À Nantes, les livreurs en colère
La lutte contre les plateformes, ou comment sortir l’eau des pierres
Mis en ligne le 29 mars 2021 Convergences Politique
À Nantes, la colère des livreurs Uber Eats et Deliveroo s’est rendue visible le 21 novembre 2020 par une manifestation de près de 200 livreurs en scooter klaxonnant dans la ville. Cette colère était provoquée par la baisse continuelle de leurs revenus depuis 2017, qui avait atteint un seuil inacceptable. Des courses qui pouvaient atteindre 2,99 euros (brut) sont tombées à 1,50 euro, avec l’impossibilité de les refuser. L’arrêté de la mairie de Nantes du 8 mars 2021, interdisant aux scooters thermiques d’accéder aux voies piétonnes où se trouvent la très grande majorité des restaurants, a provoqué la colère. En laissant leurs scooters hors de la zone du centre-ville, les livreurs ne peuvent aligner plus de huit courses, avec en moyenne – chiffres issus des discussions en assemblée – entre 30 à 40 euros brut par jour ! Avec les remboursements des prêts, les taxes… et les amendes, il est impossible de gagner sa vie en travaillant.
La construction d’une force
Initiée par une réunion de travail d’une trentaine de livreurs, samedi 6 mars, le départ des mobilisations du mois de mars a pris plusieurs formes, prouvant la force militante, l’ingéniosité de prolétaires aux parcours militants souvent riches, que leur statut d’auto-entrepreneur ne peut faire oublier.
Le 8 mars se tient une assemblée de plus de 100 livreurs mobilisés. À ce groupe s’ajoute un nombre de grévistes restés chez eux difficile à évaluer, mais de l’ordre d’une grosse centaine, d’après les estimations indicatives des militants de la lutte. Sur les 700 livreurs de la ville, dont près de 350 n’ont que cette activité pour vivre, la mobilisation est significative.
Les premières discussions sur l’organisation apparaissent et les premiers clivages aussi. Cela se révélera par la confusion survenue suite au vote l’après-midi d’une grève d’une semaine, et son annulation sans concertation par un porte-parole autoproclamé. Mais cette péripétie, qui a suscité une certaine démoralisation, a été compensée le soir par l’intervention d’un noyau d’une quarantaine de livreurs auprès des restaurateurs, des collègues, et un premier contact avec la Mairie : ce sera la première affirmation d’une équipe déterminée regroupant les plus précaires des livreurs [*].
Les premiers acquis de la mobilisation : des réunions quotidiennes des livreurs mobilisés, avec des décisions collectives qui engagent. La grève d’une semaine devenant caduque, l’objectif se concentre sur les week-ends, créneaux qui ont le plus de commandes avec le mardi. Le vendredi matin, un atelier était organisé pour faire les pancartes, et c’est à une soixantaine qu’une manifestation est organisée, pour sensibiliser la population et les restaurateurs avec des tracts spécifiques, en prenant la parole aussi devant l’opéra Graslin occupé par les intermittents.
Des adjoints de la Mairie sont présents, et une promesse de rencontre est évoquée. La lutte gagne en visibilité, en popularité, mais c’est le soir qu’un seuil est franchi. Une sortie avec une centaine de livreurs est décidée, et tout le monde est conscient des difficultés : la police enchaîne les amendes en journée, en soirée après le couvre-feu, mais aussi les menaces physiques de la BAC. Avec des livreurs sans papiers les risques sont évalués, pesés, et c’est l’organisation de la manifestation nocturne qui garantira le succès.
Différents problèmes à résoudre : il y a les livreurs hésitants, ceux qui sont liés aux plateformes, les balances qui cherchent des provocations, et même les flics en civil. Il faudra savoir parler aux collègues en retrait, avec persuasion sans dépasser la limite, mais comme le disait un militant du comité de lutte : « Parfois pour se faire remarquer d’un aveugle, il faut lui marcher sur les pieds ! » Donc, discipline et cohésion.
Les militants du comité des livreurs forment une chaîne en se donnant la main [*], héritée des luttes dans leur pays d’origine, Guinée notamment, mais aussi de leur expérience dans les camps lors de leur venue en Europe. D’où trois recommandations expliquées lors du démarrage : assurer que les discussions avec la population, les restaurateurs et les livreurs se fassent ensemble comme un groupe soudé ; éviter les dérapages individuels et empêcher les arrestations de camarades isolés. L’initiative a été une réussite complète, par la visibilité de l’action, mais surtout par l’assurance acquise par les participants. Une commission pour recenser les amendes, une autre les blessés (malades du Covid, etc.) s’est constituée. Le français est la langue des discussions, et les traductions ne manquent pas, de l’arabe au soussou. Mais c’est le langage de la lutte qui unit, avec un acquis important : les divergences sur l’orientation de la lutte ne se font pas sur des clivages d’origine. Désormais la lutte ne se réduit plus à Nantes. À Saint-Herblain aussi (en périphérie de Nantes), les livreurs originaires du Soudan se sont joints à la lutte, avec leur nombre et leur expérience.
Construire un rapport de force
La conscience politique parmi les livreurs du comité de lutte est claire, leur expérience militante riche. Certains ont été opposants à des dictatures, d’autres ont été expulsés de leurs terres par des conglomérats chinois qui exploitent la bauxite, d’autres ont connu le printemps tunisien ou le hirak algérien.
Faire reculer la Mairie sur l’arrêté municipal, en ménageant des ouvertures le midi et le soir, n’est qu’un premier combat. Il faut d’abord pouvoir manger. Le combat contre les plateformes est un combat long, difficile, et cela n’échappe à aucun des participants. Convaincre les collègues pour gagner en force avec les tracts-vidéos et surtout des discussions entre quatre yeux. Trouver des alliés parmi la population, les militants, et même l’intersyndicale qui va soutenir le mouvement après avoir demandé au comité de lutte les revendications à mettre en avant.
Les revendications des livreurs formulées dans un tract tournent aussi autour du statut de salarié, que ce soit sur la prise en charge des soins, des accidents, ou la garantie d’un revenu minimum par jour (le chiffre de 40 euros par jour est dans les têtes, et porté par les collègues de l’Oise). La lutte connaît des hauts et des bas. Les plateformes d’ailleurs ne la sous-estiment pas, en lâchant de belles primes pour ceux qui cassent les jours de grève, en proposant même des CDI ou des privilèges pour accéder aux meilleures commandes.
Mais les livreurs lisent la presse internationale : les victoires obtenues en Italie et en Espagne sont un espoir. Le parquet de Milan a condamné les plateformes à plus de 700 millions d’euros d’amendes, et requalifié les statuts de 60 000 livreurs en contrats de salariés. L’Espagne suit le même chemin. Établir que l’application informatique (comme sa suppression) constitue le lien de subordination, et donc le caractère juridique du salariat, est une piste juridique intéressante, mais seul un rapport de force national sera en mesure d’imposer ces revendications, et sans doute d’autres à venir.
27 mars 2021 - Correspondants
[*] Se reporter au site : https://www.instagram.com/p/CMP6RvAAb6l/ et https://youtu.be/DqKdO6Y8WC0
Lire aussi :
- Les exploités du dernier kilomètre — 22 février 2021
- Italie : contre l’exploitation 2.0 — 28 mars 2021
Mots-clés : Livreurs