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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 119, mai 2018 > SNCF

SNCF

Grève perlée à la SNCF : un tournant dans la politique des directions syndicales ?

Mis en ligne le 8 mai 2018 Convergences Entreprises

En s’attaquant frontalement aux cheminots, Macron et son premier ministre juppéiste voudraient-ils prendre leur revanche sur 1995 ? De leur côté, les appareils syndicaux tentent-ils d’en profiter aussi pour revenir sur les acquis de cette lutte qui avait rendu incontournables les « AG » où les cheminots votaient la reconduction de la grève ? Car par-delà l’image « dure » qu’ils voudraient se donner, leur stratégie vise comme d’habitude à ce que le mouvement s’enfonce dans les sables du dialogue social, avec cependant aujourd’hui un tour inédit, symptôme de la métamorphose des syndicats français vers un modèle « à l’allemande ».

Les discussions, le dialogue, les concertations et maintenant la négociation ?

Au 11e jour d’une grève toujours bien suivie, le DRH de la SNCF, Benjamin Raigneau, a au moins une raison de rester optimiste : « Le contact n’est pas rompu, a-t-il déclaré au journal Le Monde du 29 avril, tout le monde vient aux réunions et tout le monde y reste. » Car les concertations entre direction, gouvernement et syndicats n’arrêtent pas depuis début mars, elles s’enchaînent même à des « cadences infernales » – dixit le patron de l’UNSA Ferroviaire, plus prompt à dénoncer ses propres conditions de travail que celles des cheminots du terrain.

Pour discuter de quoi ? Mystère… Il faut lire entre les lignes pour décrypter les enjeux de discussions officielles et officieuses, qui ne sont jamais présentés ni aux grévistes réunis en AG, ni même aux syndiqués.

Dès le 22 mars, certaines AG ont adopté la revendication du retrait pur et simple du projet de « pacte ferroviaire ». De son côté, l’intersyndicale UNSA, CFDT, CGT et Sud a publié le lendemain une plateforme en huit points, une façon de signifier au gouvernement les axes de négociations prioritaires qui permettraient la « sortie de crise » déjà recherchée avant même que la grève n’ait commencé.

Première revendication de l’intersyndicale : la reprise de la dette ferroviaire par l’État. Une belle arnaque puisque, pour transformer la SNCF en Société Anonyme comme le prévoit le « pacte ferroviaire », il faut la débarrasser de ce fardeau qui l’entraînerait immédiatement vers la liquidation. Quel intérêt pour les cheminots ? Aucun. Les directions syndicales se posent en gestionnaires de l’entreprise SNCF, pas en défenseurs des travailleurs du rail, comme le montre le slogan de la CGT « la SNCF, certains veulent la descendre, nous on la défend ».

Le dernier des huit points de la plateforme porte sur la nécessité d’une convention collective [1] « revue à la hausse » – en lieu et place du statut, ce qui est une façon d’entériner la réforme. Le flou de la formule laisse la part belle à de futures négociations avec le patronat du ferroviaire – mais pas de trace d’une revendication à proprement parler qui pourrait être défendue par les grévistes et comprise dans les autres secteurs.

De salons en salons

Le 19 avril, deux jours après le vote par l’assemblée de la loi d’habilitation, les syndicats cheminots ont claqué la porte des concertations qui duraient depuis un mois et demi avec la ministre des Transports, Élisabeth Borne. Mais pour réclamer immédiatement une nouvelle discussion avec le Premier ministre, qui l’a acceptée de bon cœur. Le 7 mai, les quatre fédérations représentatives iront, une par une, s’entretenir avec Édouard Philippe, et elles présentent toutes ce rendez-vous comme une victoire à mettre au crédit de la pression des grévistes.

Depuis, le ton a nettement changé. Pour l’intersyndicale au complet, y compris Sud-Rail, il ne s’agit même plus d’imposer la maigre plateforme en huit points mais d’obtenir l’ouverture de « négociations » – prière de ne pas confondre avec les concertations en tout genre engagées depuis des mois puisque ces nouvelles « négociations » devront être« tripartites (syndicats/gouvernement/patronat) et conduites par le Premier ministre lui-même [2] ».

Pour discuter quoi ? La dette, la convention collective et, officieusement, les moyens syndicaux dans le cadre de la mise en place des CSE [3] à la SNCF. Car, si les cheminots défendent leur peau, les bureaucraties syndicales, elles, tiennent à leur bout de gras. Depuis dix ans, le patronat, à travers les gouvernements successifs, a engagé une réforme profonde dans la gestion du dialogue social visant à accentuer l’intégration des syndicats. De la loi sur la représentativité à la loi travail en passant par la loi Rebsamen, l’objectif est de professionnaliser les syndicats de manière à renforcer les appareils et à affaiblir leurs bases militantes.

