guerre positionnés au large de côtes libyennes, etc.

Tout cela pour bombarder avec une précision absolument scientifique mais un peu aléatoire : le 7 avril, les frappes de l’OTAN ont fait au moins sept morts et seize blessés en canardant un convoi militaire des troupes de Benghazi, qu’elles sont sensées aider ; le 2 avril, elles en avaient tué treize. Des combattants anti-Kadhafi ne cessent de protester contre des frappes alliées qui auraient touché leur convoi. Vues du ciel et à 900 km/h, les marques jaunes de reconnaissance peintes sur le toit des véhicules ne protègent pas des missiles « amis »… Peu importe : c’est ce que Sarkozy, Obama et Cameron appellent voler au secours du peuple libyen et de la démocratie.

Ces bavures vont peut-être ternir l’image de l’intervention militaire des grandes puissances en Libye. Pour l’heure, quand on discute en France pour dénoncer cette intervention militaire, on est souvent à contre-courant : l’opinion publique y est plutôt favorable. D’autant qu’il n’y a pas que le gouvernement qui la justifie avec l’argument qu’il s’agirait de sauver le peuple libyen de la répression sauvage de Kadhafi. À gauche, les Verts, le Parti socialiste, Mélenchon, tous sont du côté de l’intervention, déplorant même parfois qu’on ait trop attendu pour la mener. Le PCF, lui, dénonce « le risque d’une logique de guerre », mais de façon très hypocrite : « Toutes les possibilités d’aide directe ou par les États arabes à la rébellion ont-elles vraiment été étudiées ? », dit son communiqué du 18 mars. Comme s’il eût mieux valu faire faire le boulot par des troupes d’autres pays arabes. Et le PCF affirme son « plein soutien » au « Conseil national de la résistance », sans soulever le moins du monde le problème de sa composition et des intérêts que défend ledit Conseil national, sorte de gouvernement provisoire autoproclamé de Benghazi et nouvel allié que les grandes puissances ont trouvé en Libye.

Les raisons de l’intervention militaire

On peut certes comprendre le soulagement d’habitants de l’est de la Libye à voir les chasseurs des grandes puissances liquider une colonne de chars de l’armée de Kadhafi arrivant sur leur ville. Il n’empêche que, si les grandes puissances impérialistes interviennent en Libye, ce n’est ni pour sauver la population de la répression ni pour établir une quelconque démocratie.

Au même moment, les troupes d’Arabie Saoudite, grande alliée des USA, sont intervenues pour aider le gouvernement de Bahreïn à réprimer la population qui manifeste contre le régime. Là-bas, les USA ont su, comme dirait le PCF, utiliser « toutes les possibilités d’aide de la part des États arabes », mais pour la répression.

Les raisons réelles de cette intervention militaire en Libye sont évidemment les seuls intérêts des puissances qui la mènent : des intérêts en Libye même, car c’est un pays producteur de pétrole ; mais aussi et surtout des enjeux qui dépassent le cadre de la Libye. Le problème essentiel des grandes puissances dans la région est de faire face aux révoltes qui se propagent dans le monde arabe et qui, après la Tunisie et l’Égypte, ébranlent une bonne partie des régimes en place : ceux du Bahreïn, du Yémen, et maintenant de la Syrie, demain peut-être de l’Algérie et du Maroc, voire de la Jordanie et de l’Arabie Saoudite.


Mirage démocratique d’un côté…


Face à l’ampleur des révoltes en Tunisie puis en Égypte, dont les dictateurs étaient pourtant de fidèles alliés des grandes puissances, les États-Unis ont choisi de faire la part du feu. Ils ont rapidement conseillé à l’armée tunisienne de lâcher Ben Ali. Idem en Égypte un mois plus tard, mais après quelques hésitations. Dans un cas comme dans l’autre, de façon certes un peu différente, c’est l’armée qui a été chargée d’assurer une transition qui sauvegarde les intérêts à la fois des bourgeoisies nationales de ces pays et des entreprises étrangères qui y sont installées. Les chefs militaires qui supervisent les réformes comme les divers partis bourgeois, dont ceux qui étaient auparavant dans l’opposition, cherchent avant tout à faire rentrer la révolution dans son lit.

