Manifestations contre le passe sanitaire
Quelles perspectives ?
Mis en ligne le 8 septembre 2021 Convergences Politique
Les manifestations contre le passe sanitaire ont constitué un phénomène sans précédent en mobilisant en pleine période estivale de 117 000 à 237 000 personnes au cours de sept samedis consécutifs. Il est donc important d’essayer de cerner la nature de ce mouvement, son évolution, quelles ont été les interventions des organisations révolutionnaires et des militants du mouvement ouvrier.
Qui a appelé à ces manifestations ?
Si ces manifestations sont apparues comme plus ou moins « spontanées » aux yeux de la plupart des médias, elles n’en sont pas moins le résultat de tout un bouillonnement, en particulier sur les réseaux sociaux. Parmi ceux qui se sont positionnés les premiers sur ce terrain, il y a notamment des sites web complotistes dont les plus connus sont Réinfo-Covid et Réaction-19. Ces sites sont suivis par des dizaines de milliers d’internautes qui répercutent leur contenu et leurs appels sur les réseaux sociaux, notamment parmi des groupes de Gilets jaunes. Toute la nébuleuse de la complosphère les reprend. Quelques personnalités politiques d’extrême droite se sont immédiatement positionnées sur ce terrain : Dupont-Aignan, Asselineau, l’ex-députée LREM Martine Wonner et surtout Philippot qui en est devenu la figure de proue. On a ironisé sur les premières manifestations, quand Philippot ne réussissait à pérorer que devant quelques dizaines de personnes, sans imaginer l’ampleur qu’allait prendre ce mouvement. Les organisations d’extrême gauche, des groupes de Gilets jaunes et quelques syndicats ne se sont joints au mouvement que tardivement et localement.
Une composition hétérogène, différente de celle des Gilets jaunes
La comparaison avec le mouvement des Gilets jaunes a immédiatement été mise en avant, en raison de sa spontanéité, mais aussi parce qu’on a pu retrouver quelques GJ connus dans certaines manifestations, voire à leur initiative. Pourtant, cette comparaison trouve très vite ses limites. D’une part la composition sociale est très différente, beaucoup plus hétérogène. Alors que les manifestations de GJ mobilisaient en grande majorité des catégories populaires parmi lesquelles dominaient les travailleurs isolés ou employés par de petites structures, une bonne partie des manifestants anti-passe appartiennent à d’autres catégories, souvent plus aisées. Certaines familles auraient leur place dans les « manifs pour tous ». Le milieu des adeptes des médecines parallèles dites « douces » y est fortement présent. Un milieu qui n’a aujourd’hui rien de marginal [1] et compte des gourous [2] dans toutes les régions et villes du pays. On note aussi la participation de religieux venus parfois en soutane et en scapulaire.
Si des ouvriers et employés ont participé à ces manifs, ils l’ont fait à titre individuel et aucun cortège important de salariés ne s’est formé, que ce soit sous une bannière syndicale ou non.
Des soignants et des pompiers ont parfois été remarqués en tête de manifestation, visibles en raison de leurs blouses ou de leurs uniformes. Mais il ne s’agissait que de très petits groupes et parfois de soignants exerçant en libéraux. Dans quelques hôpitaux se sont formés des collectifs opposés à la vaccination obligatoire et au passe sanitaire, dont des soignants opposés à la vaccination, comme à Bayonne. Mais on ne peut parler de véritable mouvement.
Il est évidemment très difficile d’établir un pourcentage de ces diverses catégories, auxquelles se joignent dans certaines régions des éléments particuliers comme de jeunes « teufeurs » hostiles aux contraintes qui leur ont été imposées. La seconde différence avec le mouvement GJ, qui découle de cette composition sociale, c’est la très faible sensibilité aux questions sociales. Derrière le refus de la taxe carbone, les Gilets jaunes, qui se recrutaient majoritairement parmi des salariés, retraités ou « indépendants » ayant un besoin vital et quotidien de leur voiture, en dehors des centres-villes desservis par les transports en commun, posaient d’emblée la question du niveau de vie du monde du travail, donc des salaires et retraites. À laquelle s’ajoutaient de fortes aspirations à une démocratie « à la base », collective, sur les ronds-points et dans des assemblées.
Quel contenu idéologique et politique ?
Il est évidemment difficile aussi de savoir ce qui se passe dans les têtes de dizaines de milliers de manifestants. On ne peut en juger que par des discussions individuelles, des réactions à des prises de parole, les slogans les plus repris et le contenu des pancartes. Les slogans les plus massivement scandés ont été « Macron, ton passe on n’en veut pas », « Macron touche pas à nos enfants » et surtout « liberté », auxquels il faut ajouter quelques « On est là » des Gilets jaunes. La protection des enfants, contre le danger que représenterait leur vaccination, est un thème récurrent, non seulement avancé par les antivax mais par une bonne partie des courants complotistes qui mêlent cette menace vaccinale à celle venant des « élites pédophiles » voire « pédo-satanistes ». Cette propagande fonctionne bien, car elle touche à l’enfance qui suscite toujours une grande émotion comme le montre le succès des marches blanches en hommage à de jeunes victimes.
