La guerre en Ukraine, qui en est à son neuvième mois et s’accompagne d’un cortège de destructions, de vies et d’infrastructures vitales, a donné lieu ces derniers mois à la publication d’ouvrages sur l’histoire du pays et tout particulièrement ses liens avec la Russie voisine, aujourd’hui l’agresseur. Pourquoi l’Ukraine ne veut pas être russe ?, demandent Michel Juffé et Vincent Simon ; Russes et Ukrainiens, les frères inégaux, titre Andreas Kappeler ; Jamais frères ? interroge l’historienne Anna Colin Lebedev. Nous avons lu ces ouvrages et en faisons une présentation ci-après. Ils répondent à un besoin de comprendre ce qui se noue de façon tragique aujourd’hui, dans l’est de l’Europe. Du moins ce qui relève – ou ne relève pas automatiquement, là est la difficulté – de son histoire. Une histoire qui se réécrit dans le feu des événements. Et la guerre entre la Russie et l’Ukraine à la suite de l’invasion par l’armée de Poutine, si elle a lieu sur le terrain de l’Ukraine, a bien évidemment pour cadre plus large les rapports de force entre les grandes puissances impérialistes (Russie comprise évidemment) qui rivalisent pour le partage permanent, entre elles, des marchés et des matières du monde, contre les intérêts des travailleurs et des peuples.
Un autre ouvrage encore, intitulé L’Ukraine insurgée, rassemble un grand nombre de textes déjà publiés au cours des derniers mois, de militants de gauche ou d’extrême gauche, syndicalistes, féministes, associatifs – ukrainiens, russes ou d’autres pays –, toutes et tous liés par leurs positions de défense de l’Ukraine « armée et non armée » (selon leur formulation), et proches de ce Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (ou Resu) ou également « Brigades éditoriales de solidarité », dont les éditions Syllepse qui les publient sont partie prenante avec d’autres revues militantes, dont Contretemps (Paris), À l’Encontre (Lausanne), Europe solidaire sans frontières (Paris).
Plus généralement, ces auteurs, chacun à sa façon, défendent la perspective d’une Ukraine indépendante, fédérative, membre l’Union européenne. Michel Juffé et Vincent Simon écrivent que cette adhésion à l’UE « pourrait être une occasion de promouvoir une Europe supranationale, refusant de se soumettre à tout impérialisme – en son sein et au-dehors – et capable de s’opposer au partage du monde entre grandes puissances belliqueuses ». Ce qu’ils appellent l’Europe supranationale, est non seulement constituée elle-même de puissances impérialistes mais se place résolument sous la houlette du plus puissant d’entre eux, les États-Unis, notamment à travers l’alliance militaire qu’est l’Otan. Compter sur cette Europe pour s’opposer « au partage du monde entre grandes puissances belliqueuses » parait pour le moins irréaliste. S’il est juste de demander le retrait inconditionnel des troupes russes de toute l’Ukraine, il ne pourrait advenir une paix juste et durable que si les prolétaires russes et ukrainiens se tendaient la main et s’opposaient vigoureusement à leurs propres dirigeants. Leur alliance serait la meilleure garantie de voir surgir demain une Ukraine indépendante et socialiste – notre propre perspective – qui serait débarrassée de ses capitalistes oligarques et permettrait à chacun de parler la langue de son choix – ou les deux et bien d’autres !
Mais bonnes lectures !
Jean Liévin, Dima Rüger, Michelle Verdier
Vlad le destructeur : Pourquoi l’Ukraine ne veut pas être russe, de Michel Juffé et Vincent Simon
L’élan des mots, 2022, 168 p., 15 €
Ce petit livre – écrit par un philosophe et un historien-géographe – est précieux : il fourmille de détails sur le passé tumultueux de cette région où se sont affrontés tour à tour Russes, Polonais, Cosaques zaporogues, Tatars, Moldaves, Lituaniens, Roumains, Austro-Hongrois, Ukrainiens, etc., pour la conquérir et le plus souvent la dépecer.
Le nationalisme mythico-religieux de Poutine
Le titre, Vlad le destructeur, qui désigne bien sûr Vladimir Poutine, est une allusion à peine voilée à Vlad l’Empaleur, prince de Valachie du XVe siècle dont la cruauté fut telle qu’il donna naissance, en littérature, au personnage du vampire Dracula.
La première partie de l’ouvrage est consacrée à l’alignement de l’idéologie « poutinienne » sur le panslavisme qui fit florès au XIXe siècle et que Marx tenait pour la principale force contre-révolutionnaire en Europe. Poutine reprend les mêmes poncifs sur les Slaves en général, et les Russes en particulier, qui, selon lui, seraient destinés à sauver l’Europe de sa décadence et de la perte de ses valeurs chrétiennes. Le tout avec la bénédiction et l’appui du patriarcat orthodoxe de Moscou.
