Brexit
Une frontière de plus pour les classes populaires, pas pour les marchandises

Depuis le 31 décembre minuit heure de Bruxelles, 23 heures heure anglaise, le Royaume-Uni a coupé le dernier cordon qui le rattachait à l’Union européenne. Il en était sorti officiellement le 31 janvier, mais restait dans l’union douanière le temps de finaliser un accord commercial. C’est chose faite, avec cet accord de quelque 1 246 pages conclu le 24 décembre dernier, ratifié le 30 par le parlement britannique et paraphé le soir même par la reine. L’accord s’applique dès le 1er janvier 2021, bien que les députés européens doivent encore l’approuver d’ici février pour le rendre définitif.
Quatre ans et demi après le référendum qui en a décidé ainsi, en juin 2016, la sortie de l’UE est donc effective. Dans les multiples rebondissements lors des dernières négociations, faisant planer le doute sur la finalisation de l’accord dans les temps, il y a surtout eu une grande part de cinéma destiné à arracher quelques concessions supplémentaires de part et d’autre sous la menace d’un « no deal » : la pêche, qui a servi de prétexte à faire trainer les marchandages, représente une part infime des enjeux économiques [1]. Finalement, Boris Johnson et Ursula von der Leyen, le Premier ministre britannique et la présidente de la Commission européenne, se sont rencontrés en personne pour aboutir in extremis à un accord auquel tous tenaient.
Le Brexit : la fin du « libéralisme » ?
Ceux, à gauche, qui avaient appelé à voter pour le Brexit contre « l’Europe néolibérale » en sont pour leurs frais : le Brexit se conclut sur un accord… de libre-échange. Les marchandises continueront de passer les frontières sans quota ni droit de douane, avec pour seule contrainte un peu de paperasse et quelques contrôles douaniers, comme cela se fait déjà avec bien des pays du monde. En ce 1er janvier, les camions ont ainsi continué de s’engouffrer dans le tunnel sous la Manche, dans un sens et dans l’autre, sans grand ralentissement. Bien plus facilement que quinze jours plus tôt, quand l’UE a décidé de fermer ses frontières aux camionneurs qui n’avaient pas été testés au prétexte d’une nouvelle souche plus contagieuse du Covid : objectif sanitaire ou coup de pression pour conclure l’accord commercial ?
Qui plus est, le gouvernement britannique compte bien multiplier les accords de libre-échange avec d’autres pays, et c’est à cette condition que le patronat britannique s’est résolu à accepter la sortie de l’UE. Un accord a déjà été adopté avec le Japon en septembre.
Quelle « souveraineté » ?
Le parlement britannique reprend sa pleine « souveraineté », nous dit-on : les lois européennes ne s’imposeront plus, et il pourra choisir ses propres normes sociales, fiscales ou environnementales, selon les intérêts… de sa bourgeoisie évidemment. Puisqu’il reste un parlement bourgeois, indépendant surtout de la classe ouvrière. Ceux qui promettaient des lois plus « sociales » et un meilleur soutien au système de santé ne sont que des charlatans. Certes l’une des premières lois contrevenant aux anciennes règles européennes a été de supprimer la TVA sur les tampons et serviettes hygiéniques… sans pour autant aller jusqu’à les rendre gratuits. Selon le ministère des Finances, cela permettra aux femmes d’économiser 45 euros… sur toute leur vie ! Pendant ce temps, les hôpitaux sont au bord de l’explosion, souffrant, comme dans tous les pays, d’un sous-effectif de longue date aggravé par le Covid, qui n’est en rien le produit d’un « diktat » européen, mais des choix conscients et volontaires de la bourgeoisie britannique. Et le parlement britannique, tout « souverain » qu’il est, ne compte rien faire pour y remédier. Pas besoin d’aller outre-Manche pour trouver l’ennemi principal des travailleurs britanniques. Et ces derniers ne peuvent compter que sur leurs luttes, et pas sur un vote ou un quelconque parlement « souverain », pour changer les choses dans le bon sens.
