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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 139, juin 2021 > DOSSIER : Comment affronter Big Brother ?

DOSSIER : Comment affronter Big Brother ?

Plateformes : l’exploitation au carré

Mis en ligne le 13 mai 2021 Convergences Économie

Exposé de la réunion publique du 9 mai 2021 en vidéo (troisième partie). Le texte de l’exposé est disponible ci-dessous.

Accéder à la dernière partie


Rentrons donc à présent directement dans la sphère de l’exploitation de travailleurs à travers l’exemple des plateformes de livraison de type Uber Eats et Deliveroo.

A-t-on affaire à de nouvelles formes d’exploitation qui se distinguent de l’exploitation « normale » en régime capitaliste ?

En réalité, les plateformes de livraison fonctionnent avec les mêmes principes économiques que l’ensemble des processus de production capitaliste, à quelques spécificités près. C’est ce qu’on va montrer en pointant les nombreuses résonances avec les écrits du Capital (1867), dans lequel Marx décrit les transformations naissantes du capitalisme au XIXe siècle.

Cela indique quand même le recul qu’a subi le salariat : avec le développement des plateformes de livraison, on assiste bien à une désinstitutionnalisation du salariat qui nous ramène à certaines formes du capitalisme du XIXe siècle.

Quelques chiffres qui présentent le développement des plateformes de livraison dans le monde, la croissance des profits des plateformes de livraisons et la tendance inexorable au monopole de ces plateformes
  • De 2018 à 2020, le nombre de livraisons en France a augmenté de plus de 47 %
  • De 2019 à janvier 2020, le nombre de livreurs chez Uber Eats est passé de 15 000 à 30 000, puis 35 000 à partir de juin 2020 (effet confinement)
  • Selon les estimations en 2025, plus d’un demi-milliard de personnes feront partie des « travailleurs de plateforme » dans le monde

Rentrons dans le vif du sujet pour comprendre d’où vient ce développement

Un plat de sushis livré devant la télé, ce n’est pas la même marchandise qu’un plat de sushis pris sur place. Étant donné qu’il a fallu le travail d’un livreur, le plat de sushis livré à domicile a plus de valeur, ce qui se reflète dans le fait que le consommateur est prêt à payer son plat plus cher.

Comme dans toute production, la plateforme achète la force de travail du livreur et la rémunère à un prix moindre que ce que lui rapporte l’achat de la commande par le consommateur. En bon capitaliste, elle va chercher à ce que l’écart entre la rémunération des livreurs et ce que ça lui rapporte soit le plus élevé possible, c’est-à-dire que son profit, soit le plus élevé possible.

Pour cela, elle peut procéder de deux manières :

  • augmenter la quantité de commandes livrées en un temps donné ;
  • diminuer les rémunérations perçues par le livreur pour chaque commande.

Jusque-là, tout se déroule de la même façon que dans les transports de marchandises en général.

Qu’est-ce que change alors le caractère numérique de ces plateformes ?

Regardons d’abord ce qu’il se passe du côté de l’algorithme interne à ces plateformes auquel sont confrontés les livreurs.

Pour le livreur, l’un des aspects les plus remarquables tient au fait qu’il est sous la domination d’un algorithme qui le géolocalise en permanence et optimise ses temps de trajet pour que le nombre de livraisons effectuées soit le plus élevé possible. Au fur et à mesure de son perfectionnement, l’itinéraire devient ainsi plus rapide et plus précis pour le livreur, pour augmenter sa productivité. Inversement, plus les livreurs parviennent à trouver de nouveaux trajets pour être plus rapides, plus l’algorithme se perfectionne et normalise à tous les livreurs les trajets les plus rapides. C’est en ce sens qu’on peut comprendre le fait que les trajets qu’indique l’application aujourd’hui deviennent de plus en plus rapides… et de plus en plus risqués…

Les accidents sur la route auxquels sont confrontés les livreurs deviennent ainsi de plus en plus fréquents.

Disons-le, c’est un processus qu’on retrouve dans toute la production capitaliste, sauf que les risques encourus par les livreurs sont directement visibles à ciel ouvert dans l’espace public tandis que les conditions de travail sont en général circonscrites à la clôture de l’atelier capitaliste.

L’autre aspect qu’on retrouve dans l’ensemble du mode opératoire capitaliste, mais qui apparaît ici d’autant plus nouveau qu’il est visible, c’est l’aliénation du travailleur à l’algorithme de l’application. Comme quand on est passé de la manufacture au machinisme de la grande usine, ici on est passé des livreurs salariés de Pizza Hut plus ou moins autonomes (choisissant ses itinéraires et disposant relativement plus librement de son temps de trajet) à des applications auxquelles le travailleur est subordonné.

