La révolution verte sera d’abord rouge
Mis en ligne le 21 novembre 2007 Convergences Société
Stimulés par la perspective du réchauffement climatique, politiciens et intellectuels adeptes de la décroissance ou du « développement durable », nous exhortent qui au comportement écologique responsable, qui à la frugalité volontaire et l’abstinence consommatrice.
Face à la catastrophe sociale engendrée par la crise de 1929, Trotsky avait déjà observé que les maîtres à penser de l’époque secrétaient « de la morale en quantité double, de même que les gens transpirent davantage quand ils ont peur [1] ». Le dérèglement climatique annoncé ne saurait être comparé à la situation d’alors, mais une même fièvre moralisatrice s’empare des politiciens actuels et de bon nombre d’idéologues. Aux individus, aux citoyens de se montrer « responsables ». Comme si la majeure partie de la population, y compris dans les pays riches, n’était déjà vouée à la portion congrue et ne connaissait de ladite « croissance » que… la décroissance, justement : celle de l’emploi, des salaires, des services publics, de la protection sociale, toute cette décroissance réelle et non fantasmée porteuse de précarité, d’isolement, de misère matérielle, sociale et culturelle.
Oui, la croissance capitaliste est destructrice. Et ses retombées sont de taille : chômage de masse, guerres pour s’accaparer les marchés et les matières premières, entassement et confinement dans les cités dortoirs des pays riches ou les bidonvilles des villes tentaculaires des pays pauvres, surexploitation, travail des enfants, malnutrition, pillage de la planète, bouleversements des écosystèmes aux conséquences redoutables… Oui, en dehors même de toute crise économique, les lois de l’accumulation du capital sont dévastatrices.
Mais quels remèdes nous propose-t-on ?
À problème social, réponse sociale
Chantres de la décroissance ou du développement durable sont généralement d’accord sur un point : c’est à la société civile de réagir, sans remettre en cause l’organisation économique et sociale. Alors nos gentils contestataires de s’inventer des modèles de vie, des maisons de paille où il ferait bon vivre en recyclant ses propres déchets, l’autoproduction à la campagne, la frugalité conviviale et autres charmantes robinsonnades. De quoi, pour ne pas mourir d’ennui, dire vive « le béton, le macadam et les gratt’ciel », à la façon du chanteur Renaud qui en 1975 renvoyait nos bonnes âmes à leurs « p’tites fleurs et p’tits moutons »…
Ce n’est pas la vertu des consommateurs qui mettra fin à l’absurdité du commerce mondial. On ne soumettra pas les multinationales de l’agro-alimentaire, du pétrole, des produits pharmaceutiques, de l’industrie et des services… aux intérêts généraux de la société mondialisée, armé de sa petite maison bio-climatique à énergie passive ou par l’appel au boycott de la publicité. La « consommation responsable » ne pourra réellement exister que lorsqu’une production responsable, fondée sur de nouveaux rapports sociaux, aura remplacé l’économie actuelle. La révolution verte ne fera pas l’économie de la révolution sociale.
Pas de convivialité… entre possédants et exploités !
Au dix-neuvième siècle, ceux qui pleuraient sur les vices du capitalisme (les « décroissants » de l’époque) en appelaient désespérément à la fraternité humaine. Ce à quoi Marx rétorquait que le prolétariat avait plus besoin de haine (contre ses exploiteurs) que de bons sentiments.
Certains décroissants ne sont pas avares de mesures dites de transition vers une société plus humaine, comme ce Revenu universel d’existence, sans condition. Fort bien. Nous sommes pour, archi pour. Et ce pourrait être effectivement une des premières mesures d’une société post-révolutionnaire, transitoire vers une économie de la gratuité, vers le socialisme et le communisme. Mais les capitalistes, dont les écologistes et les décroissants oublient souvent l’existence, vont-ils par miracle se convaincre des bienfaits de ce revenu universel ? Vont-ils spontanément proclamer leur nuit du 4 août ? Des écologistes « décroissants » comme Yves Cochet n’y croient pas eux-mêmes, et c’est sans doute pourquoi, audacieux mais pas téméraires, ils réduisent ledit revenu universel à un simple RMI amélioré, bien inférieur au Smic, à titre de suggestion… aux instances européennes !
