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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 49, janvier-février 2007

Bolivie : Morales à la croisée des chemins ?

Mis en ligne le 18 janvier 2007 Convergences Monde

L’élection d’Evo Morales le 18 décembre 2005 à la tête de l’État bolivien a suscité parmi la population bien des espoirs. Un Indien aymara, le fondateur du Mas (Mouvement vers le socialisme), au pouvoir ! Avec au programme : convocation d’une Assemblée constituante et nationalisation des hydrocarbures, deux revendications phares des ouvriers et paysans en lutte depuis des années. Ces luttes ont d’ailleurs fait tomber deux présidents, Sánchez de Lozada (octobre 2003) et son successeur Carlos Mesa (printemps 2005) avant de porter au pouvoir Morales, l’un des principaux leaders de ce mouvement, à la tête du syndicat des paysans cultivateurs de coca. Dans ces conditions, celui-ci ne pouvait donc promettre moins. Un an après, qu’en est-il ?

Des débuts paisibles

C’est dans un climat plutôt pacifié que Morales a mis en œuvre son programme. En mars 2006, il a fait promulguer la loi de convocation de l’Assemblée Constituante. Le 1er mai, il a signé le décret de nationalisation des hydrocarbures qui décidait un repartage des profits : 82 % pour l’État bolivien, 18 % pour les compagnies pétrolières et gazières [1]. Très populaire, cette mesure ne lui a cependant pas aliéné les plus riches. La réaction de la bourgeoisie bolivienne a été modérée (à part à Santa Cruz, région de l’Oriente, la plus riche du pays, qui veut faire sécession depuis quelques années). Une partie des classes moyennes aisées a même voté pour Morales, pensant que c’était la meilleure façon d’en finir avec l’instabilité sociale. Quant aux grandes compagnies pétrolières et gazières, toutes étrangères (parmi lesquelles Total), après avoir poussé des cris d’indignation, elles ont signé les nouveaux contrats. Estimant sans doute, elles aussi, que Morales calmerait une situation susceptible, en se prolongeant, de mettre à mal bien plus encore leurs intérêts.

D’ailleurs, le nouveau président a d’emblée cherché à rassurer. En mettant sur pied, pour commencer, un gouvernement très composite dans lequel ont pris place plusieurs politiciens bourgeois aux affaires dans les années 1990, tels Carlos Villegas aux hydrocarbures, Hernando Larerazabal ou encore Salvador Ric (fortune estimée à 30 millions d’euros) aux travaux publics. Mais l’appartenance au Mas n’est pas plus un gage de radicalité, comme le montre l’exemple du vice-président García Linera. Ce sociologue, ancien guérillero qui passe pour l’inspirateur de Morales, se dit de « centre gauche » et adepte d’un « petit capitalisme andin ». Le Mas est en effet une coalition de tendances diverses : les cocaleros de Morales y côtoient des syndicalistes, des intellectuels de gauche, d’ex-maoïstes, d’ex-guérilleros et même les patrons de la Fencomin, la fédération des mines coopératives (privées).

Durant ces premiers mois, ce sont les éléments les plus droitiers du gouvernement qui ont donné le ton. Le vice-président García Linera se déclarait pour une « sortie de crise pactée » à laquelle devait contribuer la nouvelle Assemblée constituante, et il s’est entendu avec l’opposition pour que l’approbation de la nouvelle constitution nécessite une majorité des deux-tiers. Le Mas ne disposant que de 50 % des sièges, cette règle a profité à la droite. Il a même promis l’autonomie aux patrons sécessionnistes de Santa Cruz. Et rassuré les propriétaires terriens : la réforme agraire sera light.

À la tête du ministère des Mines, le dirigeant de la Fencomin Villarroel a commencé par favoriser les coopératives privées... encourageant ainsi 4 000 mineurs coopérativistes à attaquer les 5 et 6 octobre la mine d’État de Huanuni afin de s’en emparer. L’attaque a fait de nombreuses victimes : en tout 21 morts et plus de 50 blessés.

Volte-face

Ce massacre a obligé Morales à faire volte-face : il a pris le parti des mineurs salariés de Huanuni et de leur syndicat (la FSTMB, liée à la Cob, la puissante centrale syndicale) contre les coopérativistes. Il a renvoyé son « ami » Villarroel, remplacé par un dirigeant de la FSTMB, et décrété la nationalisation de toutes les mines. Avec promesse d’intégrer les mineurs coopérativistes au secteur d’État, et de salaires élevés pour ceux de Huanuni (3 300 bolivianos, soit 330 €, alors que le salaire moyen en Bolivie est de l’ordre de 50 €).

De tels revirements se sont multipliés, Morales étant obligé de contre-balancer les propos ou les mesures de certains membres de son gouvernement, sous la pression des masses qui l’ont porté au pouvoir. Il est ainsi revenu sur la loi des deux-tiers à la Constituante, pourtant entérinée par son gouvernement, et s’est prononcé pour la majorité absolue. L’opposition ne cesse depuis de le traiter de « dictateur » et de « fasciste ».