Les bureaucraties ne contestent pas cette évolution. La CFDT en tête, mais aussi la CGT, affichent même leur volonté d’accélérer leur métamorphose en syndicats « à l’allemande » dont les pouvoirs de discuter les accords d’entreprise ou de branche (ferroviaire ou pas) seraient renforcés en échange d’un encadrement plus strict du droit de grève et de son exercice. L’enjeu pour les différents appareils est de se positionner au mieux vis-à-vis de l’État dans cette période de transformation.

La concurrence est rude entre les deux confédérations les plus importantes, la CFDT et la CGT. La première se positionne depuis plus de trente ans comme l’interlocuteur responsable soucieux d’éviter les conflits, ce qui en fait la chérie des gouvernants mais a réduit à peau de chagrin son poids dans les grèves et les manifestations. Rares sont les AG de cheminots où la CFDT est présente, même si elle y appelle ! De son côté la CGT garde une capacité de mobilisation bien plus importante qui la rend à la fois plus inamicale et plus indispensable au patronat et aux gouvernements. Dans ce bras de fer entre Macron et les cheminots, elle tente de montrer sa capacité à déclencher, encadrer puis arrêter la grève, de manière à apparaître comme un interlocuteur incontournable.

Dialogue social à temps plein mais grève à temps partiel

Et il est vrai que la démonstration est frappante. Le fameux calendrier de grève perlée, calé sur les trois mois de négociation, impose aux nombreux cheminots qui le suivent de reprendre le travail tous les cinq jours. « On bloque la production pendant deux jours et on la fait repartir pendant trois jours. De quoi devenir schizo ! » constate une gréviste de Gare de Lyon. « C’est comme si on faisait la grève de la faim deux jours, pour bouffer les trois autres... ça s’appelle pas la grève, ça s’appelle un régime », dit un gréviste du Bourget. Les dirigeants syndicaux vantent cette grève « à l’économie » en AG face à la fraction la plus déterminée des cheminots, une manière de s’aligner sur les couches les moins conscientes. Le patronat, de son côté, a eu tout le loisir d’étudier le plan de bataille fourni à l’avance sous forme de calendrier et de prendre des dispositions pour assurer les voyages d’affaires de ses cadres ou le transport de ses matières premières.

Cette stratégie n’est pas faite pour gagner, ni le retrait du pacte ferroviaire, ni aucune des revendications des cheminots. Elle est d’un côté un gage de la bonne volonté des appareils d’accompagner la réforme du dialogue social – une grève « à l’allemande » pour aller vers des syndicats « à l’allemande ». Et d’un autre côté une manière de se soustraire un peu plus à la pression des grévistes, de vider les AG.

Ces AG qui votent chaque jour la reconduction de la grève avaient gagné leurs lettres de noblesse à la SNCF lors du mouvement de l’hiver 1986, déclenché malgré les bureaucraties syndicales et qui avait vu naître une véritable coordination. En 1995, les syndicats avaient poussé à la mobilisation contre le plan Juppé, et donc repris à leur compte et légitimé cette méthode de la reconduction par les AG. Les nombreux mouvements cheminots qui ont suivi (2000, 2003, 2007, 2010, 2014 et 2016) ont tous repris cette forme d’organisation. L’existence d’AG ne signifiait pas que la conduite de ces grèves échappaient aux directions syndicales, loin de là. Mais ces rassemblements quotidiens de grévistes étaient une épine dans le pied des bureaucrates, tenus de justifier leur politique au risque de la voir rejetée.

Convergence des luttes ou juxtaposition de grèves perlées ?

La grève perlée sur calendrier fait déjà tache d’huile dans d’autres secteurs comme à Air France – où l’intersyndicale a pris soin de superposer le moins possible les jours de grève à ceux de la SNCF. Décidément les enjeux de la lutte des cheminots dépassent largement le secteur ferroviaire et concernent toute la classe ouvrière.

Les cheminots grévistes sont attentifs aux luttes qui agitent les autres secteurs – étudiants, Carrefour, Air France, EdF – car ils ont bien compris que l’extension de leur mouvement, ou au moins la menace de son extension, serait un facteur décisif pour gagner. Les directions syndicales, lorsqu’elles ne combattent pas l’idée même de convergence des luttes comme le fait la CFDT, font tout pour les disperser. Ainsi, le 3 mai, les cheminots, les agents des finances publiques et les enseignants sont appelés à manifester à Paris, mais dans trois endroits différents.

Cette politique des directions syndicales est démoralisante, mais la participation massive des cheminots à la grève prouve la profondeur du mécontentement. Il n’est pas dit que les digues bureaucratiques ne seront pas débordées !

30 avril 2018, Raphaël PRESTON


[1La négociation de cette convention collective ferroviaire est en cours depuis la réforme de 2016. Voir CR n°105, avril-mai 2016.

[2InfoLutte du 25 avril, Fédération CGT des cheminots.

[3Comité social et économique, introduit par les ordonnances « Loi Travail 2 ».

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