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Ukraine

Fédération de Russie : Les travailleurs immigrés dans la jungle capitaliste

Mis en ligne le 8 mars 2014 Convergences Monde

Des dizaines de milliers d’ouvriers immigrés ont trimé aux infrastructures des Olympiades de Sotchi ! Passeports confisqués, travail forcé douze heures d’affilée, absence de contrats de travail, faux visas de tourisme, tromperies sur les salaires, conditions de logement indécentes... Un travailleur serbe de 41 ans, recruté dans la ville de Sabac où sévit un chômage endémique, a ainsi témoigné : « Les conditions étaient mauvaises, mais je me suis dit que ce n’était que pour deux mois. Cela faisait pas mal d’argent et j’en avais besoin. » Il décrit un voyage en bus de 27 heures pour parvenir à Sotchi, les logements insalubres, le travail comme plâtrier sans contrat. Sur les 4 000 euros qui lui avaient été promis au moment de l’embauche, il n’en a touché que 600, dépensés quasi intégralement en nourriture. Un autre travailleur serbe raconte : « Nous n’avions que des toilettes en plein air (…), quatre pour à peu près 200 travailleurs sur le chantier, et nous devions payer 150 roubles pour prendre une douche. »

Mais il n’y a pas qu’à Sotchi…

Les autorités russes estiment de 10 à 12 millions le nombre d’immigrés en Fédération de Russie (sur une population totale de 143,5 millions), dont au moins 3 millions seraient illégaux, le plus souvent employés dans le bâtiment, l’agriculture, le commerce, à des postes durs et mal payés. Ils proviennent en bonne part des ex-Républiques de l’URSS, en particulier de celles d’Asie centrale (Ouzbékistan, Tadjikistan, etc.) ou du Sud-Caucase (Azerbaïdjan et Arménie). Mais aussi de régions périphériques et pauvres de la Fédération elle-même, du Nord-Caucase par exemple, peuplées de citoyens russes certes, mais de seconde zone. Des régions ou pays minés par la pauvreté et le chômage, où l’émigration est une ressource indispensable pour bien des familles. L’argent envoyé au pays par ces travailleurs représentait ainsi 5,7 milliards de dollars en 2012 pour l’Ouzbékistan, soit 11 % de son PIB [1].

Étranger lointain, étranger proche… et si personne n’était plus « étranger » ?

De la vaste communauté « multiethnique » que l’URSS se flattait d’être (mais où Staline ne s’est pas privé de déporter des peuples entiers) à la jungle capitaliste actuelle, la situation a bien changé. Ceux que la pauvreté fait aujourd’hui partir de chez eux trouvent à l’arrivée précarité, exploitation et racisme. Rien malheureusement que de très classique. Mais la dissolution de l’URSS a ouvert les vannes d’importants mouvements de population, dans tous les sens. Des Russes vivant depuis des générations dans les Républiques devenues indépendantes ont préféré se rapatrier sous des pressions hostiles. D’autres ont quitté légalement ou non leurs Républiques désormais indépendantes pour trouver du travail en Russie [2], dans un climat marqué par un ressentiment fort à l’encontre de ces anciennes Républiques ayant quitté le giron. Ressentiments voire haines exacerbés aussi par les guerres en Tchétchénie et les attentats « islamistes » dans le Nord-Caucase. L’amalgame étant fait entre les ressortissants des Républiques indépendantes d’Asie centrale et les Caucasiens, dont ceux du Nord ont la citoyenneté russe. Les uns et les autres, élégamment traités de « culs noirs » par les racistes, à commencer par la presse nationaliste.

Assassinats, pogroms… encouragés d’en haut

En Russie comme ailleurs, le racisme peut tuer. Selon l’ONG Sova, les attaques racistes ont fait 170 blessés et 20 morts pour la seule année 2013, concentrés à Moscou (respectivement 53 et 8) et Saint-Pétersbourg (32 et 3) [3]. Des actes en hausse par rapport aux années précédentes et dont les principales victimes sont les immigrés en provenance d’Asie Centrale et du Caucase.

C’est allé jusqu’à de véritables pogroms anti-immigrés, comme le 13 octobre 2013 à Birioulovo [4], une banlieue de Moscou, où un important marché de gros en fruits et légumes (sorte de Rungis informel), sur lequel travaillaient majoritairement des immigrés, a été saccagé aux cris de «  La Russie aux Russes ! ». Les émeutiers étaient principalement des jeunes « ultras » de la mouvance d’extrême droite, venus de toute la ville pour faire une démonstration de force. Au lendemain de l’émeute, un vieil Ouzbek a été trouvé mort sur une voie ferrée, le corps lardé de coups de couteaux. La police de Poutine a répliqué en arrêtant… 1 200 immigrés ! À Saint-Pétersbourg, des milices de jeunes nationalistes agissent aux côtés de la police pour « nettoyer » des marchés de migrants illégaux.

La revendication des émeutiers nationalistes a été satisfaite : le marché de Birioulovo a été fermé. Ce qui n’a rien changé à la situation sociale de ce quartier pauvre, coupé du reste de Moscou car non desservi par le métro, où les loyers peu chers attirent les étrangers mais également des familles russes à bas revenu [5]. La mixité sociale ne fait pas bon ménage avec la misère ! Mais de grandes enseignes de supermarchés (grands employeurs par ailleurs de travailleurs immigrés sous-payés, y compris venus de Chine ou de Corée) trouvent leur compte à ces « nettoyages » : leurs réseaux d’approvisionnement n’auront plus à faire face à la concurrence des réseaux « ethniques ».

