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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 148, novembre 2022 > Brésil : la victoire de Lula a-t-elle évité le pire ?

Brésil : la victoire de Lula a-t-elle évité le pire ?

Brésil

Lula élu, les travailleurs restent désorganisés face à l’offensive de la bourgeoisie et aux menaces de l’extrême droite

Mis en ligne le 4 novembre 2022 Convergences Monde

Au Brésil, à l’issue d’un scrutin extrêmement serré, Lula a été élu au second tour de l’élection présidentielle par 50,9 % des suffrages exprimés contre 49,1 % à son adversaire d’extrême droite, le président sortant, Jair Bolsonaro. Lula, qui a gagné de l’ordre de deux millions de voix entre les deux tours, reste auréolé, auprès des classes populaires, de son passé de militant syndicaliste contre la dictature féroce des années 1980, prestige personnel qui a résisté aux mesures en faveur du patronat et à celles prises contre les travailleurs lorsqu’il était au pouvoir et aux scandales de corruption. Mais Bolsonaro, lui, a gagné quelque six millions de voix, soit trois fois plus. De plus, mis à part ce dernier scrutin, Bolsonaro est en fait le grand gagnant de toutes les élections qui se sont déroulées ces derniers temps au Brésil : s’il a échoué sur le fil à la présidentielle, son parti est le premier à la Chambre des députés et au Sénat et c’est un de ses anciens ministres qui l’a emporté à l’élection du gouverneur dans l’État de São Paulo, le poumon économique du pays, produisant un quart de ses richesses.

L’extrême droite à l’offensive

Bolsonaro – qui reste en fonction jusqu’au 1er janvier 2023, date de la passation de pouvoir – est resté silencieux jusqu’au mardi suivant le scrutin, laissant planer le doute sur ses intentions à l’issue du scrutin. Tout le monde avait bien sûr en tête le comportement de celui qui est un modèle pour Bolsonaro, Trump, à l’issue de sa défaite aux élections présidentielles américaines face à Joe Biden.

Il n’en a pas fallu davantage pour que l’extrême droite dont Bolsonaro était devenu le porte-parole organise des manifestations massives à travers tout le pays, avec blocage du réseau routier et autoroutier par de nombreux camionneurs. Depuis, Bolsonaro a donné le feu vert à ses équipes pour préparer la transition avec celles de Lula. Celui qui dirigera ces dernières est le vice-président élu, Geraldo Alckmin, longtemps un des leaders de la droite libérale brésilienne, un homme que peu de choses séparent politiquement des équipes de Bolsonaro. Tout un symbole !

À l’heure où nous écrivons, il semble que la police et l’armée aient fait lever les barrages routiers, suivant en cela la demande de Bolsonaro lui-même. Depuis le résultat des élections, de très nombreux rassemblements avaient convergé vers les casernes de l’armée, réclamant une intervention de celle-ci pour rétablir « la loi et l’ordre », entendez par là balayer Lula en organisant elle-même de nouvelles élections… ou pas. Changement de stratégie, selon un article du Monde publié le 3 novembre : « Dans les rassemblements de mercredi, interdiction avait été faite d’évoquer un quelconque “coup d’État”. Le mot d’ordre est passé : il s’agit de rester pacifique et d’éviter à Jair Bolsonaro toute poursuite judiciaire. »

Droite et extrême droite majoritaires dans les institutions

S’achemine-t-on vers une transition qui mènerait tranquillement Lula au pouvoir ? Peut-être. Mais le moins qu’on puisse dire, c’est que, dans le meilleur des cas pour lui, Lula sera un otage, volontaire il est vrai, aux mains des partis de droite et d’extrême droite, majoritaires dans les institutions du pays.

Si Bolsonaro a fini par se résoudre à passer la main, c’est après avoir constaté que ses principaux appuis, dans son propre parti, avaient reconnu la victoire électorale de Lula. Et ces derniers ont très certainement été sensibles à la prise de position unanime reconnaissant la victoire de Lula des dirigeants des grandes puissances, y compris la Russie et la Chine.

Bolsonaro, et derrière lui tout ce que le Brésil compte de réactionnaires ont de fait toutes les cartes en main pour peser lourdement sur la vie politique. Techniquement, s’il accède à la présidence, Lula devra négocier chaque vote à la Chambre des députés et au Sénat. Ce qui, déjà, n’augure rien de bon pour les travailleurs. De toute façon, lors de son premier mandat, en 2003, une des premières mesures prises par Lula avait été de… repousser de cinq ans l’âge légal de départ à la retraite ! Une mesure qu’il avait bien entendu combattue auparavant dans l’opposition. Car, si, de 2003 à 2010, Lula avait pris quelques mesures en faveur des plus pauvres, sortant près de 30 millions de Brésiliens du dénuement complet, il s’en est pris aux travailleurs qualifiés, ceux qui l’avaient élu et dont le pouvoir d’achat a régressé sous ses mandats, tandis que l’embellie économique qu’avait connue le Brésil jusqu’en 2011 avait surtout profité au patronat, très largement arrosé par l’administration de Lula. Ce n’est pas pour rien que cet ancien métallo, ancien dirigeant syndical auréolé du prestige acquis à la tête de luttes importantes, est devenu un des chouchous des dirigeants impérialistes et de fractions notables de la bourgeoisie brésilienne.

Comment Bolsonaro a-t-il pu conserver un tel niveau d’adhésion populaire ?

S’il gouverne demain, Lula le fera contre les travailleurs, en prétextant qu’il est pieds et poings liés par les assemblées et les gouverneurs. Comme tant d’autres gouvernements l’ont fait et le font.