Les nouvelles lois envisagées par le parlement britannique n’ont rien de social : des ports francs, des subventions au patronat (à commencer par la pêche, pour l’industrialiser et gagner des parts de marché), autant de politiques en faveur du patronat qui ressemblent beaucoup à celles menées partout en Europe. Et si le gouvernement promet de faire plus que l’UE en matière de bien-être animal (mais pas des travailleurs !) et d’environnement, cela reste à voir.
Au nom d’une menace, sans doute largement imaginaire, d’un dumping de la part du Royaume-Uni, l’Union européenne a tout de même imposé une clause de « non régression ». Ainsi, un tribunal d’arbitrage « indépendant » (de qui ?) pourra imposer des droits de douane sur certains produits si les nouvelles réglementations, normes ou subventions entraînent une concurrence jugée déloyale. La « souveraineté » britannique reste donc toute relative. Elle dépendra finalement du degré de rigueur de ce tribunal et donc des rapports de force entre bourgeoisies qui s’y exerceront.
La finance grande perdante ou reine de la comédie ?
Depuis que l’accord est conclu, les financiers de la City de Londres clament être les grands perdants du Brexit, alors que la finance représente 7 % du PIB britannique et 1,1 million d’emplois, contre 12 000 emplois pour la pêche, qui a tant fait parler. Ils se prétendent délaissés par un Boris Johnson qui aurait déclaré en 2018 : « Fuck business ! ». Anticapitaliste, le Boris ? Il compte pourtant plusieurs financiers dans son cabinet.
De fait, les banques et fonds d’investissement britanniques perdent leur « passeport financier », qui leur permettait de vendre sans entrave leurs produits financiers dans toute l’UE depuis leur siège londonien. Les gouvernants européens ont mis un veto au maintien de ce libre accès. Désormais, il faudra installer une filiale dans l’UE pour accéder à son marché financier. La bourgeoisie européenne a eu beau jeu de saisir l’occasion du Brexit pour tenter d’attirer les groupes financiers à Paris, Francfort ou Luxembourg plutôt qu’à Londres. Dès 2016, peu après le référendum, les gestionnaires du quartier de La Défense, près de Paris, avaient déjà l’eau à la bouche, placardant dans les rues de Londres des appels à quitter le brouillard londonien pour les rejoindre.
En réalité, l’UE pourra encore accorder à la City des « équivalences », sortes de dérogations ouvrant chacune accès à un domaine financier (bourse, assurances, ventes à découvert, etc.). Les tractations post-Brexit ne font que commencer… où la City aura plus de poids que les pêcheurs. Sur les 39 domaines existants, l’UE n’a pour le moment accordé que deux équivalences au Royaume-Uni. Elle a fait un choix politique de serrer la vis, mais cela pourrait évoluer (les États-Unis ont 23 équivalences).
L’accès au marché financier européen est une réelle préoccupation pour une partie des institutions financières de la City, notamment des acteurs « classiques » de la finance (banques, assurances, sociétés de courtage, fonds de pensions, etc.). Ceux-là, qui étaient largement partisans du maintien dans l’UE, déclarent vouloir maintenir une législation financière alignée sur celle de l’Union européenne. Mais une autre partie de la finance a fait du Brexit son affaire. Il s’agit des secteurs qui gèrent des fonds privés faisant moins appel aux marchés financiers pour trouver leurs clients (hedge funds, capital-investissement, etc.). Pour eux, l’objectif est la dérégulation à tout-va, pour faire de la City une plateforme offshore de la finance, déplaçant sans contrainte ses capitaux à l’échelle planétaire. Ces financiers sont des fervents partisans du Brexit : ils ont financé 57 % du budget de la campagne du « Leave » lors du référendum [2]. Ainsi, pendant que certains à gauche faisaient campagne contre cette Union européenne qui confisquerait la « souveraineté des peuples » au profit de la finance, les principaux requins de cette même finance soutenaient eux aussi le Brexit pour s’affranchir de la « surveillance » jugée trop contraignante de Bruxelles.
Fin de la libre circulation des personnes ?
