Aller au contenu de la page

Attention : Votre navigateur web est trop ancien pour afficher correctement ce site internet.

Nous vous recommandons une mise à niveau ou d'utiliser un autre navigateur.

Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 74, mars-avril 2011 > Tunisie, Egypte, Lybie, Algérie...

Tunisie, Egypte, Lybie, Algérie...

Égypte : De la « révolution Facebook » à l’irruption de la classe ouvrière

Mis en ligne le 10 mars 2011 Convergences Monde

Khaled Saïd restera peut-être dans l’histoire comme le Mohamed Bouazizi égyptien, celui par qui tout est arrivé. Arrêté pour avoir dénoncé sur internet le comportement de certains policiers, il était retrouvé mort en juin dernier, victime d’un tabassage appuyé. Cette bavure de trop avait suscité à l’automne une campagne de protestation intitulée « nous sommes tous Khaled Saïd » et des premières manifestations. C’est dire que le feu couvait. Mais pas seulement dans le milieu étudiant ou sur Facebook. Il couvait aussi depuis quelques années dans la classe ouvrière avec d’importants mouvements de grèves depuis 2006-2007. Avec des liens entre les deux puisque c’est notamment en solidarité avec les grévistes du textile du printemps 2008 que s’était créé ce « Mouvement du 6 avril » qui fait partie des réseaux ayant appelé aux manifestations de ces dernières semaines.

La campagne de protestation contre le régime et les exactions policières rebondissait le 25 janvier, jour de la fête nationale de la police. Mais la chute de Ben Ali en Tunisie donnait une tout autre dimension à l’appel à manifester ce jour-là au Caire : c’est le régime tout entier qui était visé, et plus seulement sa police. Le mouvement s’étendait à Suez et tout le long du Nil, d’Alexandrie à Assouan. On était déjà loin de Facebook ou des réseaux Twitter : toutes les couches de la population s’y mêlaient, des étudiants révoltés par l’absence de toute liberté et la corruption, aux jeunes des quartiers pauvres, du vendeur à la sauvette à l’ouvrier ou au chômeur.

Rien n’arrête la révolution montante

Dès lors, le pouvoir est allé d’échec en échec dans sa tentative de reprendre la situation en main. Lors du « jour de colère », vendredi 28 janvier, la police est débordée en dépit du blocage d’internet. Au Caire, la foule traverse le Pont du 6 octobre [1] malgré un barrage de canon à eau. Le ministère de l’Intérieur fait tirer à balles réelles, explosives selon certains témoins, sans succès. À Suez, on compte les morts par dizaines. Les beltaguis, des nervis armés de bâtons issus des quartiers pauvres, sont lâchés. Sans effet ; on verra des manifestantes donner à manger à certains de ces mômes affamés des bidonvilles. D’autres fuient un recrutement forcé en rejoignant la place Tahrir.

La police n’a pas réussi à s’imposer ? L’armée déploie ses blindés. Mais sans intervenir contre les manifestants. L’état-major ne veut pas prendre le risque de sombrer avec Moubarak et se réserve déjà pour assurer la relève. La foule répond en acclamant les militaires, à la fois parce qu’ils sont considérés comme plus proches du peuple que les flics, mais aussi pour se les mettre dans la poche. L’état-major ne saura bientôt plus comment soustraire ses troupes à son influence sans perdre la face. De même, le couvre-feu a l’effet paradoxal de vider Le Caire de ses embouteillages... mais de remplir un peu plus la place Tahrir.

Et c’est le pouvoir qui recule. Moubarak est contraint par l’état-major et les États-Unis de faire des concessions. Mardi 1er février, il annonce qu’il ne se représentera pas à l’élection présidentielle de septembre. Puis il nomme vice-président Omar Souleiman, un chef des services de renseignements. Celui-ci est chargé d’entamer des négociations avec l’opposition, y compris les Frères musulmans, en vue d’une « transition démocratique ».

La classe ouvrière donne le coup de grâce

Parallèlement le despote s’accroche au pouvoir. Il envoie ses prétendus « partisans » prendre d’assaut la place Tahrir, à pied, à cheval ou à dos de chameau, équipés de longs bâtons ou de sabres, ou jetant des cocktails Molotov depuis les toits aux alentours. Ménageant les deux camps, l’armée reste l’arme au pied, tandis que les manifestants repoussent avec leurs propres forces ceux qui se révèlent être en fait des policiers en civil et des hommes de main payés pour la tâche. Le bilan est de 11 morts et 60 blessés. Mais on continue d’affluer sur la place en famille. L’humour reste maître des pancartes, tels ces « Moubarak dégage ! » écrits dans toutes les langues « parce qu’on cherche celle qu’il comprend ». Et la presse souligne la fraternité volontairement affichée entre manifestants coptes et musulmans sur la place Tahrir. Surtout, les manifestants sont de plus en plus nombreux et déterminés. En plus du Caire, à Mansoura, Alexandrie dans le delta du Nil, ou bien Louxor au sud du pays, ils sont des dizaines de milliers le vendredi 4 février, baptisé « jour du départ ».

Mais, pour ce départ, il faudra encore attendre une semaine, cette semaine cruciale où la classe ouvrière entre collectivement dans la danse, avec son arme à elle, les grèves qui fleurissent partout, du Canal de Suez au delta du Nil et la banlieue du Caire (voir notre article La force des travailleurs égyptiens). Le vendredi 11, le vice-président Omar Souleiman annonce que Moubarak démissionne et « confie au Conseil militaire suprême les affaires publiques ».

Ni démocratie ni justice sociale possible par la grâce de l’armée

Ce Conseil militaire suprême s’est surtout empressé d’appeler à l’arrêt de toutes les grèves sous prétexte qu’elles auraient des conséquences « négatives » pour le pays « en ce moment délicat ».

Les chefs des partis d’opposition, Frères musulmans en tête, se sont précipités à la table des négociations avec le Conseil militaire suprême et le Premier ministre. Quelques jeunes leaders de la révolution y ont été également invités. À la plus grande satisfaction du « cyber-militant » Wael Ghonim, cadre de Google que la presse aimait montrer haranguant les foules place Tahrir – il s’en réjouit sur Twitter : « L’Égypte change : huit jeunes sont assis avec deux généraux du Conseil suprême des forces armées et échangent librement des opinions ! ».

Mais les militaires, eux, n’ont pas changé. Et les manifestants qui ont, une nouvelle fois, déferlé dans les rues du Caire une semaine plus tard, le vendredi 18 février, pour fêter la victoire, brandissaient les photos de leurs morts, réclamaient des nouvelles d’un fils ou un frère toujours emprisonné, sommaient l’armée de rendre le pouvoir à un gouvernement civil. Moins naïfs que le jeune cyber-héros. Quant aux mouvements de grèves, ils continuent, malgré les appels de l’armée. Tant les revendications démocratiques et les revendications sociales sont étroitement liées. Tant la seule classe qui peut les mener à bout est celle qui s’en prend aux racines même de la dictature, l’exploitation capitaliste que l’armée a pour tâche de protéger.

Le 28 février 2011

Mathieu PARANT


[1Baptisé ainsi en l’honneur du 6 octobre 1973, début de la guerre du Kippour contre Israël, quand Anouar El-Sadate fit franchir le canal de Suez par l’armée égyptienne.

Mots-clés : |

Imprimer Imprimer cet article