Brexit : une frontière de plus pour les classes populaires, pas pour les marchandises
Mis en ligne le 17 janvier 2021 Convergences
Ci-dessous l’article publié dans Convergences révolutionnaires imprimé no 135. Une version complète est disponible sur cette page
Depuis le 31 décembre minuit heure de Bruxelles, le Royaume-Uni a coupé le dernier cordon qui le rattachait à l’Union européenne. Il en était sorti officiellement le 31 janvier, mais restait dans l’union douanière le temps de finaliser un accord commercial. C’est chose faite, bien que les députés européens doivent encore l’approuver d’ici février pour le rendre définitif.
Quatre ans et demi après le référendum qui en a décidé ainsi, en juin 2016, la sortie de l’UE est donc effective. Dans les multiples rebondissements lors des dernières négociations, faisant planer le doute sur la finalisation de l’accord dans les temps, il y a surtout eu une grande part de cinéma destiné à arracher quelques concessions supplémentaires de part et d’autre sous la menace d’un « no deal » : la pêche, qui a servi de prétexte à faire trainer les marchandages, représente une part infime des enjeux économiques.
Le Brexit : la fin du « libéralisme » ?
Ceux, à gauche, qui avaient appelé à voter pour le Brexit contre « l’Europe néolibérale » en sont pour leurs frais : le Brexit se conclut sur un accord… de libre-échange. Les marchandises continueront de passer les frontières sans quota ni droit de douane, avec pour seule contrainte un peu de paperasse et quelques contrôles douaniers, comme cela se fait déjà avec bien des pays du monde. Qui plus est, le gouvernement britannique compte bien multiplier les accords de libre-échange avec d’autres pays, et c’est à cette condition que le patronat britannique s’est résolu à accepter la sortie de l’UE. Un accord a déjà été adopté avec le Japon en septembre.
Quelle « souveraineté » ?
Le parlement britannique reprend sa pleine « souveraineté », nous dit-on : les lois européennes ne s’imposeront plus, et il pourra choisir ses propres normes sociales, fiscales ou environnementales, selon les intérêts… de sa bourgeoisie évidemment. Puisqu’il reste un parlement bourgeois, indépendant surtout de la classe ouvrière. Ceux qui promettaient des lois plus « sociales » et un meilleur soutien au système de santé ne sont que des charlatans. Certes l’une des premières lois contrevenant aux anciennes règles européennes a été de supprimer la TVA sur les tampons et serviettes hygiéniques… sans aller jusqu’à les rendre gratuits. Selon le ministère des Finances, cela permettra aux femmes d’économiser 45 euros… sur toute leur vie ! Pendant ce temps, les hôpitaux souffrent, comme dans tous les pays, d’un sous-effectif de longue date aggravé par le Covid, en rien le produit d’un « diktat » européen, mais des choix de la bourgeoisie britannique. Et le parlement, tout « souverain » qu’il est, ne compte rien faire pour y remédier. Les travailleurs ne peuvent compter que sur leurs luttes, et pas sur un vote ou un quelconque parlement.
Les nouvelles lois envisagées n’ont rien de social : des ports francs, des subventions au patronat (à commencer par la pêche, pour l’industrialiser et gagner des parts de marché), autant de politiques en faveur du patronat qui ressemblent beaucoup à celles menées partout en Europe. Et si le gouvernement promet de faire plus que l’UE en matière de bien-être animal (mais pas des travailleurs !) et d’environnement, cela reste à voir.
L’Union européenne a tout de même imposé une clause de « non régression ». Ainsi, un tribunal d’arbitrage « indépendant » (de qui ?) pourra imposer des droits de douane sur certains produits. La « souveraineté » britannique dépendra finalement du degré de rigueur de ce tribunal et donc des rapports de force entre bourgeoisies qui s’y exerceront.
La finance grande perdante ou reine de la comédie ?
Depuis que l’accord est conclu, les financiers de la City de Londres clament être les grands perdants du Brexit, alors que la finance représente 7 % du PIB britannique et 1,1 million d’emplois, contre 12 000 emplois pour la pêche, qui a tant fait parler. Ils se prétendent délaissés par un Boris Johnson qui aurait déclaré en 2018 : « Fuck business ! ». Anticapitaliste, le Boris ? Il compte pourtant plusieurs financiers dans son cabinet.
