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États-Unis : un pays balayé par une explosion des manifestations

8 juin 2020 Article Monde

Transcription de l’intervention d’une camarade de Speak Out Now, lors du meeting zoom de l’Étincelle-NPA de dimanche 7 juin.

Bonjour à toutes et à tous de la Californie. Je suis militante de Speak Out Now, je vous rejoins d’Oakland.

Nous en sommes maintenant à la 13e journée des protestations contre la mort de George Floyd, qui n’ont pas arrêté, du matin jusqu’à tard dans la nuit, à travers le pays.

En décembre, on n’aurait jamais pu imaginer ce qu’on vit ici en juin. L’année dernière, il nous semblait que le monde entier éclatait en rébellions. Chez vous, les Gilets jaunes et puis la lutte contre les réformes des retraites. Et en Amérique latine, au Moyen-Orient, à Hong Kong… Ici aux États-Unis, nous vivions un silence social, avec un fort sentiment de démoralisation face à l’aggravation des conditions de vie de la classe ouvrière. Conditions qui étaient cachées dans la presse par un barrage constant de fausses bonnes nouvelles économiques.

Six mois plus tard, voilà que le pays est balayé par une explosion de manifestations.

Tout le monde sait que ça a commencé par une des exécutions racistes les plus scandaleuses et sans ambiguïté jamais vues sur vidéo, le meurtre de George Floyd à Minneapolis. Mais ce meurtre, comme je crois que vous le savez, a eu lieu sur fond d’innombrables attaques racistes de la police. Pendant cette crise du corona, nous avons vu se faire tuer Ahmaud Arbory, en Géorgie, chassé dans la rue comme un animal pendant qu’il faisait son jogging ; Breonna Taylor, à Louisville, abattue dans sa propre maison par huit balles de flics qui défoncé sa porte dans la nuit… et ça, ce sont seulement les cas les plus extraordinairement visibles.

En même temps, les Noirs ne sont pas seulement confrontés à cette crise, mais aussi à deux autres crises qui vous concernent aussi en France, mais avec l’addition d’une anarchie encore plus déchaînée du capitalisme, avec moins de protections sociales qu’en France… et je sais bien qu’en France c’est loin d’être la fête !

Laissez-moi donc vous donner une idée de la toile de fond derrière ce soulèvement contre ce meurtre raciste.

1. L’épidémie frappe durement : vous savez probablement qu’à ce jour, nous avons eu aux États-Unis au moins 110 000 morts. Et les pauvres et les travailleurs sont les plus touchés. Les Noirs et les Latinos sont largement surreprésentés parmi les victimes. Par exemple, les Noirs représentent 21 % de la population urbaine, mais 42 % des décès dus au Covid-19.

La crise du corona a révélé que les États-Unis, un pays riche, par ailleurs industriellement développé, non seulement ne disposait pas de l’infrastructure sanitaire nécessaire, notre système médical étant totalement privatisé, mais aussi qu’il y avait une réticence totale à produire les équipements de protection, les kits de test et les ventilateurs nécessaires. En fait, sans la crise, pour vous donner un seul indicateur, nous avions déjà le taux de mortalité infantile le plus élevé du monde industrialisé. Et il faut ajouter que le taux de mortalité infantile pour les Noirs est 2,3 fois plus élevé que pour les enfants blancs.

2. Et puis bien sûr avec le confinement, qu’ici on appelle « Shelter-in-Place » (s’abriter chez soi) il y a la crise économique. En fait, la classe ouvrière était déjà confrontée à un effondrement des conditions de vie lors de la crise en 2009, mais maintenant nous faisons face à une crise telle qu’on n’en a pas connu depuis la Grande Dépression.

Même avant la crise, 31 millions d’Américains n’avaient pas accès aux soins de santé. Depuis le début de la crise du virus, 40 millions de personnes ont fait une demande d’allocations de chômage. 40 millions de personnes ! Et donc, étant donné notre système, ils ont perdu leurs soins de santé aussi.