Contre toute évidence historique, il affirme que les Slaves sont un seul et même peuple dont la Russie est l’épicentre. Ce qui l’amène à nier toute réalité historique au peuple ukrainien dont la langue serait du russe « abâtardi » par des emprunts au polonais. Dans sa démonstration, il oublie les périodes nombreuses où l’Ukraine lutta, notamment contre la Russie tsariste, pour être reconnue comme un État indépendant au sein du concert des nations. Le gouvernement bolchevique reconnut à l’Ukraine le droit de disposer d’elle-même, d’où une première proclamation d’indépendance en 1918, tout en luttant pour une URSS capable d’intégrer en son sein et sur un pied d’égalité de nombreuses nations. Malheureusement, la stalinisation rapide du régime soviétique anéantit très tôt cet espoir. Elle se traduisit par une nouvelle forme d’oppression des Ukrainiens par la Russie de Staline qui connut son point culminant dans l’Holodomor, la grande famine qui toucha les campagnes en 1932-1933 du fait de la politique de collectivisation forcée dans les campagnes, qui fit, selon les estimations, entre trois et cinq millions de victimes. Cette famine toucha en fait l’ensemble des grandes régions agricoles de l’URSS, dont aussi dans l’actuel Kazakhstan.
Un passé mythifié
De leur côté les nationalistes ukrainiens tordent le bâton dans l’autre sens. Ils font remonter l’Ukraine moderne au grand-duché de Kiev qui exista du IXe au XIe siècles. Depuis lors, le mouvement national ukrainien n’aurait cessé de se battre pour l’indépendance. C’est une vision historique qui est une vue de l’esprit et qui passe un peu vite sur le fait que pendant des siècles, ce pays absorbé en partie ou en totalité par la Russie, était loin d’être en faveur de l’indépendance. Les grandes villes, en majorité russophones, n’étaient nullement hostiles à Moscou, alors que la préoccupation première des paysans ukrainiens, la majorité de la population, était de tenter d’alléger le fardeau que faisaient peser sur eux les grands propriétaires fonciers, russes, polonais ou ukrainiens. Comme dans de nombreux autres pays d’Europe centrale et orientale, il faudra attendre le XIXe siècle pour que naisse en Ukraine une véritable expression politique du sentiment national.
Un bilinguisme ukraino-russe
Cette histoire explique pourquoi, encore aujourd’hui, des pans entiers du pays sont russophones et que nombre de familles pratiquent l’ukrainien et le russe. Cette utilisation conjointe des deux langues est même présente chez Taras Chevtchenko, un intellectuel du XIXe, ardent défenseur de l’indépendance de l’Ukraine et auteur du poème, Le testament, dont le texte est devenu l’hymne national ukrainien. Or si Chevtchenko écrivait sa poésie en ukrainien, il utilisait le plus souvent le russe dans sa prose. Ce qui à l’époque n’étonnait personne.
Le bilinguisme était donc largement pratiqué. Mais l’invasion du pays par la Russie en février dernier a donné un coup de fouet au sentiment nationaliste ukrainien, soudé la population derrière ses dirigeants qui tentent de reléguer le russe au rang de langue de l’envahisseur.
Cependant, même auparavant, ce bilinguisme ne fut jamais pleinement reconnu et accepté par la république d’Ukraine, redevenue indépendante après l’effondrement de l’URSS en 1991. À sa naissance, elle reconnut le droit des minorités en matière culturelle, religieuse et linguistique. Trois ans plus tard, elle restreignait pourtant l’usage du russe dans les manuels scolaires et des centaines de villes et de rues portant des noms russes furent débaptisées. Finalement, en 1999, le Conseil constitutionnel ferma la porte au bilinguisme en proclamant l’ukrainien seule langue officielle et en cantonnant le russe au rang de langue étrangère ou facultative.
Tout cela explique en partie pourquoi la Russie poutinienne a pu trouver une oreille attentive, voire complaisante, chez certaines populations russophones de l’est du pays (Louhansk, Donetsk, Crimée) qui se sont senties montrées du doigt et discriminées. Mais, sitôt dans la place, les Russes se sont empressés de faire de même en « russifiant » à tour de bras les noms de villes, de rues, d’écoles et de bâtiments publics.
