Le salut par le Sud ?
Mis en ligne le 1er juillet 2008 Convergences Société
Une crise grave et durable du capitalisme pourrait-elle être évitée grâce au dynamisme des pays dits émergents ?
Il est vrai que des pays comme le Brésil, l’Inde mais aussi à un niveau bien plus élevé, la Chine, connaissent depuis quelques années une croissance spectaculaire. Si l’on considère la montée en puissance de certaines entreprises et de fonds souverains issus de l’ancien Tiers-monde, pourquoi ne pas imaginer en effet que ces économies puissent suppléer la défaillance du moteur américain ?
Ce serait à la fois sous-estimer l’importance de l’économie américaine dans le capitalisme mondial d’aujourd’hui, et mal saisir la place qu’un grand pays comme la Chine a pris dans l’économie mondiale depuis deux décennies.
Les États-Unis, poumon de l’économie mondiale
Après une période de rattrapage des États-Unis par les autres pays développés, de 1945 jusqu’aux années 1970, le poids relatif de l’économie américaine dans le monde a augmenté depuis trente ans. Le PIB américain représente un tiers de la production mondiale de biens et services, mais il est surtout le premier marché du monde et de très loin. Par son déficit commercial de plusieurs centaines de milliards de dollars par an, il joue un rôle majeur pour stimuler la demande mondiale.
C’est pourquoi l’espoir du « découplage » de la croissance des pays émergents et de celle des pays développés, les premiers continuant leur essor et permettant alors aux seconds de se relancer par des exportations vers les pays émergents, est une hypothèse d’un optimisme quelque peu fantaisiste. Ainsi, étant donné la différence de taille des deux économies, pour compenser une baisse de 1 point de la croissance américaine il faudrait une augmentation de 5 points de la croissance chinoise (et de 15 points de la croissance indienne), alors même que celle-ci est extrêmement dépendante, justement, des importations américaines !
De la crise américaine… à la crise chinoise ?
La dépendance d’un pays comme la Chine vis-à-vis des marchés des pays riches, loin de s’atténuer, n’a fait que s’accroître ces dernières années. Les exportations de la Chine pèsent pour 45 % de son PIB aujourd’hui, contre 37 % en 1998, un ordre de grandeur déjà énorme pour un pays de cette taille. Et le marché américain est de loin le plus important de ces marchés.
Le gouvernement américain a d’autant plus volontiers ouvert son territoire aux produits chinois bon marché que c’était pour le plus grand profit de ses capitalistes. C’était bon pour les entreprises américaines, car l’arrivée des produits moins chers a permis de juguler l’inflation, de mieux comprimer les salaires des travailleurs américains, d’en extraire davantage de plus-value. C’était bon pour les multinationales américaines qui installaient des capacités de production en Chine pour profiter des bas salaires du pays et réexporter vers les États-Unis ensuite. C’était viable pour l’économie américaine parce que la Chine a recyclé de façon constante ses excédents en achats de bons du trésor américain et de titres américains en tout genre, et a donc contribué à financer les déficits américains. Par ces placements la Chine (mais aussi le Japon et les pays producteurs de pétrole) ont permis aux États-Unis de continuer de vivre et de faire croître leur économie avec des déficits considérables (les États-Unis ont avec la Chine le déficit commercial bilatéral le plus important du monde : 200 milliards de dollars), en mettant à leur disposition leurs capitaux. Pendant toute la dernière décennie la boucle était bouclée : les États-Unis permettaient à la Chine d’exporter de plus en plus, et la Chine finançait les déficits américains par ses excédents. Une affaire dont profitaient également les entreprises allemandes, japonaises, coréennes ou encore taiwanaises, qui ont fait de la Chine une vaste plateforme d’assemblage à bas prix de leurs produits pour les réexporter ensuite.
Cette boucle est peut-être en passe de se rompre. Si la croissance économique américaine craque durablement, les exportations chinoises en pâtiront gravement, la croissance chinoise se grippera à son tour. Ce qui semble déjà s’annoncer si l’on en croit les derniers chiffres (l’excédent commercial chinois à l’égard des États-Unis diminue progressivement depuis janvier 2008), et cette évolution pourrait de toute façon s’accélérer avec l’actuelle forte baisse du dollar, qui est en partie un moyen pour l’État américain d’exporter et partager sa crise avec le reste du monde.
Le brusque rétrécissement du marché américain pourrait donc se solder par une catastrophe économique pour l’industrie chinoise, avec des conséquences sociales incalculables. La Chine crée de 15 à 20 millions de postes de travail par an avec sa croissance à 10 %, alors que la démographie et l’exode rural mettent au moins 22 millions de personnes chaque année sur le marché du travail ! Une baisse brutale des exportations provoquerait une flambée de chômage, et le capitalisme chinois pourrait bien basculer cul par-dessus tête contre le premier obstacle rencontré. D’autant que malgré des années de forte croissance industrielle, qui ont profondément métamorphosé ce pays, un grand nombre d’entreprises et surtout les grandes banques sont financièrement fragiles : selon les statistiques officielles, les créances douteuses, ayant peu de chance d’être recouvrées, représenteraient 30 % du PIB, un chiffe inquiétant et certainement sous-évalué par les autorités. En Chine aussi une bulle a contribué grandement à la croissance…
Certes, un tel scénario pourrait être évité si l’économie chinoise tirait davantage de dynamisme de sa propre consommation intérieure, encore aujourd’hui très faible par rapport au développement de l’industrie installée sur son sol. Mais ce n’est pas ce qui s’est passé jusque-là, au contraire. C’est en tout cas un pari bien incertain, puisqu’à l’abri de la dictature, le capitalisme chinois tire justement sa force de son exploitation forcenée de centaines de millions d’ouvriers traités en esclaves. Et ce qui est vrai de la Chine l’est aussi des autres pays émergents.
B. R.