Une classe ouvrière combative mais désarmée politiquement
Mis en ligne le 26 septembre 2006 Convergences Monde
« Surgut et Nefteyugansk sont comme la nuit et le jour » déclarait Poutine dans la ville de Surgut, en Sibérie, pendant la campagne électorale de 2004. Il vantait la principale entreprise de la ville, la compagnie pétrolière Surgutneftegaz, comparée à l’entreprise pétrolière de la ville voisine appartenant au trust banni Ioukos. Mais modèle, l’entreprise ne l’est que pour Poutine et pour ses actionnaires. Le 16 juillet dernier, 5 000 travailleurs se sont rassemblés sur la place centrale de Surgut. Le mouvement, commencé fin juin, portait sur les retraites et les salaires, notamment sur le fait que seuls 30 % du salaire est fixe, 70 % en bonus réduit au moindre retard, à la moindre faute. Si bien qu’un travailleur peut se retrouver en fin de mois avec tout juste 150 €. Mi-août, la direction de Surgutneftegaz reculait en promettant une augmentation de 20 % et le relèvement de la part fixe du salaire.
1989-1991 : explosion des grèves, nouveaux syndicats
Des réactions de la classe ouvrière, il y en a depuis le début des réformes avec la grande grève des mineurs de 1989, puis celles de 1990 et 1991. La grève de 1989 s’était organisée au travers de comités de grévistes. Dans les mines du Kouzbass, ceux-ci avaient pratiquement pris en main le contrôle de l’administration de la région et de son approvisionnement. Cela en dehors du syndicat officiel et dont la bureaucratie était étroitement liée à l’appareil d’État et à la direction des entreprises. C’est dans la foulée de cette grève et de celles d’autres secteurs qui l’ont suivie, qu’étaient nés les premiers syndicats indépendants.
Mais si la combativité était là, sur le plan politique la classe ouvrière russe était totalement désarmée après tant d’années de stalinisme, d’une dictature qui régnait au nom du communisme. Ce qui explique que Gorbatchev ait pu tirer la couverture à lui en prétendant comprendre les revendications des mineurs, flattant le corporatisme et affirmant que pour tous les travailleurs qualifiés, les réformes, le marché ou une plus grande diversité des salaires apporteraient le mieux être.
L’illusion, si tant est qu’elle ait existé, n’a pas duré. En grève à nouveau en juillet 1990, les mineurs réclamaient la démission du gouvernement qui n’avait pas tenu ses engagements de 1989. Déclenchée au moment même du congrès de Parti communiste d’Union soviétique, cette grève apportait de l’eau au moulin d’Eltsine. Ses principaux lieutenants, Iavlinski, auteur du programme des « cinq cent jours » pour rétablir le capitalisme, Gaïdar, futur organisateur de la « thérapie de choc », et Tchoubaïs, l’homme des privatisations, s’étaient d’ailleurs rendus auprès des mineurs vanter leurs projets. Ce qu’ont pu en penser les mineurs est difficile à savoir, mais l’indéniable influence des eltsiniens sur les leaders des nouveaux syndicats a contribué à émousser la portée des luttes ouvrières.
1992-1998 : riposte ouvrière mais « partenariat » syndical
La courbe du nombre des grèves en Russie suit le calendrier des attaques subies. Plus de 6 000 grèves (selon les statistiques gouvernementales probablement inférieures à la réalité) et près de 2 millions de journées sur l’année 1992, celle de la « thérapie de choc » et de l’envolée brutale des prix.
Beaucoup moins nombreuses ont été celles de l’année suivante (8 à 10 fois moins) et du début de 1994. Faute d’une vue claire de ses intérêts politiques et entraînée dans une voie de garage par les directions syndicales, « indépendantes » ou officielles, la classe ouvrière n’a pu réagir que de façon très ambiguë aux privatisations de masses lancées à partir de la fin de l’année 1992. Avoir sa part de contrôle des nouvelles entreprises privées semblait être le mot d’ordre essentiel des « représentants » des travailleurs. Au débat, la formule de privatisation à choisir. La préférence allait à celle qui permettait au « collectif », c’est à dire cadres et ouvriers, d’acquérir la majorité des actions de l’entreprise à un prix préférentiel et contre bons de privatisations (les « vouchers ») ; et les syndicats se retrouvaient, au nom du maintien en vie de l’entreprise et la défense des emplois, dans le même camp que les directeurs, ceux qui prenaient la grosse part des actions et le contrôle de l’entreprise.
Dans cette lignée, la FNPR, l’ancien syndicat unique recyclé qui, grâce à son rôle dans la gestion de services sociaux, restait de loin la plus grande centrale syndicale, a constitué pour l’élection législative de 1995 une alliance électorale, baptisée Union du travail, avec l’Union des entrepreneurs et industriels, sorte de Medef russe. Sans succès : 1,55 % des voix. À la présidentielle de 1996, l’Union des industriels et une partie de leaders syndicaux appelaient tout simplement à voter Eltsine. Quant au principal regroupement des syndicats « alternatifs », le Sotsprof fondé en 1989, ses dirigeants qui se disaient au départ sociaux-démocrates, s’étaient dès 1992 rangés sous la bannière du président russe.
