Vers le renversement de la dictature ?
Mis en ligne le 1er août 2001 Convergences Monde
Dès le début, les manifestants de Kabylie, des jeunes collégiens, lycéens, chômeurs et travailleurs, ont posé les revendications de toute la population d’Algérie contre la dictature militaire. Bien que la seule réponse du pouvoir à toutes ces revendications ait été une répression qui vise à impressionner et empêcher tous ceux qui ont un travail et une famille de se joindre au soulèvement des jeunes, la détermination de ceux-ci a suscité la sympathie de tous. La révolte a cassé le piège dans lequel la dictature tenait enfermée la population, prise entre deux bandes de tueurs, ceux des terroristes islamistes et ceux du pouvoir avec ses escadrons de la mort.
Aujourd’hui dans tous les milieux, les revendications sont posées, y compris dans la rue. Bien que la violence du pouvoir soit plus grande que jamais, les gens ne craignent plus de s’exprimer ou de se rassembler. La peur a fait place à la colère. D’abord contre les assassinats des jeunes et des manifestants. Ensuite contre ce que l’on appelle « la terreur de la misère » causée par le chômage, les licenciements, l’absence de logements, d’électricité ou même simplement d’eau.
L’entrée en scène de la classe ouvrière ?
Le caractère social de la révolte ne cesse de s’approfondir. Dans plusieurs villes des groupes de sans logis occupent des centaines d’immeubles vides ou qui viennent d’être construits. Les travailleurs ont participé aux mobilisations dans les quartiers populaires. A Béjaïa le syndicat local s’est associé au mouvement, désavouant la centrale, appelant notamment à la manifestation du 14 juin, participant à la mise sur pied des comités et des coordinations qui fleurissent semble-t-il dans toute la Kabylie. Mais, pour le moment la centrale syndicale UGTA est parvenue à empêcher la classe ouvrière en tant que telle d’intervenir dans la lutte.
Pourtant l’un des points déterminant pour l’avenir du régime pourrait bien être l’entrée en lutte de cette classe ouvrière. Dans les grands centres pétroliers et industriels comme Rouiba ou El Hadjar, malgré des licenciements massifs, les travailleurs sont encore nombreux et concentrés. Ils représentent une force sociale et économique bien plus importante que leur nombre. Une grève qui couperait les robinets du pétrole et du gaz couperait la rentrée des devises du pouvoir. Dans l’Iran des années soixante-dix, on a vu le rôle décisif dans le renversement du régime du Shah des grèves des travailleurs du pétrole, pourtant tout aussi minoritaires dans le pays. Et on a vu aussi que ce ne sont pas les militaire qui peuvent remplacer les ingénieurs et les techniciens.
Par ailleurs le pouvoir semble avoir quelques craintes du côté de la fidélité des soldats et policiers du rang, même si rien ne nous indique jusqu’ici que le mouvement apparaît assez fort et déterminé pour retourner ces pauvres sous l’uniforme ou en tout cas les pousser à la neutralité. Le bruit court (invérifiable pour nous) qu’il aurait enlevé leurs armes à des soldats kabyles dans un premier temps puis renvoyé un grand nombre d’appelés avant la fin de leur service.
Le leurre de la transition démocratique
Pourtant l’essentiel demeure que la révolte, pour qu’elle ne soit pas détournée, devra éviter de tomber dans le panneau et accepter de faux objectifs qui permettraient de faire croire qu’elle a gagné alors que rien n’est changé. L’Algérie a déjà connu ce genre de situation après la révolte de 1988 lorsque le pouvoir a renoncé au parti unique, instauré le multipartisme, instillé un peu de liberté d’association ou de liberté de la presse, et pratiqué des élections dites plus libres. Cette « transition démocratique » n’a été qu’un leurre pour obtenir le retour au calme. Elle n’a fait que précéder le bain de sang de la guerre civile. La population a payé très cher d’avoir cru à l’autoréforme du régime, confiante en ce que disaient tous les partis soi-disant démocratiques.
Aujourd’hui le même type d’opération politique, menant aux même impasses sanglantes, menace. Le pouvoir peut choisir d’arrêter momeltanément la répression, condamner quelques gendarmes qui paieront pour les généraux. Il peut prétendre qu’il a entendu les revendications populaires et faire sauter quelques fusibles. Il peut ainsi remplacer le président Bouteflika par une personnalité plus populaire, Aït Ahmed par exemple. Il peut aller jusqu’à écarter quelques généraux parmi les plus détestés, y compris les plus puissants comme Mohamed Lamari et Toufik Médiene. Si les révoltés s’en contentent ce serait un moyen pour la classe dirigeante algérienne liée à la caste militaire de sauver l’essentiel, c’est-à-dire sa mainmise sur toutes les richesses du pays, sa domination sur l’armée et les forces de l’ordre lui garantissant de pouvoir rétablir la situation et son autorité dès que la situation serait calmée.
Ce type de « sortie de crise » est exactement ce que propose le parti social-démocrate algérien, le FFS d’Aït Ahmed. Il a rendu public un mémorandum adressé aux généraux et qui va dans le même sens. Des élections libres, une réforme constitutionnelle, un retrait des chefs militaires du devant de la scène suffiraient selon Aït Ahmed à permettre de faire les réformes nécessaires.
Mais si l’éventuelle assemblée constituante était destinée à changer la société, à enlever aux généraux toutes les richesses qu’ils ont volées, à rendre au peuple les fruits de son travail, les richesses du pays, les revenus du gaz et du pétrole notamment, le FFS s’adresserait-il au régime militaire pour la mettre sur pied ? Ne proposerait-il au contraire à la population elle-même d’imposer et contrôler ces changements ? Comment penser que la classe des profiteurs algériens peut accepter de se suicider ?
Et de même ce n’est certainement pas non plus sur la « communauté internationale », c’est-à-dire la France ou les USA, qu’il dirait compter. Comment l’impérialisme qui détourne l’essentiel des richesses du pays pourrait-il accepter de s’en priver volontairement ? Il ne s’agit donc que d’un stratagème pour détourner la révolte et la tromper.
Bien sûr, tous ces démocrates prétendent que la démocratisation est une étape nécessaire pour réaliser toutes les autres aspirations populaires, sociales comme politiques. Certes le peuple algérien a besoin de démocratie et de liberté. Mais celles-ci peuvent-elles exister durablement tant que les généraux et les cliques bourgeoises qui leur sont liées auront le pouvoir ? Pouvoir sur l’essentiel des richesses pour continuer à piller et à priver la population du nécessaire, et pouvoir sur leurs soldats pour organiser le massacre de ces mêmes pauvres quand ils se révoltent ? La lutte démocratique ne peut être séparée de la révolution politique pour renverser le régime actuel et de la lutte sociale pour se débarrasser des exploiteurs, algériens ou étrangers.
Le 29 juin 2001, Robert PARIS