Cette bataille de la Constituante a marqué le début d’un durcissement de l’opposition de la droite et des possédants qui s’est cristallisée aussi autour de la question de la réforme agraire, revendication paysanne essentielle dans un pays où 80 % des terres sont concentrées entre les mains de 10 % de propriétaires terriens. Cette réforme agraire reste pourtant très modeste : elle consisterait en achats de terres et de matériel par l’État à l’aide de crédits de la Banque mondiale pour les distribuer aux paysans et en une confiscation des terres non cultivées (on ne sait dans quelle proportion). Ce qui n’empêche pas les propriétaires terriens de réclamer des indemnisations et d’exiger que la vérification que les terres sont cultivées soit effectuée non tous les six mois comme le souhaite le gouvernement mais tous les... cinq ans.

Radicalisation des deux camps

Assemblée constituante et réforme agraire sont donc, depuis 3 mois, les deux chevaux de bataille de l’opposition qui s’est lancée dans une véritable campagne de déstabilisation du gouvernement. Tant sur le terrain parlementaire : blocage au Parlement et au Sénat afin d’empêcher le gouvernement de légiférer... que dans la rue : création de « comités civiques » appelant à des marches de propriétaires terriens, à une grève de la faim, et, le 24 novembre, à un « paro nacional » (blocages, manifs et grèves). Sans remporter jusqu’ici de véritable succès : quelques centaines de manifestants, autant de grévistes de la faim, parmi lesquels une poignée de députés et de préfets, un général, un grand patron. Mais, tout en étant engagés dans des négociations avec le gouvernement, les dirigeants de la Fencomin ont continué de fomenter occupations de mines et barrages de routes.

À cette agitation anti-gouvernementale a répondu celle de larges secteurs de la classe ouvrière et de la paysannerie, derrière notamment la Cob et les associations de quartiers (dont la Fejuve, regroupant les habitants d’El Alto, l’immense banlieue populaire de La Paz). Depuis octobre, dans la capitale La Paz, conducteurs de bus, enseignants, étudiants, vendeurs des rues, chauffeurs de taxis, artisans, personnels de santé, retraité, etc., ont défilé les uns après les autres. Ainsi les travailleurs de la presse exigeant que l’État prenne le contrôle de la presse pour que celle-ci soit « mise au service des ouvriers, des paysans et des classes moyennes progressistes ». La Fejuve, elle, exigeait le départ de la société Aguas Del Illimani, filiale de Suez, chargée de la gestion de l’eau à El Alto, qui pratique un véritable racket, et demandait la démission du ministre des Eaux accusé de traîner volontairement en longueur.

Dans les campagnes, des paysans pauvres (organisés par la CSTUCB, principal syndicat paysan proche de la Cob) ont entamé des marches qui ont convergé le 28 novembre sur La Paz où se sont retrouvés plusieurs milliers de manifestants accueillis chaleureusement par de nombreux habitants.

Ainsi, les heurts entre partisans des deux camps se sont multipliés : attaques de grévistes de la faim par des militants du Mas, de membres des « comités civiques » contre des boutiques tenues par des commerçants pro-Morales.

Sous la pression montante, Morales a alors multiplié les annonces et les décrets spectaculaires : réforme de la protection des travailleurs agricoles qui renforce les sanctions contre le travail forcé, interdit le paiement à la journée, oblige les patrons à fournir un moyen de transport à tous les salariés habitant à plus de 2 km de leur lieu de travail et à compter le temps de trajet dans le temps de travail ; baisse de l’âge de la retraite des mineurs et des métallos, à 50 ans pour les hommes et 45 pour les femmes ; médecine gratuite ; hausse de 5 % du salaire minimum, qui passe de 500 à 525 bolivianos (50 €), hausse bien modeste en regard du doublement promis lors de son arrivée au pouvoir.

Mais, pour le moment, toutes ces mesures restent à l’état de déclarations. Le Mas peine à faire voter ses projets de loi face aux manœuvres de la droite. Et, une fois votées ou décrétées, les réformes ne sont guère suivies d’effets.

Une part croissante de la population, avide de changements rapides, tend alors de plus en plus à agir d’elle-même : des paysans se saisissent des terres ; à l’appel de la Cob, les salariés de cinq hôpitaux et treize polycliniques ont écarté leurs anciennes directions et en ont mis en place de nouvelles sous le contrôle des élus du personnel, initiative imitée dans des maisons de retraite, avec la participation des retraités ; dans la région de Caranta, plusieurs centaines d’habitants ont occupé les installations pétrolières de la compagnie brésilienne Petrobras et séquestré certains cadres pour exiger que la compagnie finance la réfection des routes de la région ou mette en place un service de distribution de gaz aux habitants.