Certes, nous partageons avec les tenants de la décroissance le projet d’une société « conviviale ». Mais peut-on espérer créer « plus de lien », sans remettre en cause le lien fondamental de la société actuelle, l’exploitation de l’homme par l’homme ?
C’est là où se situe ce qui nous différencie profondément de la quasi-totalité des tenants de la « décroissance », y compris ceux qui se réclament d’un humanisme de gauche voire marxisant.
Le communisme, une vérité qui dérange
Nous, communistes, ne sommes par pour l’ascétisme, le prétendu retour à la nature, et tout ce que la notion de « décroissance » peut avoir de réactionnaire. Tout au contraire. Nous sommes pour partir de l’énorme potentiel technico-scientifique dont dispose si mal le capitalisme actuel, afin de permettre à la société mondialisée d’accéder à un niveau supérieur de civilisation, à un mode de gestion et de régulation plus souple, plus complexe, plus affiné des rapports économiques et sociaux.
Oui, la croissance exponentielle des connaissances scientifiques a fait exploser ces dernières décennies les forces productives de la société. Le problème, ce n’est pas cette croissance-là. Le problème est que cet extraordinaire essor des forces productives, cette économie de la connaissance, se heurte plus que jamais à des rapports de production surannés, et du même coup soit utilisé à contre-emploi, de façon affligeante ou même catastrophique. Et c’est bien ce verrou de rapports sociaux datant de plus de 200 ans qu’il s’agit de faire sauter. L’aggravation constante des inégalités sociales et la paupérisation de toute une partie de la population mondiale constituent en elles-mêmes le premier grand désastre écologique, pour s’exprimer dans le vocabulaire du temps, un énorme gâchis humain et un gigantesque manque à gagner. C’est à ce désastre-là, qui conditionne les autres, qu’il faut s’attaquer.
Les solutions « techniques » de base permettant non seulement de sauver la planète, mais d’assurer à l’ensemble de sa population un mode de vie décent, ne manquent pas. En fait, tout le monde les connaît, et elles sont même relativement simples. En la matière, les écologistes et les « décroissants » les plus sérieux ne manquent pas d’imagination et d’excellentes idées, un peu comme les socialistes utopiques du XIXe siècle, auxquels Marx ne manquait d’ailleurs pas de rendre hommage. À cet égard, il y a beaucoup à glaner dans les écrits les plus élaborés de certains d’entre eux.
Oui, objectivement, la société aurait les moyens de passer à une économie de la gratuité, de la connaissance, des richesses non marchandes, où le bien-être se mesurerait plus aux biens « immatériels », culturels, à la qualité des échanges sociaux, qu’au nombre de voitures ou de hamburgers. La révolution informatique, celle des sciences de la vie et de la terre, permettraient un inventaire souple et décentralisé des besoins humains élémentaires et une planification démocratique à l’avenant.
Oui, il faudrait relocaliser certains types de production, en particulier agricoles, pour en mondialiser d’autres et mieux faciliter les échanges sociaux comme la circulation des hommes et des idées à l’échelle de la planète. Oui, il y aurait des priorités et des choix à faire. Préférer la sobriété en certains domaines… pour mieux faire preuve de prodigalité en d’autres. Notre problème est en fait moins de proposer des recettes pour une « société idéale », que d’envisager, via la transformation révolutionnaire de la société, le futur proche de l’humanité, pour reprendre l’expression de Marx.
Tout ici est question de choix politiques, impossibles à faire sans savoir quelle classe sociale détient le pouvoir à l’échelle internationale. Et c’est bien cela la « vérité qui dérange » : le choix de quoi produire et de comment ne se fera librement qu’à proportion de ce que les classes jusqu’ici opprimées seront en mesure de décider.
Anne HANSEN et Laurent VASSIER
[1] Léon Trotsky, Leur morale et la nôtre, 1938
Mots-clés : Capitalisme | Écologie