Ce qui n’est, fort heureusement, pas si facile.

En Tunisie, les gouvernements provisoires civils se sont succédé. On en est au quatrième. Car la mobilisation de ceux qui avaient fait chuter Ben Ali, en particulier les travailleurs, a successivement imposé le départ des ministres les plus ouvertement liés à l’ancien pouvoir, puis le départ du chef du gouvernement lui-même.

Alors, le dernier gouvernement en date vient de reprendre à son compte la promesse de convoquer une Assemblée constituante, qui devrait être élue le 24 juillet. De quoi satisfaire tous les partis d’opposition. Ou presque les satisfaire. Car le Conseil National pour la sauvegarde de la Révolution – qui regroupe tous les partis qui ont refusé de participer aux gouvernements provisoires successifs, du Parti ouvrier communiste tunisien (PCOT), l’un des premiers à avoir réclamé cette Assemblée constituante, et de ses alliés du Front du 14 janvier, jusqu’au parti islamiste – voudrait que ce soit leur Conseil national, c’est-à-dire eux-mêmes, et non le gouvernement provisoire qui prépare les élections et participe à la rédaction du projet de constitution. Question de fixer les règles d’un jeu entre partis, droite et gauche unies, dans lequel il n’est pas prévu que les travailleurs disent leur mot, si ce n’est en entérinant, ou non, par un vote final.

La classe ouvrière tunisienne

Heureusement que les jeunes et les travailleurs tunisiens ne se taisent pas. Non seulement ils ont fait tomber les gouvernements successifs, mais ils ont imposé le remplacement des gouverneurs de province ou des maires de nombreuses villes, ou encore le limogeage de directeurs. Et des grèves se poursuivent pour les salaires. Car la prétendue démocratie que sont en train de concocter le gouvernement provisoire et les divers partis ne serait qu’un mirage si rien ne changeait pour les classes populaires : ni les salaires de misère, ni le chômage, ni la pénurie des logements, ni l’exploitation par les patrons tunisiens et les grands trusts, d’Orange à PSA en passant par les Centres d’appels d’AXA et bien d’autres.

Ce qu’il en est aujourd’hui de l’organisation réelle des travailleurs, c’est plus difficile à savoir d’ici. Que reste-t-il des comités qui s’étaient créés lors des événements de janvier, surtout pour se défendre des provocations policières ? Semble-t-il pas grand-chose. Par contre demeure à coup sûr l’intervention des milliers de militants ouvriers qui ont participé aux événements de janvier, aux vagues de grèves en Tunisie depuis 2008, et qui organisent les manifestations et luttes d’aujourd’hui. D’eux ou d’une partie d’entre eux pourrait venir une politique pour la classe ouvrière, lui permettant de s’organiser pour continuer à faire de la politique comme elle en a fait en contribuant à renverser Ben Ali, pour intervenir dans la gestion des entreprises, dans le contrôle des villes, dans la distribution de logements, bref pour devenir une véritable force qui conteste le droit de propriété des patrons et le pouvoir politique de la bourgeoisie.

Un parti travailliste à l’anglaise ?

À condition là aussi de ne pas se laisser tromper par les faux semblants : on a beaucoup parlé du rôle de l’UGTT (le syndicat unique tunisien) dans le renversement de Ben Ali. Il faut plus exactement parler du rôle de militants de l’UGTT, ou de structures de base de ce syndicat animées souvent par des oppositionnels à la direction confédérale. Car la direction syndicale était pro-gouvernementale sous Ben Ali. Aujourd’hui, le secrétaire général de l’UGTT, Abdessalem Jerad, parle de créer autour du syndicat un Parti travailliste. Un certain nombre de bureaucrates syndicaux comme lui se transformeraient volontiers en politiciens, escomptant bénéficier de l’aura syndicale. Et le modèle que Jerad donne pour illustrer son projet est clair : le Parti travailliste anglais… celui de Tony Blair et Gordon Brown, celui de l’austérité et de la guerre d’Irak !

Toute lutte sociale générale a un caractère politique, puisqu’elle s’oppose à la politique du patronat ou du gouvernement. Mais c’est dans des situations comme celles-là qu’il est nécessaire non seulement que les travailleurs se défendent au jour le jour, sur un terrain syndical ou économique en quelque sorte, mais aussi qu’ils aient leur politique de classe, leur propre parti révolutionnaire.