Ici, tout est strictement chronométré et surveillé. Entre chaque course, le livreur doit notamment effectuer des reconnaissances faciales sur son application et il est noté par chaque client. Non seulement le travail du contremaître semble devenir superflu, mais ce travail de surveillance s’effectue sous la forme neutre et objective de l’interface des plateformes, rendant plus difficilement imaginable de résister au diktat de la productivité.

Ainsi, au départ, les plateformes de livraison se sont faites concurrence au niveau de la perfection de l’algorithme pour que les travailleurs soient les plus productifs possible. Pourtant, il arrive bien un moment où il devient difficile de perfectionner davantage l’application, d’augmenter la productivité sur la base de procédés techniques : donc l’augmentation de l’exploitation va se dérouler du côté de la fixation des salaires : les plateformes vont chercher à tirer davantage de profit en rognant sur les salaires.

Une mystification au carré de l’exploitation 

L’une des grandes forces de l’exploitation par les plateformes de livraison, c’est que tout passe par une plateforme aux apparences de simple intermédiaire. Or, celle-ci invisibilise le fait que derrière ces plateformes se cachent des patrons, du capital, des managers qui peuvent fixer le niveau de productivité attendu et les rémunérations des livreurs selon leur bon vouloir.

À cet égard, la fixation des rémunérations sur la base des commandes livrées plutôt qu’à l’heure est pour ces plateformes une source inépuisable de profits. On retrouve en ce sens toutes les analyses que proposait Marx sur le salaire aux pièces au XIXe siècle, redoublant les possibilités d’exploitation et de profit pour le capital.

Dans l’ensemble du processus capitaliste, le capitaliste ne rémunère le salarié qu’au niveau du strict nécessaire pour que celui-ci reproduise sa force de travail et empoche le reste de la valeur créée par le travailleur sous la forme de profit bien à lui.

Ici, on va retrouver la même chose avec la rémunération à la commande – forme moderne du salaire aux pièces qu’analysait Marx au XIXe siècle – : quel que soit le nombre de livraisons effectuées en une journée, la rémunération reste limitée au niveau qui lui assure la reproduction de sa force de travail, c’est-à-dire satisfaisant seulement ses besoins sociaux les plus nécessaires.

La rémunération perçue par le travailleur, qu’il soit livreur ou postier, n’est jamais fonction de la valeur totale qu’il crée à la journée. Elle est toujours le résultat du rapport de force entre le capital et le travail, et le capital tente toujours de la tirer le plus bas possible.

Or, dans le cas des plateformes de livraison, il n’existe pas certains garde-fous institutionnels qui garantissent un salaire horaire minimum.

Surtout, le salaire aux pièces représente pour les plateformes de livraison des opportunités qu’elles exploitent à loisir :

  • La fixation de la rémunération à la commande par le biais d’un algorithme donne l’impression qu’elle est fixée objectivement selon les caractéristiques intrinsèques de la commande. Elle invisibilise donc d’autant plus les rapports de force entre capitaliste et travailleur : on en veut moins à une application qui indique un prix à l’avance qu’à un employeur connu qui fixe les salaires lors d’un contrat de travail ;
  • La rémunération à la commande peut donner l’impression au livreur que plus il fait de commandes, plus il pourra toucher un salaire décent. Certains redoublent par exemple d’ingéniosité pour aller plus vite que les temps indiqués pour chaque livraison, en prenant de meilleurs itinéraires ou en se dotant de véhicules plus rapides.

En réalité, c’est bien le contraire de ce qui est voulu qui se produit : plus le prix de la livraison sera fixé bas, plus le livreur devra faire des commandes et allonger sa journée de travail pour espérer tirer un salaire décent de son activité. Plus les livreurs montrent qu’ils peuvent effectuer des commandes en temps record, plus les capitalistes derrière les plateformes peuvent fixer des salaires bas.

Si à un instant t, 20 commandes en 8 heures rapportent au livreur 40 euros, libre aux plateformes de baisser les prix de manière à ce qu’en t+1, 25 commandes en 8 heures fasse toujours 40 euros.

Autres avantages qu’offre la rémunération à la commande pour le capitaliste :

  • Le salaire aux pièces facilite l’intervention de parasites entre le capitaliste et le travailleur : c’est ce qu’on appelait au XIXe siècle le système du marchandage où un travailleur est embauché par le capitaliste pour tant de pièces à tel prix, et se charge d’embaucher lui-même d’autres travailleurs pour son compte, se gardant une différence en tant qu’intermédiaire.