Un nationalisme ukrainien réactionnaire, des dirigeants corrompus
Quant aux dirigeants ukrainiens, qui ont émergé pendant les deux dernières décennies, ils ont vogué sur la vague patriotique en s’appuyant sur un mouvement nationaliste ouvertement d’extrême droite et qui a comme héros des gens comme Symon Petlioura et Stepan Bandera. Le premier est surtout connu pour avoir combattu l’Armée rouge et la révolution bolchévique à la tête d’une armée ukrainienne. Le second l’est pour être passé avec armes et bagages du côté des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est pourtant élevé au rang de « héros de l’Ukraine » en 2010 par les autorités de Kiev. Mais tous ces dirigeants – Leonid Koutchma, Viktor Ianoukovitch, Ioulia Tymochenko, Petro Porochenko – ont fait partie de clans qui ont amassé des fortunes sur les ruines de l’Ukraine post-soviétique – en s’appuyant et sur le Kremlin et sur l’UE. Parmi ces affairistes, se trouve aussi le président actuel, Volodymir Zelensky, qui a des intérêts dans des sociétés off-shore localisées à Chypre et aux îles Vierges.
Jean Liévin
Russes et Ukrainiens, les frères inégaux, d’Andreas Kappeler
Éd. du CNRS, 2017, traduction française en 2022, 230 p., 22 €, e-book 15,99 €
Depuis l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février, sinon depuis 2014, les batailles de mémoire ont été vivement projetées sur le devant de la scène médiatique. Nombreux cherchent à s’informer sur la situation des deux pays et ont découvert le Rus’ de Kiev, les armées nationalistes de Stepan Bandera et les violences subies par l’Ukraine lors des périodes les plus violentes du stalinisme – références historiques bien souvent obscurcies par un épais brouillard de propagande. Andreas Kappeler, historien autrichien d’origine suisse, spécialiste de l’histoire russe et ukrainienne, et en particulier sa synthèse des relations entre les deux nations, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux, est parmi les ouvrages qui aident à y voir plus clair.
Écrit après l’annexion de la Crimée et le début de la guerre du Donbass, ce livre est riche d’informations historiques, au point que sa lecture est parfois ardue. Il aborde l’histoire entre les deux nations en partant de l’histoire médiévale de la Rus’ de Kiev, revendiquée comme « berceau national » autant par Poutine que par les dirigeants d’Ukraine (qui l’a même inscrite dans sa déclaration d’indépendance) et sur les premiers liens plus étroits et complexes sous le tsarisme. Il offre une multitude de détails sur l’Ukraine soviétique. Alors que Poutine parle de l’Ukraine comme d’une « création artificielle de Lénine », Kappeler décrit les effets de la politique « d’ukrainisation » du Parti bolchévik, politique de discrimination positive visant à réduire la domination russe, menant à une effervescence de la langue et de la culture ukrainienne. Politique brutalement stoppée par la réaction stalinienne, dont les collectivisations forcées et la répression des « déviances nationalistes » qui firent plusieurs millions de morts, surtout par la famine liée à la collectivisation forcée. De la place des élites ukrainiennes sous le tsarisme aux nombreux cadres soviétiques recrutés au sein du PC ukrainien, dont Krouchtchev et Brejnev, Kappeler illustre la complexité des relations entre Russes et Ukrainiens, des identités nationales et des barrières linguistiques mouvantes et imbriquées.
Sur l’histoire plus récente de l’Ukraine indépendante, de 1991 à 2014, il offre une multitude de chiffres issus très souvent de sondages, qui donnent corps aux évolutions politiques des deux pays, à travers deux décennies mouvementées, marquées par des révoltes sociales intimement liées aux orientations politiques des gouvernements ukrainiens vers la Russie ou l’UE : « révolution de granit » en 1990-1991, puis « révolution orange » en 2004-2005, puis soulèvement du Maïdan, en 2014. C’est donc un ouvrage à l’image de l’histoire des relations russo-ukrainiennes, riche et complexe, infiniment plus que ce que nous en offrent aujourd’hui des images en noir ou blanc des propagandes de guerre.
Dima Rüger
Jamais frères ? Ukraine et Russie : une tragédie postsoviétique, d’Anna Colin Lebedev
Seuil, 2022, 224 p., 19 €
Anna Colin Lebedev est une universitaire française en sciences politiques, qui est née à Moscou en 1975 et y a grandi dans les dernières années de l’époque soviétique, et qui ensuite a passé plusieurs années de sa vie professionnelle et personnelle en Ukraine. Elle connaît les deux pays et annonce en introduction qu’elle « propose un regard bien plus personnel que ne le fait habituellement un travail de sciences sociales ». Son ouvrage est attachant par l’empathie qui s’en dégage à l’endroit de la population d’Ukraine bien sûr, mais aussi de Russie, dont la vie a basculé un certain 24 février 2022 au petit matin, avec le franchissement par des chars russes de la frontière, en direction de Kiev. Il aborde pour des lecteurs non spécialistes mais qui cherchent désespérément à comprendre, l’histoire et les trajectoires différentes de deux peuples voisins (l’autrice parle de « sociétés »). Il n’est pas exhaustif – ce serait mission impossible en deux cents pages et l’auteur s’en excuse –, mais présente sous forme de chapitres des éléments de réponses très documentés et nuancés à des questions aujourd’hui controversées – sans remonter au Moyen Âge si ce n’est à la marge.