Le gouvernement a adopté un plan de relance fédéral de deux milliards de dollars de la loi CARES (Coronavirus Aid, Relief and Economic Security). Mais la loi ne prévoit que deux mois supplémentaires pour les allocations de chômage et un chèque unique de 1 200 dollars aux particuliers, ainsi, les chômeurs ne recevront que neuf mois d’allocations chômage. Au maximum, ce chèque est de 430 dollars par semaine, dans une ville où les loyers coutent bien plus. Espérons que ce chômage leur donnera le temps de devenir des organisateurs.

Depuis la fin du mois de mars, tout le monde a vu que le plan de relance a versé des milliards de dollars aux riches qui n’en avaient pas besoin ! En même temps, la banque de la Réserve fédérale fournit des sommes extraordinaires pour racheter les dettes pourries accumulées par les sociétés financières. Les détails de cette dernière distribution aux riches ont révélé de nombreux scandales qui ont éclaté dans les médias, à propos d’entreprises recevant cette aide, n’ayant besoin de rien du tout, alors qu’elles continuaient et continuent encore à accumuler d’énormes profits, tandis que des milliers de personnes faisaient et font la queue pour la distribution de nourriture.

Dans ce climat d’injustice sociale évident, il est intéressant de voir que la presse bourgeoise publie fréquemment des articles comme celui du Los Angeles Times le 3 juin, dont le titre est : « L’empire grandissant d’Elon Musk est alimenté par 4,9 milliards de dollars de subventions gouvernementales. »

Alors, ajoutons cette crise économique à la crise de la santé qui met sans cesse en relief les injustices sociales et à ce meurtre brutal et gratuit, devant les yeux de tout le monde. Et alors on a cette vague de manifs.

Il faut probablement ajouter que l’énormité des manifs est peut être aussi amplifiée par la fatigue du confinement, le printemps avec le beau temps, qui nous donne à tous très envie de nous échapper de nos maisons… et aussi le fait qu’autant de personnes ne soient ni à l’école ni au travail.

En tout cas, tout ça fait que nous voilà en juin, et notre monde a été totalement bouleversé.

Des émeutes et manifs contre la violence de la police, nous avons vu ça à maintes reprises au long de notre histoire. Alors je veux essayer d’insister sur ce en quoi ce moment ressemble à ce que nous avons vu dans le passé, et en quoi ce moment et remarquablement différent :

D’abord, ce qui est similaire – historiquement, le meurtre d’une personne noire, souvent par la police, mais pas seulement, conduit à une explosion de colère, un soulèvement de la communauté noire, et aussi aux pillages et aux incendies dans certaines parties des villes. Cela a été le cas tout au long des xixe, xxe et maintenant xxie siècles. Certains d’entre vous se rappellent les émeutes de 1992 à Los Angeles après l’acquittement des policiers qui avaient tabassé Rodney King, et beaucoup plus connaissent le mouvement Black Lives Matter, qui a commencé en 2012 avec le meurtre de Trayvon Martin… et puis a repris de l’élan en réponse au meurtre de Michael Brown à Ferguson.

À la suite de ces manifs et émeutes, traditionnellement, la communauté fait face à une répression brutale, généralement la garde nationale est appelée à prendre le contrôle des rues. Ensuite, souvent, mais pas toujours, les notables demandent des rapports proposant des réformes de la police, ou des comités chargés de superviser la police. Nous avons certainement vu ça après le meurtre de Brown à Ferguson, Eric Garner à New York, et à Los Angeles…

Il est très rare que le gouvernement ensuite propose des réformes qui touchent vraiment aux conditions économiques racistes. On a vu ça dans le cas des années de bouleversements sociaux massifs durant le mouvement des droits civiques, un mouvement d’une énorme ampleur qui a duré plus de dix ans… Le gouvernement a passé la loi sur le logement équitable (Fair Housing Act), adoptée par l’administration Lyndon Johnson après la publication du Rapport Kerner à la suite des soulèvements de 1967 qui ont balayé la communauté noire. Mais ça, c’est rare. Le plus souvent, la répression est suivie de quelques appels à des rapports, et à des commissions de surveillance de la police. Les commissions de surveillance, on en a vu beaucoup.

Mais maintenant je veux insister sur les différences avec le passé : Ce que nous voyons aujourd’hui est remarquablement différent de ce que nous avons vu dans passé, au moins de notre vivant.

