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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 88, juin-juillet-août 2013 > Le printemps turc

Le printemps turc

L’AKP, un grand parti de la bourgeoisie

Mis en ligne le 17 juin 2013 Convergences Monde

À la suite des révolutions d’Égypte et de Tunisie, les grandes puissances, USA en tête, ont vanté les mérites de cet « islamisme modéré » au pouvoir en Turquie avec le parti de Recep Tayyip Erdogan, l’AKP (Parti de la justice et du développement). Le parti des frères musulmans d’Égypte et Ennahda en Tunisie étaient tous deux bannis de la politique du temps où « nos amis » Moubarak et Ben Ali étaient au pouvoir (tous deux membres de l’Internationale socialiste, soit dit en passant, comme le parti kémaliste CHP de Turquie). Ils sont soudains revenus en odeur de sainteté aux yeux de Washington et de Paris. Morsi ou Ghannouchi ne pouvaient-ils pas devenir, à l’image du modèle turc, les solutions rêvées pour reprendre en main la population et la contrôler, dans le « respect des traditions de chacun » et des intérêts de la bourgeoisie.

Mais voilà que le modèle lui-même se fissure. Au cours des dernières manifestations, on a beaucoup entendu des manifestants dénoncer non seulement l’affairisme du pouvoir en Turquie mais aussi les tentatives de l’AKP d’établir une « république islamique », le ras-le-bol de ses pressions morales et des interdictions. En ligne de mire, les récentes attaques sur la consommation d’alcool, le droit à l’avortement ou encore des projets éducatifs religieux. Erdogan, voulant justifier l’interdiction de la vente d’alcool de 22 h à 6 h du matin avait affirmé que la boisson nationale n’était pas la fameuse bière Efes mais le lait caillé ayran. Cette réplique lui a valu l’ironie des manifestants qui, plagiant une marque célèbre de vodka arboraient des stickers « Absolut ayran » ou d’autres montrant une choppe de bière remplie de lait caillé.

Sans en faire un fromage, cette tirade en dit long sur la volonté du régime de montrer du doigt comme blasphémateur ou « mauvais turc » tous ceux qui ne seraient pas respectueux des normes qu’il édicte. Mais parlons des caractéristiques essentielles du régime de l’AKP.

Petite histoire de l’AKP

En 1973, sous un régime toujours laïc, héritage de la période kémaliste, le parti islamiste intitulé MSP (Parti du salut national) remporte ses premières victoires municipales. Plutôt étranger à la grande bourgeoisie d’Istanbul, le MSP a sa base sociale dans le petit patronat d’Anatolie. Il se donne initialement un profil assez militant, souhaitant imposer sa vision religieuse de la société. Certaines municipalités gagnées par les islamistes ferment les bibliothèques et les centres éducatifs pour femmes et les remplacent par des écoles coraniques. Évolution d’autant plus aisée qu’au cours des années 1970 et 1980 les partis qui se sont alternés au pouvoir avaient eux-mêmes déjà mis beaucoup d’eau dans leur vin (ou dans leur ayran) au sujet de la laïcité.

Au cours des années 1990, le successeur du MSP, le RP (Parti de la prospérité) gagne une influence électorale plus significative en remportant de nombreuses municipalités. Non pas nécessairement par un vote de conviction, mais surtout parce que les équipes sortantes du CHP kémaliste sont discréditées par une multitude de scandales de corruption. Le parti islamiste construit ainsi sa popularité sur un discours mettant en avant son honnêteté et sa transparence. Soucieux de promouvoir des équipes municipales crédibles, le petit patronat local soutient le RP, qui présente le double avantage de ne pas remettre en cause l’ordre économique et de proposer un profil moins corrompu et gangrené que le CHP. En 1994, le RP remporte 18 % des voix aux élections municipales et surtout gagne plus du tiers des mairies de chef-lieu. L’actuel Premier ministre Recep Tayyip Erdogan devient alors maire d’Istanbul.

L’ascension au pouvoir

Mais en 1998, pour avoir déclamé en public un poème nationaliste bien caractéristique de sa propagande de l’époque (« Les minarets seront nos baïonnettes, les coupelles nos casques, les mosquées seront nos casernes et les croyants nos soldats »), il est envoyé en prison pour « incitation à la haine ». Les guerres pour le pouvoir en Turquie ne se font pas à fleuret moucheté. Et c’est en sortant de prison, en 2001, qu’il transforme l’ancien RP en l’actuel AKP dont il est le chef, et qui remporte les élections de 2002 face aux autres partis tous compromis par leur participation aux gouvernements des années précédentes.

En grimpant au pouvoir, cet AKP a déjà commencé à émousser ses déclarations tonitruantes et trop ouvertement populistes. Il n’en apporte pas moins un soutien clair à la diffusion et la pratique de l’islam. Des salles de prières sont construites dans les salles attenantes des centres sportifs. Les transports collectifs sont gratuits les jours saints, pour que les fidèles se rendent sur les lieux de culte. Mais pour autant, les manifestations provocatrices des plus rigoristes sont mises à l’index. En 2006, le maire AKP de Tuzla (arrondissement d’Istanbul) avait publié une brochure réprouvant les poignées de main hommes/femmes, justifiant la polygamie et le mariage de fillettes de neuf ans. L’état-major de l’AKP le remit sévèrement à sa place en affirmant que ce n’était pas du rôle des municipalités de produire des fatwas, et encore moins de cet acabit.

La transformation du parti (RP puis AKP), parallèlement à son influence politique grandissante, de parti religieux militant à parti au service de la grande bourgeoisie a suscité une certaine réorientation.