Le slogan « liberté » est évidemment plus ambigu, puisque chacun peut y mettre ce qu’il veut. Il semble toutefois que nombre de manifestants soient convaincus que la « dictature » nous menace, voire que cette dictature régnerait déjà. De nombreuses pancartes et slogans en attestent. Mais cette dictature est davantage assimilée à l’obligation vaccinale ou à celle de présenter un QR code pour s’installer à une terrasse qu’aux attaques contre les libertés démocratiques défendues par le mouvement ouvrier. Hors celles de petits groupes d’extrême gauche, on n’a pas vu de pancartes ni entendu de slogans concernant par exemple les lois Sécurité globale et Séparatisme.
La présence d’innombrables groupes obscurantistes, des sectes anti-vaccins aux ennemis de la 5 G, ne passait pas inaperçue. Les pancartes antisémites, généralement allusives, étaient aussi assez nombreuses. On a beaucoup parlé des étoiles jaunes avec l’inscription « non vacciné ». Cette comparaison entre la persécution des Juifs et le sort des personnes non vaccinées est évidemment stupide et odieuse. Mais elle relève souvent, comme l’utilisation de toutes sortes de symboles nazis pour dénigrer les vaccins et le passe sanitaire, davantage de l’ignorance et de la croyance dans l’établissement d’une dictature que dans la volonté de banaliser le génocide. En revanche, les pancartes portant l’interrogation « Qui ? [3] » ou des listes parfois accompagnées des photos de personnalités, comme Rothschild ou Soros, sont très clairement antisémites. Les porteurs de ces pancartes ont pu défiler tranquillement parmi les autres manifestants. Ils n’ont été pris à partie que de façon tout à fait exceptionnelle. Cela ne signifie évidemment pas que la masse des manifestants serait antisémite, mais que ces propos abjects ne les interpellent pas.
Les fascistes eux-mêmes n’étaient pas toujours présents sous leurs couleurs et se dissimulaient parfois sous le masque de Réinfo-Covid ou d’un autre sigle complotiste. Pourtant certains sont appararus de plus en plus ouvertement, par exemple les catholiques intégristes de Civitas qui arboraient des cœurs de Jésus sur leur poitrine ou sur des drapeaux tricolores, parfois les royalistes de l’Action française, Génération identitaire ou des groupes régionaux comme la Ligue du Midi à Montpellier.
Ces groupes ont pris de l’assurance au fil des semaines après avoir constaté que, bien que très minoritaires numériquement, ils se trouvaient comme des poissons dans l’eau parmi des manifestants dont non seulement les motivations se limitaient à l’hostilité au passe sanitaire et souvent à la vaccination, mais dont toute une partie partageait à des degrés divers des idées glanées sur les sites complotistes. L’extrême droite a en effet toujours fait bon ménage avec les diverses formes d’obscurantisme.
Dans ces cortèges hétérogènes, quelles pouvaient être les proportions de primo-manifestants « apolitiques » mais tout de même très influencés par le complotisme à des degrés divers, de manifestants hostiles au passe sanitaire mais pas aux vaccins ? Ou hostiles « seulement » aux vaccins contre le Covid ? C’est évidemment impossible à établir. Mais la très forte influence du complotisme est indéniable. Elle apparaît non seulement dans les textes des pancartes mais dans de très nombreuses discussions. Quand différents interlocuteurs, dans des manifestations qui se déroulent dans des villes éloignées, reprennent systématiquement, au mot et à la tournure de phrase près, des éléments puisés sur des sites comme Réinfo-Covid, et cela plusieurs semaines de suite, on peut considérer qu’ils sont devenus de véritables « complotistes militants »…
Un fait est certain : aucune manifestation, au cours de ces deux mois, n’a pris massivement une orientation sociale.
L’intervention de l’extrême gauche
La participation de l’extrême gauche et d’une manière générale des militants du mouvement ouvrier à ces manifestations a été assez faible, et cela pour plusieurs raisons. D’une part la saison estivale, d’autre part les désaccords sur la politique sanitaire et l’intérêt de cette participation. Une partie des militants d’extrême gauche et des syndicalistes, toutes organisations confondues, n’a pas voulu se mêler à des manifestants opposés à la vaccination et encore moins à l’extrême droite. Certains même étaient favorables à la vaccination obligatoire, voire au passe sanitaire. Parmi ceux qui sont venus pour tâter le terrain ou par opposition au passe sanitaire, certains ne sont plus revenus après avoir constaté la présence d’éléments d’extrême droite et antisémites. Des sympathisants de gauche et d’extrême gauche ont eu la même réaction.