De fait, les banques et fonds d’investissement britanniques perdent leur « passeport financier », qui leur permettait de vendre leurs produits financiers dans toute l’UE depuis leur siège londonien. Les gouvernants européens ont mis un veto au maintien de ce libre accès. Désormais, il faudra installer une filiale dans l’UE pour accéder à son marché financier. La bourgeoisie européenne a eu beau jeu de saisir l’occasion du Brexit pour tenter d’attirer les groupes financiers à Paris, Francfort ou Luxembourg plutôt qu’à Londres. Dès 2016, peu après le référendum, les gestionnaires du quartier de La Défense, près de Paris, avaient déjà l’eau à la bouche, placardant dans les rues de Londres des appels à quitter le brouillard londonien pour les rejoindre.
En réalité, l’UE pourra encore accorder à la City des « équivalences », sortes de dérogations ouvrant chacune accès à un domaine financier (bourse, assurances, ventes à découvert, etc.). Les tractations post-Brexit ne font que commencer.
L’accès au marché financier européen est une réelle préoccupation pour une partie des institutions financières de la City, qui étaient largement partisans du maintien dans l’UE. Ceux-là déclarent vouloir maintenir une législation financière alignée sur celle de l’Union européenne. Mais une autre partie de la finance a fait du Brexit son affaire. Il s’agit des secteurs qui gèrent des fonds privés faisant moins appel aux marchés financiers pour trouver leurs clients (hedge funds, capital-investissement, etc.). Pour eux, l’objectif est la dérégulation à tout-va, pour faire de la City une plateforme offshore de la finance. Ces financiers sont des fervents partisans du Brexit : ils ont financé 57 % du budget de la campagne du « Leave » lors du référendum [1]. Ainsi, pendant que certains à gauche faisaient campagne contre cette Union européenne qui confisquerait la « souveraineté des peuples » au profit de la finance, les principaux requins de cette même finance soutenaient eux aussi le Brexit pour s’affranchir de la « surveillance » jugée trop contraignante de Bruxelles.
Fin de la libre circulation des personnes ?
Le vrai changement du Brexit est surtout du côté des populations laborieuses. La presse a parlé de la fin de la « libre circulation » au 31 décembre. En réalité, la libre circulation des personnes n’a jamais vraiment existé avec le Royaume-Uni, qui n’appartient pas à l’espace Schengen. Les migrants pourchassés à Calais en savent quelque chose. Combien sont morts noyés dans la Manche, happés dans le tunnel ou étouffés à l’arrière d’un camion ? La libre circulation n’a jamais concerné que ceux qui avaient le bon passeport. C’est pour ceux-là que le Brexit change la donne, et encore pas pour tous. Pour les étudiants, fini les échanges Erasmus, mais les touristes pourront continuer de passer la frontière sans visa. Pour s’installer et travailler au Royaume-Uni, en revanche, il faudra justifier d’une offre d’emploi avec un salaire annuel d’au moins 26 500 livres (soit 29 500 euros), avec quelques exceptions, comme dans l’agriculture (il ne faudrait pas gêner l’exploitation des travailleurs saisonniers !). C’est l’immigration « choisie » : libre circulation pour les cadres et les riches, galère pour les travailleurs qui espèrent s’en sortir mieux en émigrant. C’était bien là l’objectif du Brexit pour l’extrême droite raciste de l’Ukip (United Kingdom Independence Party), menant campagne contre les immigrés bulgares ou roumains qui voleraient les emplois et les prestations sociales des Britanniques. C’est sur ce terrain que le Brexit l’a emporté lors du référendum : une victoire qui n’a en rien été celle des travailleurs.
Quant aux 3,7 millions d’Européens installés au Royaume-Uni avant le 31 décembre 2020, il faudra qu’ils s’enregistrent avant juin 2021, avec là encore deux statuts différents entre ceux présents depuis plus de cinq ans, qui ont droit à une carte de résident permanente, et les autres, relégués avec une carte temporaire et qui devront refaire les démarches au bout de cinq ans. Une situation que connaissent bien les sans-papiers ici en France, quand il s’agit de prouver sa durée de séjour face à l’administration. Plusieurs dizaines de milliers d’Européens pourraient ainsi se retrouver illégaux.
3 janvier 2021 – Maurice Spirz
[1] Marlène Benquet et Théo Gourgeron, « Quand la City de Londres faisait campagne pour le Brexit : L’ère de la finance autoritaire », Le Monde diplomatique, janvier 2021.