Mais le plus grave est le désarroi dans lequel lui et la gauche brésilienne ont plongé les classes populaires. On peut tout de même légitimement s’interroger sur le fait que Bolsonaro ait capté tant de voix dans ces mêmes classes populaires, y compris parmi les travailleurs qualifiés – São Paulo est une des plus grandes concentrations ouvrières du monde, fer de lance des luttes ouvrières au Brésil et l’État dont elle est la capitale vient donc d’élire un gouverneur, ancien ministre de Bolsonaro et membre de son parti. Tous les témoignages sur les manifestants de ces derniers jours en soutien à Bolsonaro montrent des petites gens persuadés que leur salut tient à la reconduction de l’ex-président.

Certes, Bolsonaro et ses soutiens n’ont pas lésiné sur les moyens pendant la campagne du second tour, distribuant de l’argent pris sur les fonds publics dans les villes où Lula était arrivé en tête. Des patrons n’ont pas hésité à faire pression sur leurs salariés, allant jusqu’à licencier ceux qui disaient vouloir voter pour Lula. [1]

Mais cela n’explique pas la situation. Comment un homme apparu comme grossier, imprévisible, complotiste, d’une incompétence crasse face à la pandémie de Covid-19 dont il a purement et simplement nié la gravité, refusant de prendre des mesures sanitaires contre elle, comment se fait-il qu’il a terminé à un cheveu de l’élection à la présidence et l’a emporté dans les autres ? Pourquoi une partie de la bourgeoisie, largement arrosée par Lula quand il était en poste, lui a-t-elle préféré un tel individu ? Comment se fait-il qu’un individu ayant pris d’innombrables mesures anti-ouvrières pendant son mandat puisse bénéficier du soutien d’une bonne partie des milieux populaires, d’une ferveur même ?

Pour la bourgeoisie, face aux menaces de révolte des classes populaires confrontées à une misère croissante, le poids des appareils syndicaux et des partis de la gauche institutionnelle risque fort de ne pas suffire. D’où le succès grandissant au sein la droite brésilienne d’un personnage plus que douteux comme Bolsonaro. Une situation guère différente de celle qui voit un Trump maintenir ses positions au sein du Parti républicain aux États-Unis, malgré sa défaite à la dernière présidentielle.

Même si Lula avait manifestement les faveurs de la grande bourgeoisie brésilienne et des dirigeants des grandes puissances, son arrivée à la tête du pays ne se fera pas dans le même contexte qu’au début des années 2000. Le monde est entré dans des convulsions qui rendent les politiques de faux-semblants de la gauche institutionnelle non seulement illusoires – elles l’ont toujours été –, mais dangereuses pour le monde du travail.

La gauche laisse les travailleurs désarmés

Quant aux travailleurs, ils ont été priés de se taire durant la campagne, sous prétexte d’éviter toute provocation. De fait, ils ont été absents des propositions de Lula. Par refus de donner un quelconque espoir à ses partisans, Lula est même allé jusqu’à expliquer qu’il était personnellement opposé à l’avortement…

Bolsonaro a donc peut-être donné le feu vert à la transition vers l’équipe de son rival Lula. Mais d’un Lula flanqué d’un vice-président de droite, avec des chambres qui, demain, peuvent très bien le destituer comme elles l’ont fait pour l’ancienne ministre de Lula, Dilma Rousseff, qui lui avait succédé à la présidence de 2011 à 2016. D’un Lula qui ne disposera d’aucune marge de manœuvre puisqu’il est hors de question pour lui de mobiliser les travailleurs, si tant est qu’il le puisse tant il les a déçus et trahis. Et dont la présidence, si tant est qu’il y accède, pourrait se terminer dans l’émergence d’un régime féroce contre les travailleurs.

Dans la situation actuelle, lourde est la responsabilité de la gauche qui a remis son sort dans le bon-vouloir de la bourgeoisie brésilienne, dans ses institutions et dans les mains des dirigeants des grandes puissances. Durant la campagne, elle a enjoint les travailleurs de tout miser sur l’élimination de Bolsonaro. Mais la droite et l’extrême droite restent une réalité, l’étroitesse de la marge au second tour est là pour le rappeler à ceux qui se soulagent en regardant qui a gagné. À aucun moment, les travailleurs n’ont été préparés à combattre l’offensive du patronat, à s’organiser pour être à même de faire face à tous ceux qui sont prêts à faire le coup de poing, voire le coup de feu, contre les travailleurs en lutte – et le Brésil n’en manque pas, on en a vu la partie émergée de l’iceberg avec la police des routes empêchant les partisans de Lula d’aller voter, avec les militaires applaudissant les manifestants venus réclamer l’intervention de l’armée.

En laissant les classes populaires sans autre perspective qu’institutionnelle, cette gauche ne prépare pas les travailleurs aux inévitables combats qu’ils devront mener face à une bourgeoisie à l’offensive.

Il reste que le Brésil est un pays fort de traditions ouvrières. La situation actuelle montre que, comme ailleurs, l’émergence d’un regroupement des militants révolutionnaires est urgente.

3 novembre 2022, Tristan Katz et Jean-Jacques Franquier


[1« Dans l’État de Bahia, le chef d’une exploitation agricole a été enregistré en train de dire à d’autres hommes d’affaires de suivre son exemple en ordonnant à ses employées de cacher des téléphones portables dans leur soutien-gorge afin de photographier illégalement leur vote pour M. Bolsonaro. Il a déclaré avoir licencié des travailleurs qui avaient dit vouloir voter pour Lula. », explique une enquête de The Economist du 29 octobre 2022.

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