En Égypte , l’armée est directement aux commandes puisqu’en démissionnant Moubarak a officiellement transmis ses fonctions au Conseil suprême des forces armées. Et l’état-major au pouvoir essaie d’aller vite pour fermer, s’il le peut, la parenthèse de la révolution.

On se souvient que, dès la chute de Moubarak, l’état-major avait appelé à l’arrêt immédiat des grèves. Il y a quinze jours, le gouvernement a annoncé un projet de loi criminalisant les grèves : toutes les grèves et sit-in seraient interdits s’ils perturbent les affaires publiques ou privées ou s’ils font du tort à l’économie. Les contrevenants seraient passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à un an de prison et 500 000 livres d’amende (57 000 €). La loi n’est pas encore promulguée : le dimanche 25 mars, la Fédération des syndicats indépendants (qui sont en train de se créer en dehors de la confédération syndicale officielle), appelait à une manifestation devant le siège du gouvernement.

Quant aux mesures sociales, à part les augmentations de salaires obtenues par les grèves récentes, la seule annoncée par le nouveau pouvoir est de « protéger » les emplois des Égyptiens en réduisant le nombre de permis de travail accordés aux immigrés. Et pressions sont faites sur les patrons pour qu’ils réduisent le nombre de travailleurs étrangers qu’ils emploient. On croirait du Le Pen ou du Guéant.

Sur le plan de la contre-offensive réactionnaire, il faut aussi noter les tout récents attentats contre les coptes : actions de groupes d’extrême droite ou provocations policières ? Les deux peut-être, dans le but de creuser les fossés intercommunautaires.

Sur le plan politique, l’état-major a concocté à la hâte une réforme constitutionnelle, très réactionnaire, destinée à fixer les règles de très prochaines élections présidentielles et législatives (voir notre article sur le référendum égyptien). Probable que ne pourront entrer en lice que les partis qui en ont déjà les moyens, l’ancien parti de Moubarak et le parti des Frères musulmans.

C’est la « transition démocratique » vue par les militaires. Mais les travailleurs contestataires ne sont pas rentrés dans le rang : de nouveaux syndicats se créent et les grèves continuent.


… Mirage 2000 de l’autre


Dans ce contexte, l’intervention militaire des grandes puissances en Libye vise à montrer leur force, à donner un avertissement à l’ensemble des peuples arabes. Elles préfèrent laisser la gestion de la crise aux armées et pouvoirs locaux, quand ils le peuvent, mais elles sont prêtes à déployer leur armada pour bombarder, voire peut-être demain pour débarquer des troupes en Libye, si quoi que ce soit leur échappe.

La Libye a probablement un niveau de vie un peu supérieur à celui de ses voisins, Tunisie et Égypte. Grâce à la richesse pétrolière et la faible importance numérique de la population, Kadhafi avait quelques moyens. Mais c’est sans tenir compte de la population ouvrière immigrée (deux millions sur six millions d’habitants) qui fait les tâches les plus dures, aux salaires les plus bas. C’est sans tenir compte des profondes inégalités sociales et de la corruption qui ont fait éclater la révolte, en Libye aussi.

Kadhafi a certes longtemps joui d’une certaine popularité en Afrique. Grâce à des coups de gueule contre des puissances impérialistes, en particulier son froid avec les États-Unis, qui lui ont valu les bombardements américains en 1986… non pas sur lui, mais sur les villes de Tripoli et de Benghazi. En réalité, son régime a été dès le début une dictature réactionnaire. Après le coup d’État de 1969 des jeunes officiers nationalistes dont il était le chef de file, Kadhafi a établi son pouvoir en se faisant le fédérateur de tous les chefs régionaux, les grandes familles contrôlant les diverses régions du pays, les « tribus » comme les appelle encore la presse. Elles ne sont plus des tribus mais ce qu’il en reste : de grandes familles jouissant de privilèges et d’un contrôle local, qui surtout se sont largement recyclées dans le commerce, les entreprises et les activités autour du pétrole. Kadhafi était le leader de ces privilégiés-là, qui dominent le peuple libyen, et entre lesquels il partageait savamment les responsabilités dans l’appareil d’État et les postes dans l’armée.