La politique municipale de l’AKP

Mais, grand parti au service de la bourgeoisie, l’AKP n’est pas pour autant l’équivalent, version turque, des partis chrétiens-démocrates d’Europe occidentale. Ce qui en fait la force et son originalité par rapport à ses homologues conservateurs européens, c’est le poids qu’il a réussi à avoir au sein d’une partie des classes populaires et dont il entend bien pouvoir se servir pour opposer, si besoins, des fractions de la population pauvre entre elles. Ce qui est le sens des rodomontades d’Ergodan ces derniers jours : « je mobiliserai un million de mes partisans » !

L’AKP a en effet mené une politique de charité offensive, quoique limitée, pour se tailler un profil de parti populaire. Fort du soutien du patronat local et de la gestion des budgets municipaux, les équipes locales de l’AKP dirigent des campagnes fortement médiatisées d’assistance aux pauvres de leur ville. Des distributions de pain à prix réduit, de charbon pour se chauffer, de fournitures scolaires à l’occasion de chaque rentrée ou encore l’attribution de logements sociaux font partie des actions qui ont permis à l’AKP de se constituer une base populaire. Pour autant, ces distributions ne sont pas ouvertes et ciblent en particulier des habitants nécessiteux repérés et sélectionnés par les équipes militantes étoffées de l’AKP. Si elles disposent d’un véritable retentissement, c’est donc aussi par la forte médiatisation dont elles bénéficient. D’ailleurs, les promesses pourtant faibles de l’AKP sur le terrain social sont loin d’avoir été réalisées. En 1994, maire d’Istanbul, Erdogan avait promis la construction de 200 000 logements sociaux ; seulement 7 540 d’entre eux ont vu le jour.

Par contre, les hôtels et les centres commerciaux se sont multipliés ces dernières années dans la métropole turque. Car la politique de l’AKP dans le secteur de la construction ne vise pas à soutenir les besoins cruciaux de la population en termes de logement. Elle vise à favoriser les gros bonnets de la construction. Par exemple, le maire AKP d’Ankara a baigné dans un scandale financier d’attribution de terrains de construction à des patrons du BTP qui se trouvaient être des membres de sa famille.

L’ancien vendeur de rue grand ami du patronat

Ergodan continue à se flatter de son enfance de vendeur à la sauvette de simit (petits anneaux de pain au sésame). Mais depuis son arrivée à la tête de l’État, l’AKP a mené une politique sur mesure pour le patronat turc. La croissance dont il se vante (un taux annuel qui oscille entre 5 et 10 %) n’est rien d’autre qu’une croissance des taux de profit du patronat qui se réalise sur le dos des travailleurs.

La vague de privatisations du secteur public menée par l’AKP pour le plus grand bien des hommes d’affaires leur a permis de racheter à un coût sous-évalué ces ex-entreprises publiques, encore une fois au détriment de leurs salariés. Pas sans réaction ouvrière d’ailleurs : en 2010, la privatisation de l’entreprise Tekel, le monopole d’État du tabac et de l’alcool en Turquie, avait été accompagnée du chantage suivant : acceptation de la privatisation avec perte de la moitié du salaire antérieur, allongement de la durée du travail, etc., ou licenciement. Trois mois de grève, très populaire dans le pays, avaient répondu à cette provocation.

Le plus gros syndicat patronal, le Tüsiad, représentant de la grande bourgeoisie stambouliote tout en restant plutôt proche des kémalistes, s’est fort bien accommodé de l’alternance CHP/AKP. Partage des influences, c’est sur la seconde organisation, le Müsiad, représentant davantage le capital anatolien que s’est appuyé l’AKP pour son ascension au pouvoir. Surnommées les tigres anatoliens, les entreprises de cette région centrale de Turquie mettent en avant l’islam dans leur propagande et en font la religion de l’effort et la sobriété pour le bien-être des profits de l’entreprise. À chaque clan ses financiers.

Et les marchands de préjugés

Si officiellement l’AKP ne revient pas formellement sur la laïcité de l’État, datant de l’époque de Kemal, il le fait néanmoins en partie, notamment dans le domaine de l’éducation. L’AKP favorise par exemple les écoles religieuses. Dans le domaine des rapports hommes/femmes, les positions réactionnaires de l’AKP sont également menaçantes. La pilule du lendemain ne peut plus être délivrée sans ordonnance, tandis que les attaques sur l’avortement, autorisé depuis le début des années 1980, se font très virulentes. Le maire AKP d’Istanbul a ainsi déclaré à ce sujet : « c’est la mère qui est fautive, elle n’a qu’à se donner la mort ». La participation de tous les féministes au printemps turc n’a donc pas de quoi surprendre et était même éminemment souhaitable.

Les événements de ces derniers jours, rassemblant des milliers de manifestants venant un peu de toutes les couches de la société, montrent que la société turque ne semble pas prête d’accepter le retour en arrière que l’AKP, par ses pressions religieuses, ses préceptes moraux, voudrait imposer.

Alternance politique ou changement social ?

Mais il n’est pas étonnant que ce soit presque exclusivement cette question de la laïcité, importante, que le principal parti parlementaire d’opposition, le parti kémaliste CHP (Parti républicain du peuple) mette en avant pour récupérer la contestation et chercher à y prendre la première place. Grand parti de la bourgeoisie turque, maintes fois au pouvoir, lié à une partie de l’État-major de l’armée comme au grand patronat, le CHP entend surtout cantonner le clivage aux questions sociétales qui ne remettent pas en cause les fondements de l’ordre social afin de profiter de la révolte actuelle contre le gouvernement Ergodan pour favoriser une simple alternance politique en sa faveur.

Mais, en Turquie comme partout, c’est sur le terrain des luttes sociales qu’il est possible de changer réellement le sort de la population.

S. T.

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Numéro 88, juin-juillet-août 2013

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