Si l’immigration, selon des sondages, est considérée par un tiers des Russes comme un des problèmes actuels [6], c’est que l’atmosphère anti-immigrés est largement attisée par les politiciens de tous bords, jusqu’au bloggeur et avocat Alexeï Navalny, faisant figure de libéral « civilisé » et principal opposant à Poutine. Ses sympathies nationalistes sont bien connues et il n’hésite pas à entretenir le mythe d’une « criminalité ethnique » en Russie : « J’ai regardé les statistiques. Savez-vous que près de 50 % des crimes et délits sont commis par des étrangers ? Que les vols sont en hausse de 87 % ? » La Cour Suprême russe indique pourtant que les étrangers ne représentent que 3,8 % des condamnés, la plupart du temps pour irrégularité du séjour et non pour délinquance. Le racisme « ordinaire » est d’abord distillé d’en haut.

Des travailleurs indispensables... aux patrons russes

Victimes d’un racisme violent, harcelés par la police, les immigrés n’en sont pas moins indispensables aux patrons russes en manque de main-d’œuvre. Alors que la population résidant en Russie décroît depuis 1992 et que les pénuries de main-d’œuvre se font sentir dans certains secteurs économiques, entre autres aux postes les moins qualifiés, les travailleurs immigrés – comme ailleurs – suppléent aux manques et représenteraient ainsi près de 10 % de la population active en Russie. Pour le plus grand bonheur des patrons russes qui profitent de cette main-d’œuvre bon marché et maintenue dans un état de traque administrative propice à sa surexploitation. Du côté du gouvernement, tout est fait pour les maintenir dans une situation d’illégalité. Une seule antenne du Service Fédéral des Migrations est ouverte pour l’ensemble de la ville de Moscou : y obtenir un permis de travail s’apparente à une guerre d’usure. La précarité administrative s’associe à la corruption plus ou moins ouverte. Une société privée, en bons termes avec les autorités, facture jusqu’à 6 000 roubles (120 euros) la préparation des dossiers de demande de titre de séjour. Sans parler du marché noir où ces titres sont tout bonnement à vendre. Ainsi, pour prendre l’exemple des Kirghizes, de janvier à octobre 2013, d’après les statistiques russes officielles, ils sont 133 500 à avoir obtenu un permis de travail, alors que le ministère des migrations et de la jeunesse du Kirghizstan estime qu’entre 350 000 et 500 000 d’entre eux ont travaillé en Russie sur la même période.

Une situation qui met les travailleurs immigrés à la merci de raids policiers, comme celui mené en mai dernier à Moscou à la suite duquel 200 travailleurs, la plupart vietnamiens, travaillant sur des machines à coudre dans un sweat shop, ont été expulsés. Manière pour Poutine de donner le change à bon compte face aux poussées xénophobes.

Mais la répression contre les travailleurs migrants tranche avec la mansuétude à l’égard des patrons qui les emploient, jamais inquiétés. Les marches de la Fédération de Russie constituent un vivier de main-d’œuvre dans lequel ils peuvent piocher. Certains considèrent d’ailleurs la politique gouvernementale comme trop restrictive et demandent une ouverture plus grande, voire une régularisation massive [7].

15 février 2014, Sacha CREPINI


Le balai russe aux Russes !

Les immigrés font le travail que les Russes ne voudraient pas faire, ou en tout cas pas à n’importe quelles conditions [8]. À Kronstadt, par exemple, la municipalité a fait nettoyer les rues, jusqu’à l’été 2013, par des balayeurs caucasiens embauchés par un sous-traitant. Mais la crise de 2008 a entraîné des licenciements massifs sur les chantiers navals et créé une situation où les emplois jusqu’ici dédaignés par les locaux sont devenus recherchés. Les balayeurs caucasiens ont donc été virés par la mairie, qui a embauché des balayeurs russes [9].


[1Migration Policy Centre, Russia, Juin 2013, www.migrationpolicycentre.eu.

[260 % des flux d’immigration des années 1990 étaient composés de russes « rapatriés », 84 % si l’on ajoute les Biélorusses et les Ukrainiens. Anatoli Vichnevski, L’immigration en Russie, perception et conséquences sociopolitiques (www.ccifr.ru/uploaded/Observatoire/revue/pdf/spec_RGA_french_Anatolii_Vishnevski.pdf). Ces flux de « russes ethniques » quittant les pays nouvellement indépendants pour « rentrer » dans une Russie que, pour la plupart, ils ne connaissaient pas, ont constitué un moteur de plus au ressentiment.

[3www.sova-center.ru.

[4L’élément déclencheur : l’assassinat d’un jeune homme russe par un homme décrit par des témoins comme de « faciès non slave ». Le pogrom de Birioulovo n’est pas unique en son genre : en décembre 2010, une manifestation de jeunes nationalistes avait tourné à l’émeute en plein centre de Moscou, suite au décès d’un jeune dans une rixe avec des Caucasiens. En juillet 2013, une manifestation xénophobe avait eu lieu à Pougatchev (région de la Volga) après un meurtre attribué à des Tchétchènes.

[5« Biriouliovo est un quartier peuplé de personnes à bas revenus et, compte tenu du climat conflictuel général, la xénophobie et l’empressement à canaliser l’agressivité sur les étrangers y sont plus prononcés », explique Lev Goudkov, directeur du Centre Levada, un institut de sondage indépendant.

[6Un sondage récent de l’institut de sondage Levada auprès de 1 000 moscovites montre que 55 % estiment que le nombre d’immigrés dans la ville est un problème majeur.

[7Le délégué russe aux droits des entrepreneurs, et grand patron, Boris Titov a pris position en ce sens en septembre 2013.

[8Diaporama sur les conditions de vie et de travail de travailleurs migrants en Russie : www.rferl.org/content/russia-migrants-tough-year/25214624.html.

[9Komsomolskaïa Pravda, 12 novembre 2013.

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Numéro 92, mars 2014

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