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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 24, novembre-décembre 2002

Argentine : Une société en chute libre

Mis en ligne le 22 novembre 2002 Convergences Monde

Qu’y a t-il après le chaos ? L’Argentine serait-on tenté de répondre tant ce pays semble ne pas connaître d’arrêt dans sa descente aux enfers, accélérée depuis décembre 2001. Des pays plus pauvres, il en existe d’autres. Mais là, la profondeur de l’effondrement social et sa rapidité semblent sans comparaison.

Selon le quotidien Pagina 12, équivalent de Libération, « l’Argentine s’approche à grands pas des 20 millions de pauvres dont 8 millions de misérables ». En quatre ans on est passé de 32% de la population se situant sous le seuil de pauvreté à plus de 51%, avec plus de 8 millions de pauvres ayant moins de 18 ans (66% de cette tranche d’âge). Le taux de chômage et de sous-emploi dépasse les 40%. Rien que cette année il y a eu le licenciement de 260 000 ouvriers d’industrie (il n’en resterait plus que 630 000 à travailler, dont le pouvoir d’achat a subi une baisse moyenne de 30%). En quatre ans 3 ouvriers sur 10 ont été licenciés. Et cette misère est accompagnée des maux traditionnels en nette recrudescence : explosion de la tuberculose, augmentation de la mortalité infantile, développement du système D et démoralisation accrue.

Derrière Duhalde l’ombre de l’armée ?

Depuis la grande grève générale, il y a près d’un an, qui avait vu la participation de près de 7 millions de travailleurs, les forces politiques et sociales qui pourraient s’opposer à cette course à l’abîme semblent marquer le pas. Pourtant le gouvernement Duhalde ne semble pas en mesure de réduire les oppositions (tant dans son propre camp que dans celui du monde du travail) à sa politique « d’équilibre et de dialogue ».

D’un côté, on trouve les secteurs durs de l’Union industrielle zrgentine, participants du soi-disant « Bloc productif » qui prône « l’argentinisation » de l’économie… et une baisse des coûts de la main d’oeuvre – sous le regard bienveillant de secteurs de l’armée et de la police.

De l’autre on constate un rejet toujours aussi massif (y compris au sein de la petite bourgeoisie) du monde politique, du Parlement et des institutions. D’après le Ministère de l’intérieur le premier semestre 2002 a vu 13 582 « manifestations de protestation » dans tout le pays (dont 10% de blocus de routes) qui vont de simples défilés à des occupations d’usines.

Duhalde essaye pourtant de contenir de toutes les façons possibles la colère populaire. D’abord en associant les centrales syndicales (notamment les deux CGT) à un pacte de transition et de paix sociale, avec pour but de maintenir le calme qui a régné jusqu’ici dans les gros secteurs de la classe ouvrière industrielle ; ensuite en distribuant des aides aux chômeurs, sans doute bien insuffisantes mais permettant de dévoyer un certain nombre de leurs organisations en développant corruption et clientélisme ; enfin en agitant la promesse de nouvelles élections en mars 2003 et avec elles le mirage d’une « alternance démocratique ».

Pourtant des secteurs de la police et de l’armée songent à des solutions plus dures et répressives et les ont même testées dans les faits avec l’assassinat de deux chômeurs lors d’une manifestation, le 26 juin. L’indignation générale les a fait reculer pour un temps. Il ne s’agissait pourtant aucunement d’un acte isolé (le responsable de la Police de Buenos Aires et plus de 80 policiers ont été limogés). Duhalde a même évoqué, sans doute pour se mettre en valeur mais peut-être pas seulement, « un complot au sein des forces armées visant à le déstabiliser  ». Les menaces et les exécutions de militants ne sont pas nouvelles. Mais l’attentat contre la présidente des Femmes de la Place de Mai, la mise en action de commandos patronaux, les provocations organisées contre les usines occupées semblent indiquer que certains sont décidés à passer à un cran supérieur.

