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Ukraine : 300 jours de guerre, la dimension humaine

Par Oleg Vernyk, président du syndicat indépendant d’Ukraine Zakhist Pratsi, militant de la Ligue socialiste d’Ukraine, 13 décembre 2022

20 décembre 2022 Article Monde

Ci-dessous la traduction d’un témoignage sur la situation dramatique vécue par la population de villes d’Ukraine, que nous avons lu avec intérêt sur le site des camarades trotskistes argentins du MST et de leur regroupement international LIS.


Ces lignes sont écrites à la veille d’une bien triste date : trois cents jours après le déclenchement de l’agression à grande échelle de la fédération de Russie contre l’Ukraine. Dans ce texte, je voudrais me concentrer non pas sur l’analyse de la situation sur les fronts, mais sur la dimension humaine et concrète de cette guerre. Ce que les Ukrainiens et Ukrainiennes vivent et ressentent au quotidien, face à une guerre terrifiante – la plus grande guerre sur le continent européen depuis 1945.

C’est à l’automne 2022 que la population civile pacifique de l’Ukraine a connu les épreuves les plus dures auxquelles elle puisse s’attendre : les attaques russes à la roquette et les bombardements d’installations électriques, au moyen de drones kamikazes iraniens, qui ont en effet fortement contribué à modifier la situation humanitaire générale du pays. Poutine et l’impérialisme russe attendaient avec impatience que toutes ces horreurs et dangers d’une catastrophe humanitaire fassent descendre les Ukrainiens dans la rue, exigeant que leurs autorités capitulent immédiatement devant l’occupant.

Tout s’est cependant avéré totalement différent de ce que les rêveurs-analystes de Moscou supposaient. Des millions de citoyens ukrainiens ont été contraints de s’adapter à la réalité qualitativement différente de leur vie, mais ont conservé toute leur détermination à résister à l’agression armée russe. Et plus la situation des familles ukrainiennes devenait difficile, jour après jour, plus la détermination à résister devenait forte. Pas d’électricité, pas d’eau, pas de chauffage, pas d’Internet et maintenant très souvent pas de communication téléphonique régulière. C’est très difficile à réaliser pour les citoyens de ces pays où la vie était paisible et où les horreurs de la guerre n’étaient accessibles que dans les livres et les films.

Je peux prendre l’exemple de ma famille, pour illustrer notre mode de vie actuel. La famille se réveille à 7 heures 30 du matin et nous avons devant nous une ou deux heures de lumière et d’eau dans l’appartement, pendant lesquelles nous devons faire des réserves d’eau pour la journée, cuisiner, envoyer l’enfant à l’école. Nous avons la chance que notre école dispose d’un abri antiaérien qui devrait protéger les élèves des attaques à la roquette. Pendant un raid aérien, les enfants et les enseignants descendent ensemble dans l’abri et tentent d’y poursuivre la classe. Un très petit nombre d’écoles, en Ukraine, disposent toutefois de leurs propres abris antiaériens. En fait moins de 10 % de toutes les écoles. Si l’école ne dispose pas d’un abri, les cours y sont interdits pour la sécurité des élèves et des enseignants.

L’éducation des élèves de ces écoles a été transférée vers les cours à distance, c’est-à-dire réalisée par la connexion Internet. Avant la phase d’attaques massives de la Russie contre les installations d’infrastructures énergétiques, qui a commencé le 10 octobre 2022, cette option éducative avait permis, bien qu’avec bien des limites, de maintenir un enseignement stable. Bien sûr, ce n’était plus la même qualité d’éducation, mais c’était la préservation du processus éducatif lui-même. Les enfants ukrainiens ont déjà fait l’expérience de l’enseignement à distance pendant la longue période de l’épidémie Covid-19 et du déclenchement de la guerre le 24 février 2022. Ils en avaient pris l’habitude. En Ukraine, les écoliers de la génération du Covid-19 et de l’agression russe ont même été appelés « Zoomeurs », c’est-à-dire celles et ceux qui n’ont pas reçu d’éducation à l’école mais à distance, par le biais du logiciel Zoom : en fait, qui n’ont pas du tout reçu une éducation complète et de qualité.

Mais depuis la première attaque à la roquette, le 10 octobre 2022, et en raison des coupures massives d’internet, puis l’absence d’internet qui ont suivi, les écoliers ont cessé de bénéficier de cette possibilité, même extrêmement limitée, pour s’instruire. Toutes les familles ukrainiennes avec enfants n’ont pas la possibilité de devenir des réfugiés dans les pays d’Europe de l’Est ou de l’Ouest. La grande majorité des familles ukrainiennes sont restées en Ukraine. La grande majorité des écoliers ne peuvent pas accéder à l’éducation qui est pourtant un droit, en raison des tirs de roquettes russes sur les installations énergétiques.