On observe exactement la même chose chez les livreurs avec la location de comptes informelle pour une partie importante des livreurs, redoublant l’exploitation en cascade et rendant d’autant plus difficile d’obtenir un salaire décent et un travail officiel.

  • Enfin, le salaire aux pièces et les contrats sur commandes offrent la possibilité aux plateformes de ne pas s’engager à occuper le travailleur de manière permanente, pendant la journée ou la semaine : ainsi, une bonne partie des livreurs sont régulièrement placés dans l’attente interminable d’une commande lors des heures creuses et le capitaliste peut se séparer de cette main d’œuvre sans besoin de licencier… Surtout, le paiement à la commande circonscrit la rémunération au seul moment où le livreur est productif (pas payé pendant le retour).

Au vu de tous ces aspects, on peut se demander : avec une telle violence de cette exploitation, comment Uber et Deliveroo ont-ils pu parvenir à former une telle main-d’œuvre à leur service ?

Au départ, pour arriver à attirer à eux une nouvelle main-d’œuvre soi-disant indépendante (qui permet aux plateformes de s’exonérer de l’achat de vélos ou de scooters, de cotisations et de protection sociale), les plateformes ont joué à grands coups de capitaux investis sur le côté marketing, sportif et « autonome » de ce travail, de manière à valoriser ce travail, occultant la subordination salariée.

Au départ, elles ont attiré à elle une main-d’œuvre étudiante, « blanche », qui pouvait profiter de la flexibilité des horaires de travail pour obtenir des revenus d’appoint. Il faut dire que les capitaux investis étaient faramineux pour fixer des tarifs à la commande bien au-dessus de leur valeur. Initialement, l’heure de livraison était payée entre 15 et 20 euros.

On comprend qu’en 2017, les livreurs avaient l’impression qu’ils pouvaient disposer de leur temps et de leur autonomie, et les courses de vélo s’inscrivaient dans une mode urbaine valorisante. Seulement, à mesure que les forçats de la livraison sont rentrés nombreux sur le marché, qu’une main-d’œuvre devenait dépendante des plateformes et que les plateformes s’étaient imposées sur le marché, elles ont drastiquement diminué le prix des courses, jusqu’à arriver parfois aujourd’hui à des tarifs de 75 centimes la course…

Comme on l’a vu, tout cela n’est pas le résultat de l’arrivée d’une main-d’œuvre qu’il faudrait réguler comme le proposent certaines coopératives ou certains collectifs, comme le Clap.

Cela provient plutôt de la course à la productivité et au taux d’exploitation des plateformes. À force de faire pression sur les salaires à la baisse, les livreurs doivent cumuler de plus en plus de commandes pour espérer toucher des revenus décents. Or, plus les commandes doivent s’accumuler, plus les journées s’allongent et les distances deviennent infaisables à vélo.

C’est ce qui explique qu’aujourd’hui, on estime que plus de 80 % des livreurs utilisent un scooter pour faire leurs livraisons, que les étudiants ont totalement déserté cet emploi qui ne rapporte plus rien, laissant place pour une très grande partie à des livreurs sans-papiers.

Aussi précaires soient-ils, les livreurs sans-papiers montrent pourtant qu’il est possible de s’organiser en tant que travailleurs face aux plateformes pour tenter d’inverser le rapport de force.

C’est ce qu’on va voir dans un dernier exposé, traitant de la lutte des livreurs nantais en lutte.

« Notre travailleur, il faut l’avouer, sort de la serre chaude de la production autrement qu’il n’y est entré.

Il s’était présenté sur le marché comme possesseur de la marchandise « force de travail », vis-à-vis de possesseurs d’autres marchandises, marchand en face de marchand. Le contrat par lequel il vendait sa force de travail semblait résulter d’un accord entre deux volontés libres, celle du vendeur et celle de l’acheteur.

L’affaire une fois conclue, il se découvre qu’il n’était point « un agent libre » ; que le temps pour lequel il lui est permis de vendre sa force de travail est le temps pour lequel il est forcé de la vendre, et qu’en réalité le vampire qui le suce ne le lâche point tant qu’il lui reste un muscle, un nerf, une goutte de sang à exploiter.

Pour se défendre contre « le serpent de leurs tourments », il faut que les ouvriers ne fassent plus qu’une tête et qu’un cœur ; que par un grand effort collectif, par une pression de classe, ils dressent une barrière infranchissable, un obstacle social qui leur interdise de se vendre au capital par « contrat libre », eux et leur progéniture, jusqu’à l’esclavage et la mort »

(Marx, chap X, tome I, Le Capital)

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