Un certain nombre de militants et de groupes locaux ont néanmoins tenté d’intervenir en distinguant l’opposition au passe sanitaire de la vaccination. Dans une grande partie des cas, ces interventions n’ont pas été véritablement préparées et organisées. Des militants sont venus individuellement ou par très petits groupes, avec ou sans pancarte, avec les journaux de leurs organisations, notamment Lutte ouvrière, et des tracts. Ces tracts et ces pancartes ont été diversement accueillis, favorablement par les sympathisants de gauche qui se sentaient un peu perdus dans ces manifestations, avec indifférence ou sans réaction particulière de la masse des manifestants, parfois avec réserve ou hostilité. Plus rares ont été les tentatives de constituer un « pôle de gauche » avec banderoles, drapeaux et sonos, souvent en regroupant diverses organisations comme le NPA, Attac, des groupes libertaires, parfois LFI. Cela a néanmoins été le cas dans des villes comme Montpellier, Valence, Bordeaux, Chartres, Saint-Malo, Avignon. Des prises de parole ont été tentées dans des conditions diverses, aussi bien par LO, par exemple à Dijon, que par le NPA et diverses organisations et regroupements. Dans quelques cas, plus rares encore, l’extrême gauche a tenté de disputer l’organisation et la direction de la manifestation aux complotistes et à l’extrême droite, comme à Strasbourg et Chartres.
Dans quelques villes enfin, des groupes d’extrême gauche et ou autonomes se sont placés en tête des manifestations, parfois en faisant le coup de poing avec l’extrême droite, comme à Tours contre les Identitaires, à Montpellier contre la Ligue du midi ou à Nantes contre le RN [4]. Non seulement ces actions n’ont pas modifié le caractère des manifestations, mais elles ont généralement été incomprises et désapprouvées par les autres manifestants. Nulle part elles n’ont abouti à l’éviction ou à la marginalisation des fascistes.
Ces interventions ont sans doute permis à l’extrême gauche d’apparaître et de rencontrer la sympathie d’une petite minorité de manifestants « de gauche ». Mais nulle part elles n’ont réussi à attirer un nombre significatif de manifestants, même lorsque des syndicats locaux y ont participé. De plus, il faut souligner que bien des groupes d’extrême gauche se sont contentés de dénoncer le passe sanitaire sans défendre clairement la vaccination, sinon indirectement en revendiquant la levée des brevets. Quand ils l’ont fait dans des prises de parole, comme à Saint-Malo ou Chartres, ils se sont heurtés à une hostilité assez générale qui a parfois failli tourner à l’affrontement. Nulle part ces groupes ne s’en sont pris aux pancartes complotistes et antisémites. Autrement dit, l’extrême droite s’est montrée, non seulement plus mobilisée, mais beaucoup plus offensive que l’extrême gauche.
Cette expérience a conduit un certain nombre de militants locaux à changer de tactique ou à s’interroger sur leur intervention, comme à Caen, Le Havre, Rouen, Saint-Nazaire, Saint-Malo, Orléans, Valence, Avignon, en organisant ou en envisageant d’organiser des manifestations séparées, sous des formes diverses : assemblées-débats, point fixes. La position du groupe No pasaran 84 de Valence, qui a participé à toutes les manifestations depuis le 12 juillet en coordination avec le NPA, la CNT et la LDH, est à cet égard significative : « Ce sont devenues des manifestations avant tout anti-vaccins, anti masques, complotistes, confusionnistes […] Force est de constater que nous ne pouvons pas nous faire entendre de cette foule d’extrémistes, royalistes, fondamentalistes religieux. [5] » On peut signaler aussi le cas de Saint-Brieuc où une contre-manifestation a été organisée à l’occasion de la venue de Philippot. Mais le dirigeant du parti Les Patriotes a pu pérorer devant 800 personnes alors que la contre-manifestation n’en a réuni que 120…
Il est peut-être encore un peu tôt pour affirmer que nous ne pouvons, non seulement avoir aucune prise sur ce mouvement, mais même être entendus d’une petite fraction de manifestants, car les situations diffèrent tout de même d’une ville à l’autre.
Mais c’est surtout sur une rentrée sociale de classe, face aux attaques du gouvernement, que nous devons compter pour faire passer au second plan voire marginaliser cette inquiétante montée de l’obscurantisme qui fait le jeu de l’extrême droite.
Bilan de l’Étincelle à partir des multiples comptes-rendus de camarades du NPA de toutes sensibilités ayant assisté ou participé à ces manifestations
[1] Une étude de l’institut Harris montre que 86 % de la population a une bonne image des « médecines douces » et que 71 % y a déjà fait appel.
[2] Un seul de ces gourous, Thierry Casasnovas, compte plus de 500 000 abonnés à sa chaîne Youtube et ses vidéos ont été visionnées par des dizaines de millions de personnes. Casasnovas, maintes fois signalé et poursuivi pour escroquerie et mise en danger de la vie d’autrui, donne des conférences avec Soral et Dieudonné.
[3] Un militant en a compté une quinzaine dans la manifestation de Rouen du 28 août.
[4] Si quelques groupes du RN et même des élus avec leurs écharpes, ont été remarqués, comme à Avignon, il faut rappeler que Marine Le Pen s’est gardée de prendre position, de crainte de mécontenter une partie de son public et d’écorner l’image de présidentiable qu’elle cherche à se donner, abandonnant le créneau à Philippot qui n’a rien à perdre.
[5] Communiqué du 30 août.
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Mots-clés : Passe sanitaire