Leur école et la nôtre
Mis en ligne le 1er décembre 2000 Convergences Société
Il serait vain et prétentieux de vouloir déterminer ce que sera l’école dans une société libérée de l’exploitation capitaliste. On peut cependant se risquer au moins à une affirmation, c’est qu’elle ne sera pas une simple transformation et démocratisation de l’institution scolaire actuelle. Le système scolaire, sa structure même et son contenu, sont fondamentalement déterminés pour répondre aux besoins de la bourgeoisie à la fois en terme de formation-qualification de la force de travail et d’encadrement de la jeunesse (discipline, contenu idéologique, etc.).
Même si les conditions sociales, politiques et culturelles ont changé, il n’est pas inutile de revenir à la fois à la problématique de l’expérience soviétique des années qui ont immédiatement suivi la révolution russe, et à celle, liée pour partie à la première, de ce qu’on a appelé le Front culturel rouge qui se développera dans les années 1920, notamment en France et en Allemagne.
Le décret du 16 octobre 1918, écrit par Lounatcharsky, définit la politique soviétique en matière d’éducation. On peut regrouper les mesures en trois catégories :
a) la mise en place d’un système éducatif unique, gratuit et obligatoire.
Il est composé de deux degrés (7/13 ans et 13/17 ans) avec regroupement des établissements. « La classification des maîtres d’après des catégories est abolie et tous les travailleurs scolaires perçoivent les mêmes indemnités [1] ». Mais il faut noter que cette école n’entraîne ni étatisation, ni uniformité puisque l’article 11 indique que « le règlement présentement établi s’applique à toutes les écoles fondées sur initiative privée. Il pourra être accordé à ces écoles des crédits étatiques supplémentaires, dans le cas où elles auront été reconnues par la section locale pour la formation du peuple, comme méritant d’être encouragées ».
b) un système éducatif qui lie travail scolaire et travail productif
Il y a une remise en cause radicale de l’école comme institution séparée de la société : « Le fondement de la vie scolaire doit être le travail productif (…) en tant qu’activité productive et socialement nécessaire. Il doit être lié étroitement et de manière organique à l’enseignement et se doit de saisir scientifiquement la réalité extérieure dans sa totalité. (…) Le principe du travail devient un moyen pédagogique efficace, lorsque le travail à l’école, tout en étant planifié et organisé socialement, est mené de manière créative, exécuté avec joie et sans exercer une action violente sur la personnalité de l’enfant. Dans ce sens, l’école représente une « commune scolaire qui, par son procès de travail, établit une liaison étroite et organique avec le monde extérieur ».
Une telle conception de la vie scolaire ne peut être défendue, bien sûr, dans le cadre du capitalisme où le travail des enfants ou des adolescents est directement soumis à l’exploitation capitaliste. Et nous sommes bien évidemment pour l’interdiction du travail des enfants ou contre toute mesure qui vise à raccourcir la durée de scolarisation.
c) un système éducatif non répressif et qui ne sélectionne pas
On ne doit donner aucun devoir ni aucun travail obligatoire à faire à la maison. A l’école aucune punition d’aucune sorte n’est tolérée. Toutes les épreuves : examens d’entrée, examens de passage et examens de sortie, sont supprimées. A cela, s’ajoute une véritable organisation autogestionnaire des établissement scolaires où les élèves ont toute leur place et où le paternalisme est exclu.
Ces mesures, qui seront toutes remises en cause à partir de 1928, sont pour partie marquées par le contexte historique. Mais elles ont pourtant un intérêt : celui de ne pas considérer l’école telle qu’elle était (ou comme elle est aujourd’hui) comme quelque chose de naturel et de préconiser une véritable rupture et non pas une simple transformation de la conception du système éducatif.
Dans le même temps, cette approche de l’école sera défendue par le Front culturel rouge ce qui allait de pair avec une critique radicale de l’institution scolaire suivant laquelle « la vieille école ne peut servir au prolétariat ». Pour les révolutionnaires des années 1920, l’école fait partie de l’appareil d’Etat capitaliste et il s’agit pour eux de gripper le fonctionnement de toutes les institutions de l’Etat, y compris l’école, de mener une véritable guérilla scolaire. Ainsi, pour ne prendre qu’un exemple, lors du cinquantième anniversaire de l’école de Jules Ferry, l’Internationale des Travailleurs de l’Enseignement (ITE) sortait une affiche sur laquelle on pouvait lire : « A bas les fêtes du cinquantenaire ! Travailleur ! La bourgeoisie se sert de l’école contre toi et tes enfants ! »
Cette conception allait heurter de plein fouet les traditions les plus gauches qui existaient en France et qui défendaient la neutralité scolaire et la laïcité, deux questions considérées avec raison comme de totales supercheries par l’ITE, autour desquelles d’ailleurs s’est constituée une alliance de classe entre bourgeoisie, petite bourgeoisie mais aussi mouvement ouvrier. Et à y bien regarder, la question reste d’actualité.
En effet, s’il est totalement justifié de lutter contre la politique libérale dont l’école est aujourd’hui une des cibles et qui va dans le sens d’une accentuation des discriminations sociales, on ne peut se contenter d’en rester là. Sinon, inévitablement, on tombe dans le piège de revendiquer la démocratisation et l’égalité scolaire alors que l’institution scolaire est fondamentalement inégalitaire de par son organisation, sa conception même de l’acquisition des connaissances, et reste un élément essentiel de la domination idéologique de la bourgeoisie. Ce refus de remettre en cause l’institution scolaire en tant que telle est d’ailleurs un des fondements essentiels du réformisme des organisations syndicales enseignantes dans leur ensemble, lequel a malheureusement déteint bien au-delà. Ni l’école de Jules Ferry, ni celle d’aujourd’hui ne sont les nôtres. Une institution qui n’est certes pas à l’abri de crises qui expriment soit une inadaptation face aux besoins de la société capitaliste elle-même, soit qui est le produit de la contradiction entre sa fonction et ses objectifs et les aspirations de la jeunesse comme cela a été le cas en Mai 68, mais aussi potentiellement dans le cadre des mobilisations de la Seine Saint-Denis. Et c’est bien sur ces luttes qu’il faut s’appuyer pour remettre en cause l’institution scolaire en tant que telle, remise en cause qui doit être partie prenante d’une perspective révolutionnaire.
Léonce Aguirre
[1] Publié dans « L’Internationale communiste et l’école de classe ». Daniel Lindenberg. Collection François Maspero
Mots-clés : Enseignement