Qui plus est, depuis quelques années, le régime de Kadhafi s’était complètement réconcilié avec les grandes puissances impérialistes et leurs grandes compagnies pétrolières auxquelles il a offert des contrats d’exploitation des champs de pétrole. Il s’est même fait, pour le compte des puissances européennes, chasseur d’immigrés, chargé de bloquer en Libye les immigrés qui souhaitaient passer la Méditerranée pour tenter de gagner l’Europe en passant par l’Italie.

À ces nuances près, les raisons de se révolter contre la dictature de Kadhafi et contre son régime étaient bien semblables à celles des Tunisiens contre Ben Ali, dont les Libyens qui se sont révoltés ont suivi l’exemple.

Mais à la différence de la Tunisie et de l’Égypte, on n’a pas vu intervenir dans les évènements le mouvement ouvrier en tant que tel. Comme on n’avait pas vu en Libye, au cours des années passées, des vagues de grèves comme il y en a eu en Tunisie depuis celle des mines de Gafsa en 2008 ou en Égypte depuis la grande grève du textile en 2006.

La révolte qui a explosé les 15 et 17 février dans l’est de la Libye, à Al Beida puis Benghazi, a gagné quelques jours plus tard la capitale Tripoli, où elle a été sauvagement réprimée. Elle s’est vite transformée en cette espèce de guerre inégale que l’on voit aujourd’hui entre les troupes de Kadhafi qui tiennent sous leur contrôle la capitale et l’ouest du pays, et celles mal armées des villes de l’est.

Ce n’est évidement pas au secours des insurgés qu’ont volé les grandes puissances. Elles ont laissé Kadhafi réprimer. C’est plus tard, lorsque s’est constitué à Benghazi cette sorte de gouvernement provisoire, intitulé Conseil national de transition ou Conseil national de la résistance, que les grandes puissances ont décidé d’intervenir militairement pour soutenir ce pouvoir potentiel qui est une des cartes sur lesquelles elles voudraient pouvoir miser pour remplacer Kadhafi.

Les hommes du Conseil national de transition libyen

Qui sont ces hommes, de ce gouvernement provisoire constitué le 24 février lors d’une réunion rassemblant leaders de l’opposition, anciens officiers militaires, chefs tribaux, universitaires et hommes d’affaires de la région de Benghazi ?

  • Le président du Conseil national est l’ancien ministre de la justice de Kadhafi qui a juste quitté son poste au début des événements. Et qui était bien sûr un notable régional de Benghazi.
  • Le ministre de l’économie est un dénommé Ali Tarhouni, professeur d’économie et finances à l’Université de Washington qui se vante de reprendre les exportations de pétrole d’ici moins d’une semaine et de remonter de 100 000 à 300 000 barils par jour la production pétrolière de l’est du pays.
  • Quant au chef militaire des insurgés, c’est un général, lui aussi originaire de l’est, compagnon de route de Kadhafi depuis le coup d’État de 1969, et ministre de l’Intérieur de Kadhafi jusqu’à la mi-février.

Voilà donc une des cartes des grandes puissances : d’anciens kadhafistes assez semblables à leur maître, qui ont choisi de transformer la révolte en conflit régionaliste pour se hisser au pouvoir. Et que des grandes puissances, États-Unis, Grande Bretagne et France en tête, soutiennent… Bombardements à l’appui.

Aujourd’hui, les opérations militaires sur le terrain piétinent, où même semblent pencher au sol en faveur de Kadhafi. Les frappes aériennes et les fournitures d’armes aux « rebelles » ne semblent pas suffire. Signalons que l’armée égyptienne elle-même fournit des armes aux troupes de Benghazi, pas par solidarité révolutionnaire mais par souci de rétablir l’ordre.

À ce jour, on parle déjà d’une éventuelle nouvelle escalade avec l’envoi de troupes au sol. Ou de négociations avec le régime de Kadhafi, sur le dos du peuple libyen. Charmant avenir que préparent les prétendus champions de la démocratisation aux peuples insurgés !

10 avril 2011

Olivier BELIN

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Numéro 75, avril-mai 2011