Les grèves ont repris à la fin de l’année 1994 et n’ont cessé de croître pour atteindre en 1997 le nombre de 17 000, impliquant 887 000 grévistes et 6 millions de jours de grève. C’étaient les ripostes à la multiplication des fermetures et restructurations d’entreprises et au développement des impayés salariaux.
Ces luttes eurent parfois une tournure radicale, comme à l’usine de cellulose de Vyborg (ville ouvrière proche de Saint-Pétersbourg) en 1998. Apprenant la menace de transformation de l’usine en une simple scierie, avec à la clé le licenciement de la moitié des 2 200 ouvriers, ceux-ci occupèrent l’usine, en interdisant l’accès aux représentants de deux acheteurs successifs (deux compagnies domiciliées à Chypre). Pendant des mois les ouvriers ont géré l’usine. Mais, une fois de plus, ils s’en remettaient en partie à deux hommes politiques locaux, élisant l’un à la direction de l’usine, l’autre au comité de grève, qui, après des mois de lutte, négocièrent au nom des ouvriers leur reddition.
Une nouvelle grève des mineurs au printemps 1998, bloquant les voies de chemin de fer et venant camper dans la capitale a clôturé cette vague de lutte. Le krach de 1998 et la brutale dévaluation du rouble donnaient un nouveau coup à la classe ouvrière.
Braver le nouveau code du travail...
De 7 000 grèves, impliquant 240 000 grévistes en 1999, le nombre passait à 800 grèves en 2000 et trois fois moins l’année suivante. En 2005 ce nombre est remonté : 2 500 grèves et 83 000 grévistes. On est loin des chiffres des pires années de la crise. Mais certaines grèves, celle de Surgut, celle de Ford, pour les salaires aussi, au mois d’avril, ont été assez tenaces pour que la presse en parle, même à l’étranger.
Ce plus faible nombre de conflits n’est pas dû à la relative stabilisation économique, car les travailleurs n’en bénéficient pas. Le poids du chômage y est probablement pour bien plus. Et les grèves que nous citons sont justement dans des entreprises en bonne santé où les travailleurs se sentent la possibilité de demander leur dû. Mais il est une autre raison : le nouveau code du travail imposé par Poutine depuis 2002.
La journée de travail peut être portée de 8 heures à 12 et le nombre d’heures supplémentaires autorisé jusqu’à 12 par semaine (16 si « accord » des ouvriers). La réduction du temps de travail, chômage partiel non payé, est à la liberté du patron. Les limites au travail de nuit des femmes sont supprimées et les congés de maternité réduits, etc... L’autre volet, c’est la quasi-suppression du droit de grève. Seuls les syndicats ont droit d’y appeler. Et pour ce faire il faut un vote majoritaire de l’ensemble du personnel dans une assemblée autorisée par la direction et où elle assiste ; puis la confirmation du vote par une seconde assemblée, sous quinzaine.... si la direction l’autorise et si les pressions de la maîtrise n’ont pas été assez fortes.
« Les syndicats alternatifs ont appris à tourner la loi en organisant des grèves sauvages » explique Boris Kagarlitsky, sociologue et militant politique se réclamant de l’extrême gauche. « Ils lancent l’appel à la grève sans y impliquer l’ensemble des travailleurs. La direction va devant les tribunaux pour l’interdire, et juste avant que le jugement ne tombe, la grève est stoppée. Puis quelques jours plus tard, on appelle à une nouvelle grève... ». Inutile de préciser que les grèves de Ford ou de Surgutnefetgaz ont été menées en dehors des syndicats officiels.
Suppression des couvertures sociales
Les luttes qui, par le nombre de participants, ont le plus marqué les années 2005 et 2006, sont celles contre les dernières attaques du gouvernement : la « monétarisation » des aides sociales et la réforme du logement.
En janvier et février 2005, des milliers de manifestants, en premier lieu des retraités, sont descendus dans les rues de nombreuses villes pour protester contre la suppression des couvertures sociales (remplacées par une somme forfaitaire dérisoire). Plus de 500 000 personnes sur l’ensemble du pays. Assez pour que le gouvernement recule en partie. La mobilisation contre le renchérissement des charges et la privatisation des logements, qu’implique la réforme entrée en vigueur depuis janvier 2006, n’a semble-t-il pas l’ampleur des mobilisations de l’an dernier. Mais les protestataires s’organisent, par ville ou quartier, contre les hausses ou pour éviter les expulsions.
Certains militants d’extrême gauche ou altermondialistes voient dans ces luttes une nouvelle forme de mobilisation sociale, contre les conséquences de « l’ultralibéralisme », et visent à les faire converger... dans le cadre de Forum sociaux. Piètre perspective politique ! Si bien que les banderoles du vieux parti communiste, KPRF, à plat ventre devant le régime, ou celles, moins nombreuses, des libéraux « sociaux » de Yavlinski, qui n’ont fait que prendre le train en marche, sont pratiquement les seuls drapeaux politiques flottant dans ces manifestations.
Les luttes des retraités, des habitants des logements sociaux ou des foyers de travailleurs, font partie de celles de la classe ouvrière dans son ensemble. C’est dans ce cadre, avec l’appui du monde du travail, qu’elles pèseront plus fort. Et elles pourraient, avec la remontée des grèves ouvrières, être l’occasion que se forge une nouvelle génération de militants politiques ouvriers et communistes.
Olivier BELIN