Des résistances multiples mais fragmentées

Malgré tout des résistances à la guerre menée par la bourgeoisie argentine et les trusts internationaux continuent dans trois secteurs : les « piqueteros » (ce sont des groupes composés de chômeurs et de leurs familles qui coupent les routes et organisent le blocus des villes), les assemblées de quartiers et enfin les occupations d’usine. Sur ces trois fronts l’extrême gauche, divisée, a parfois quelque influence et tente d’organiser et de proposer des perspectives, avec des succès divers.

Le radicalisme des « piqueteros » semble, en tout cas momentanément, émoussé. Les « comités de consultation » mis en place par le gouvernement pour gérer la distribution des aides ont divisé le mouvement, une partie de l’extrême gauche maoiste, avec le PCR et le CCC, dont l’influence est loin d’être négligeable, s’associant malheureusement à cette opération. Le gouvernement laisse aux organisations de chômeurs la sale besogne d’attribuer elles-mêmes ces aides insuffisantes, provoquant bagarres et suspicions entre chômeurs et accusations contre ces organisations de privilégier leurs sympathisants. Le Bloque piquetero, l’aile radicale du mouvement, se refuse de collaborer avec le gouvernement mais au nom d’une ligne « autonome » ne fait pas du lien avec les travailleurs des entreprises une priorité ni un axe central. Et en son sein, le Parti ouvrier (trotskiste), qui tente cette politique d’unité du monde du travail (tentatives de rencontres nationales, dont certaines significatives par le nombre de participants, entre chômeurs et travailleurs d’entreprises, proposition de lutter en priorité pour de vrais emplois et non des aides) n’a pas été capable jusqu’ici de l’imposer.

Les assemblées de quartiers perdurent (travailleurs, chômeurs, et classes moyennes paupérisées, tous mélangés). L’on en compte près de 300 sur l’ensemble du pays. Pour l’instant ces espaces ont permis une certaine prise de conscience et l’affirmation d’une solidarité : organisation de cantines populaires avec occupations de locaux ; on compte par ailleurs près de 5000 « clubs de troc » concernant plus de 2,5 millions d’habitants dans des réseaux informels. Mais, si elles manifestent une prise de distance vis-à-vis du monde politique, elles ne sont même pas l’embryon d’une organisation qui pourrait contester le pouvoir actuel.

Des occupations d’usines

Le phénomène le plus récent est celui des occupations d’usines. Aucune de ces entreprises ne dépassent les 500 travailleurs. Elles ont tout de même un certain poids social à l’échelle locale ou régionale. Les plus notables sont les occupations de l’usine de céramiques de Zanon à Neuquen, l’usine de textile Bruckman (9 mois d’occupation) à Buenos Aires, ou encore celle de l’hôpital Junin, à Cordoba. A Neuquen, l’usine de Zanon tourne sans patrons depuis un an, et est géré par le syndicat (dirigé par des militants trotskistes du PTS) et l’assemblée générale des travailleurs (qui n’ont pas manqué de subir provocations, harcèlement policier et même agressions physiques). Ils ont réussi à maintenir les salaires et même faire quelques embauches. Ils ont également tenté d’utiliser cette occupation comme point d’appui. Ainsi une coordination a été établi avec le MTD (Movimiento de trabajadores desocupados- Mouvement des travailleurs sans emploi), et plusieurs réunions sur la région ont été mises en place, rassemblant des travailleurs, des étudiants, des enseignants, en opposition ouverte avec les syndicats officiels. Par ailleurs deux rencontres nationales ont été mises sur pied regroupant des travailleurs de quelques unes de ces entreprises et les délégués d’une quarantaine d’assemblées de quartier.

Ces différents combats restent limités et fragmentés. Les militants révolutionnaires argentins en sont, semble-t-il, dans leur majorité conscients. Mais le sentiment de l’urgence absolue qu’il y aurait de coordonner ces luttes n’en donne, hélas, pas automatiquement la force.

12 novembre 2002,

Tristan KATZ

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