J’ai déjà souligné qu’il est très important pour ma famille de rassembler le matin des réserves d’eau suffisantes pour la journée. Après tout, lorsque les lumières s’éteignent, l’alimentation en eau des toilettes et de la salle de bains est automatiquement coupée. La plupart des gens n’ont pas le temps, le matin, de cuisiner et de faire leur toilette en même temps. Les femmes n’ont pas le temps de se sécher les cheveux avec un sèche-cheveux, même si elles ont eu le temps de se les laver. Il s’agit bien sûr de toutes les petites choses de la vie, mais ce sont précisément ces petites choses qui constituent la vie de la plupart des gens ordinaires. En raison du manque d’électricité, non seulement les pompes pour l’approvisionnement en eau, mais aussi les pompes pour les eaux usées cessent de fonctionner. Dans une situation de « black-out », où l’électricité a manqué dans plusieurs régions d’Ukraine pendant plusieurs jours d’affilée, les eaux usées des immeubles à étages n’ont pas été pompées. Les propagandistes russes des chaînes de télévision n’ont même pas caché publiquement leur joie à l’idée que les Ukrainiens allaient bientôt se noyer dans « leurs propres excréments » : exemples les plus violents de déshumanisation franchement ignoble, de la part de ceux qui font l’apologie de l’invasion impérialiste sur les chaînes de télévision russe.

Le mois de décembre a vu le début de l’hiver 2022-2023. On ne sait pas encore s’il fera très froid ou si l’hiver ukrainien s’en tiendra à ses données traditionnelles. Mais dès maintenant, la température nocturne atteint −12 °C, et dans les conditions d’absence massive de chauffage dans les appartements des gens du peuple, c’est une situation extrêmement difficile. S’il n’y a pas de chauffage dans les maisons pendant au moins trois ou quatre jours d’affilée à des températures inférieures à zéro, cela signifiera l’éclatement massif des canalisations, qui approvisionnent en eau des maisons ou des égouts. Nous sommes déjà au bord de cette catastrophe humanitaire. Les Ukrainiens plaisantent en disant que « le froid et le gel n’auront pas raison de nous ». C’est vrai, mais les pays de l’Union européenne se préparent déjà à accepter des afflux supplémentaires de réfugiés ukrainiens en plein hiver.

Dans cette situation, bien sûr, l’absence prolongée de connexion Internet et téléphonique semble être un moindre problème pour les gens ordinaires. Mais à cause de cette situation, des millions et des millions d’Ukrainiens ont déjà perdu leur possibilité de télétravail, qu’ils soient free-lance ou autres salariés dans des professions liées aux communications Internet et à distance. Même pour envoyer ces quelques infos à mes camarades de la Ligue internationale socialiste, je vais devoir faire face à une série de problèmes et de difficultés.

Bien sûr, dans la situation où nous sommes, d’extrêmement large unité entre Ukrainiens pour repousser l’agression impérialiste russe, il est assez difficile d’invoquer les intérêts de classe. Les capitalistes ukrainiens et leurs appétits prédateurs contribuent pourtant et souvent eux-mêmes à la mobilisation de classe des travailleurs et des classes populaires d’Ukraine.

L’exemple le plus significatif et le plus flagrant est celui des scandales entourant la société énergétique DTEC, détenue par l’oligarque ukrainien Rinat Akhmetov. Il y a quelque temps, des entreprises d’État fournissant de l’électricité aux consommateurs industriels et civils ont été privatisées dans l’intérêt de plusieurs oligarques ukrainiens de premier plan. Et lorsque, après le 10 octobre, les coupures massives d’électricité et d’eau ont commencé dans toute l’Ukraine, il n’a pas échappé aux membres des couches populaires, de la classe ouvrière, que l’électricité n’était pas du tout coupée dans les « villages de chalets » et les complexes immobiliers de l’élite où vivent les représentants de la classe bourgeoise, couches supérieures et plus hautes strates bureaucratiques de la société. Même les médias, totalement contrôlés par les autorités pendant la guerre, n’ont pu ignorer cette situation flagrante et brutale d’injustice et d’inégalité sociales. La situation a commencé à s’envenimer et l’ambiance de protestation massive a menacé de déborder, de passer des réseaux sociaux aux rues des villes. Devant cette menace, les autorités bourgeoises ont été contraintes de faire pression sur les oligarques pour calmer le mécontentement populaire. Les zones urbaines de l’élite bourgeoise et ses complexes résidentiels ont à leur tour commencé à se voir périodiquement privés d’électricité, mais dans une bien moindre mesure, bien sûr, que les zones urbaines prolétariennes. Les réflexions et les revendications sur la nécessité de nationaliser les entreprises oligarchiques de distribution d’énergie ont commencé à grandir. Je suis convaincu que ces slogans et revendications fourniront une large matière pour notre travail d’après-guerre : une des principales revendications transitoires de l’époque.

Pour nous, la situation est plus difficile que jamais. Mais la ténacité de la résistance du peuple ukrainien étonne tout le monde. Nous sommes confortés par le soutien de nos camarades internationaux dans la lutte socialiste, syndicale et anti-impérialiste. Je suis convaincu que notre peuple ukrainien mérite le droit à une vie libre et indépendante, et que la classe ouvrière ukrainienne mérite sa victoire future. Victoire qui n’est possible que dans le front mondial uni des travailleurs et dans la solidarité des travailleurs du monde entier. Nous tenons bon.

À très bientôt, déjà trois cents jours…

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