Le vrai changement du Brexit est surtout du côté des populations laborieuses. La presse a parlé de la fin de la « libre circulation » au 31 décembre. En réalité, la libre circulation des personnes n’a jamais vraiment existé avec le Royaume-Uni, qui n’appartient pas à l’espace Schengen. Les migrants pourchassés à Calais en savent quelque chose. Combien sont morts noyés dans la Manche, happés dans le tunnel ou étouffés à l’arrière d’un camion ? La libre circulation n’a jamais concerné que ceux qui avaient le bon passeport. C’est pour ceux-là que le Brexit change la donne, et encore pas pour tous. Pour les étudiants, fini les échanges Erasmus, mais les touristes pourront continuer de passer la frontière sans visa, avec cependant une limite de la durée de séjour à 90 jours sur six mois. Pour s’installer et travailler au Royaume-Uni, en revanche, il faudra justifier d’une offre d’emploi avec un salaire annuel d’au moins 26 500 livres (soit 29 500 euros), avec quelques exceptions, comme dans l’agriculture (il ne faudrait pas gêner l’exploitation des travailleurs saisonniers !). C’est l’immigration « choisie » : libre circulation pour les cadres et les riches, galère pour les travailleurs qui espèrent s’en sortir mieux en émigrant. C’était bien là l’objectif du Brexit pour l’extrême droite raciste de l’Ukip (United Kingdom Independence Party [3]), qui en avait fait son cheval de bataille, menant campagne contre les immigrés bulgares ou roumains qui voleraient les emplois et les prestations sociales des Britanniques. C’est sur ce terrain que le Brexit l’a emporté lors du référendum : une victoire qui n’a en rien été celle des travailleurs.
Quant aux 3,7 millions d’Européens installés au Royaume-Uni avant le 31 décembre 2020, il faudra qu’ils s’enregistrent avant juin 2021, avec là encore deux statuts différents entre ceux présents depuis plus de cinq ans, qui ont droit à une carte de résident permanente, et les autres, relégués avec une carte temporaire et qui devront refaire les démarches au bout de cinq ans. Si globalement le statut de résident est accordé facilement, les associations témoignent déjà des difficultés pour certains à comprendre les démarches et de ceux qui ne savent même pas qu’ils sont concernés ou qu’il faut aussi enregistrer leur bébé. Certains doivent envoyer des tonnes de papiers pour prouver leur présence, d’autres ne les ont pas parce qu’ils travaillent au noir, sous-louent une chambre, etc. Une situation que connaissent bien les sans-papiers ici en France, quand il s’agit de prouver sa durée de séjour face à l’administration. Plusieurs dizaines de milliers d’Européens pourraient ainsi se retrouver illégaux.
Avec ce fichage, le gouvernement britannique reproduit la situation qui avait provoqué un mini-scandale en 2018 à propos des immigrés jamaïcains de la génération « Windrush », du nom du bateau apportant les travailleurs de Jamaïque vers l’Angleterre dans les années 1950-1960, quand le patronat faisait appel massivement à la main-d’œuvre des colonies et ex-colonies. Alors qu’ils étaient arrivés sans formalité, avec de belles promesses, ces derniers ont soudainement dû se faire enregistrer en 2012 à la suite d’une nouvelle loi anti-immigrés. Beaucoup ont eu des difficultés pour le faire, n’ayant pas toujours gardé les bons papiers, et se sont fait expulser, enfermer ou refuser des soins.
Maurice Spirz
[1] Dès que les vraies questions ont été réglées, Boris Johnson n’a d’ailleurs pas hésité à lâcher les pêcheurs, puisque les Européens ne devront rendre qu’un quart de leur quota de pêche et de manière progressive sur cinq ans. Mais comme après 2026 le partage devra être renégocié chaque année, Johnson peut clamer qu’il a « repris le contrôle » de ses eaux territoriales. Les marchandages et coups de Trafalgar ne sont donc pas près de se terminer.
[2] Marlène Benquet et Théo Gourgeron, « Quand la City de Londres faisait campagne pour le Brexit : L’ère de la finance autoritaire », Le Monde diplomatique, janvier 2021.
[3] Parti d’extrême droite xénophobe anti-UE, dont les chefs sont issus principalement des rangs conservateurs. Ses succès électoraux avaient poussé le Premier ministre conservateur David Cameron à promettre le référendum de 2016 pour attirer ses voix.
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