Quel passé soviétique commun ont les Russes et les Ukrainiens (sachant que les deux pays sont composés d’une mosaïque de peuples) ? Quelles épreuves communes et pourtant différentes ont-ils traversées pendant la Seconde Guerre mondiale, où des gouvernements et forces politiques ont différemment affronté le nazisme, sa politique génocidaire à l’encontre des Juifs peuplant largement les régions des actuelles Russie, Biélorussie, Ukraine, Pologne, Lituanie (sans parler des autres pays de l’Europe centrale) comme sa croisade anti-communiste contre l’Union soviétique et ce que la Grande Guerre patriotique et sa victoire militaire contre Hitler ont représenté pour les peuples de l’URSS ?
À noter un chapitre particulièrement intéressant de l’ouvrage sur l’existence et la permanence d’une extrême droite nostalgique du nazisme en Ukraine, motif utilisé par Poutine pour justifier son « opération spéciale » et un prétendu besoin de « dénazification » de l’Ukraine. Anna Colin Lebedev relate de façon détaillée ce qu’ont été les courants ukrainiens qui ont pactisé avec le nazisme pendant la guerre, et comment, depuis la chute de l’URSS, des dirigeants ukrainiens ont cherché à remettre certaines figures nationalistes à l’honneur, dont celle du principal leader de l’OUN (Organisation des nationalistes ukrainiens qui s’était constituée en Pologne avant la guerre), Stepan Bandera – « resté prisonnier des Allemands de juillet 1941 à septembre 1944 », ce qui n’enlève rien à son ultra-nationalisme réactionnaire. Sans parler de terribles règlements de compte, voire massacres, entre nationalistes polonais et ukrainiens. Elle essaie néanmoins, non pas de relativiser l’horreur, mais de remettre les choses à leur juste place : en rappelant quelques ordres de grandeur : « Plus de 200 000 Ukrainiens ont intégré les forces allemandes, mais plus de quatre millions d’Ukrainiens ont combattu les nazis au sein de l’Armée rouge. » (page 40 de son ouvrage). Et elle détaille et relativise aussi l’emprise de l’extrême droite et de néo-nazis lors de la mobilisation de Maïdan.
Anna Colin Lebedev répond à d’autres questions. En précisant que l’heure des bilans n’est pas arrivée et que la situation reste éminemment mouvante. Jusqu’où la langue, russe ou ukrainienne (russophones contre ukrainophones ?) cataloguerait-elle et diviserait-elle les individus ? Jusqu’où la propagande de Poutine en faveur d’un prétendu « monde russe » impérial – puisée dans les vieilles idées réactionnaires panslaves du tsarisme, niant les particularités nationales et tout droit des peuples, dont le peuple ukrainien, à une existence séparée – est-elle fallacieuse et criminelle ? Elle revient aussi sur des épisodes sociaux et politiques récents, comme la mobilisation de Maïdan à l’hiver 2013-2014, l’annexion de la Crimée au printemps 2014, la guerre déclenchée dans le Donbass déjà en 2014, et la terrible guerre actuelle… qui aboutit à la question lancinante : « Jamais frères ? » (le titre de l’ouvrage), ou « plus jamais frères ? », que se posent tout particulièrement celles et ceux dont les racines, les familles, les cultures ont jusque-là été étroitement mêlées, et à bien d’autres aussi dans le monde que cette sale guerre de Poutine révulse.
L’ouvrage est celui d’une sociologue et politologue atterrée, dont les sentiments qui l’animent ajoutent un « plus » aux connaissances de l’histoire et des situations. L’ouvrage est cependant d’inspiration démocratique bourgeoise. Force est de constater que les luttes politiques extrêmement riches des partis du prolétariat de cette vaste partie est de l’Europe, sur un siècle et plus, ne sont malheureusement pas mentionnées, ou à la marge, et comme dans la plupart des ouvrages de chercheurs d’aujourd’hui concernant l’Union soviétique, aucune différence ou presque n’est faite entre les périodes bolchéviques – révolutionnaire et post révolutionnaire – et la période stalinienne qui s’est imposée, par un vrai génocide à partir de la fin des années 1920, contre les révolutionnaires et tous les opposants qui tentaient de relever la tête.
Michelle Verdier
Mots-clés : Guerre en Ukraine | Livre | Ukraine