Les va-et-vient de Morales

Morales semble pour le moment soutenir ces mouvements, et même la plupart des occupations « sauvages ». Il appelle notamment les paysans sans terre à poursuivre leur mobilisation. Interpellé énergiquement dans les meetings où il se rend, il n’est d’ailleurs pas en position de faire moins. Mais, dans le même temps, il poursuit les négociations avec l’opposition, la Fencomin, les comités civiques, etc., qui l’amènent à des compromis : fin décembre, il a fini par céder sur la règle des deux-tiers à la Constituante et renoncé à nationaliser toutes les mines, tolérant un secteur privé à côté du secteur d’État. Surtout, les paysans, les mineurs salariés, la population des faubourgs, etc., ne sont pas invités en masse à appliquer eux-mêmes les réformes... qui sans cela n’auront guère de réalité.

Son bras armé, il semble le chercher plutôt du côté de... l’armée. Celle-ci doit être selon lui, « partie prenante du changement social ». C’est sur elle qu’il s’est appuyé le 1er mai 2005, lors de la nationalisation des hydrocarbures, en l’envoyant occuper les sites gaziers et pétroliers. C’est elle qu’il a envoyée en décembre 2006 face aux groupes d’extrême droite qui occupaient divers bâtiments publics de Santa Cruz. Le 12 décembre, c’est encore à elle qu’il a fait appel pour défendre l’unité nationale face aux menaces de sécession de Santa Cruz. Et il multiplie les gestes en sa faveur : annonce de son « renforcement » et de sa « modernisation », cérémonie de « décoration collective pour 196 années de fidélités, de dévouement... »

Or, si l’armée semble pour l’instant se ranger derrière le gouvernement, c’est en mettant des nuances. Le 7 décembre, le général en chef des forces armées boliviennes déclarait que l’armée était en « état d’alerte pour se tenir prête à maintenir la paix civile et l’unité du pays » et qu’elle était attachée au respect de la Constitution et de la règle de la majorité des deux-tiers.

Sommes-nous déjà arrivés à la croisée des chemins ? Devant l’exacerbation des tensions, l’armée pourrait bien en effet décider d’intervenir, avec l’aval de Morales ou non, pour restaurer l’ordre. Ou bien l’impatience de la population va-t-elle tourner à l’exaspération et à l’insurrection pour imposer à Morales la réalisation des espoirs qu’il a fait naître, sous peine d’être balayé ?

Une chose est sûre, c’est en ne comptant que sur ses luttes, comme elle l’a fait ces dernières années, que la population bolivienne pourra imposer aux classes possédantes un véritable repartage des richesses.

10 janvier 2007

Agathe MALLET


Les mines entre les « coopératives » et l’État

Dans les années 1980 plus de 20 000 mineurs de l’entreprise d’État, la Comibol, furent licenciés à la suite d’une importante grève. La Comibol passa de 30 000 à 7 000 salariés. Des milliers de mineurs durent quitter les villes minières (les logements appartenant à l’entreprise), une partie d’entre eux s’installant dans la région tropicale de Chapare et se reconvertissant en cultivateurs de coca (ils formeront la principale base du Mas). D’autres allèrent grossir les bidonvilles d’El Alto, banlieue de La Paz. D’autres encore se regroupèrent et occupèrent les mines abandonnées que l’État leur donna en concession et constituèrent des coopératives... d’où a surgi peu à peu une couche dirigeante qui s’est enrichie lors de la remontée du prix de l’étain et en exploitant férocement une majorité de peones, mineurs payés à la journée, chargés du transport du minerai dans des conditions exécrables, privés de droit syndical...

Avec la remontée du cours de l’étain, l’État décida de remettre la main sur plusieurs mines concédées aux coopérativistes, dont celle de Huanuni. Mais cela aiguisa aussi la voracité des coopératives, constituées en fédération, la Fencomin. Celle-ci, ces dernières années, devint un puissant groupe de pression économique dans les régions minières (maintes coopératives sont devenues des filiales de grosses sociétés étrangères, telle la britannique RGB qui exploitait la mine de Huanuni), obtenant des gouvernements successifs la garantie que son statut serait préservé tout en s’emparant une à une de mines aussitôt privatisées.

L’arrivée de Morales au pouvoir n’allait pas au début contrarier la puissante Fencomin (employant 60 000 mineurs). Et pour cause : celle-ci fut l’alliée du Mas contre l’ancien président démis Sánchez de Lozada et la Cob, la puissante centrale syndicale concurrente (une bonne partie des dirigeants de la Fencomin est d’ailleurs au Mas). Et, échange de bons procédés, Morales confiait en décembre 2005 le ministère des mines à l’un de ses dirigeants...


[1Chiffres à prendre avec des pincettes : au-delà de l’annonce, les accords signés avec les compagnies sont restés secrets... et devaient être renégociés en octobre.

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