Cette fois-ci, le mouvement ne commence pas exclusivement dans la communauté noire. Il est très large. Dans un sondage réalisé hier, 64 % des personnes interrogées ont déclaré qu’elles soutenaient les protestations.

Nous voyons des gens de toutes les couleurs participer aux manifestations, et de larges pans de la classe moyenne, de la classe ouvrière et des pauvres, tous ensemble dans les grandes villes. Les manifestations ont lieu dans les grandes villes, mais aussi dans les petites villes et les banlieues. Nous voyons des manifestations de quartiers noirs qui se dirigent dans les centres-villes, mais aussi là où il n’y a pas ou presque pas de Noirs du tout.

Le meurtre, si brutal, complètement non provoqué, pour une raison si peu convaincante, amène même Trump, même l’extrême droite, à devoir reconnaître que les gens ont raison de protester.

Une autre différence est que nous avons assisté à un rare déferlement de soutiens dans les médias, parmi les reporters qui interviewent des manifestants qui se mettent à pleurer à la télévision, ou qui crient leur indignation, ainsi que les reporters noirs arrêtés alors qu’ils faisaient leur travail, ce qui fait scandale parmi leurs collègues. Et même d’autres journalistes brutalisés tandis qu’ils faisaient leur travail.

C’est contradictoire, bien sûr, parce que nous avons encore des reportages qui se concentrent sur les incendies et les pillages, comme d’habitude.

Je crois qu’une des raisons pour cette différence d’ampleur du mouvement n’est pas seulement l’horreur de ce meurtre en particulier, vu par tout le monde, mais le changement de conscience qu’a produit le mouvement BlackLivesMatter (les vies noires comptent).

À l’époque, les gens que nous connaissons, qui travaillent autour de nous, avaient peur de participer pour la plupart. Ils répétaient souvent ce qu’ils avaient entendu aux infos sur la violence et le danger des manifestations, et les pillages faisaient scandale. Mais depuis, les panneaux qui disent « Black Lives Matter » se voient dans les écoles, depuis huit ans les jeunes entendent parler ou discuter la question des inégalités sociales, et surtout du racisme. Cette génération qui est dans la rue aujourd’hui, a eu cette expérience de passer de l’âge de 10 ans à l’âge de 18 ans sous l’influence de ce mouvement, connaissant les noms des tués, sous le slogan de « Say Their Names » (dites leur nom). Dans mon lycée par exemple, un mur entier est recouvert par le nom des Noirs et Latinos tués ces six dernières années. Eric Garner, Trayvon Martin, Sarah Bland, Freddie Gray… ça n’en finit plus. Donc aujourd’hui, autour de nous, on n’entend pas parler de « l’injustice » du pillage (ou quand les gens parlent du pillage ou des incendies, ils disent plutôt que « ce n’est pas une façon efficace d’obtenir la justice »). Beaucoup de jeunes Blancs répètent ce qu’ils entendent chez les Noirs, que ce n’est pas aux Blancs de dire comment il faut protester, et dans quelles limites. C’est aux Blancs d’arrêter le racisme. On entend aussi que les vrais voleurs, voyous et meurtriers sont blancs, que le vrai crime, ce n’est pas de piller un magasin ou d’allumer un incendie.

Et la réponse des forces de l’ordre ? De la police ? La garde nationale ?

Face à ce vaste mouvement de protestation multiracial, nous constatons que bien sûr, il y a de la violence policière, des gaz lacrymogènes, des flash-balls, et près de San Francisco, dans la ville de Vallejo, un Latino de 22 ans, Sean Monterrosa, a été tué par balle mardi dernier, alors qu’il était à genou, les bras en l’air. À New York et Washington jeudi, la police a entouré les manifestants, une tactique qui s’appelle kettling, pour ensuite les matraquer et les couvrir de gaz lacrymogènes.

Et puis… les couvre-feux, mais ensuite, il semble y avoir un accord, surtout dans les États et les villes qui sont sous le contrôle du Parti démocrate, mais pas seulement, pour réagir avec plus de retenue dans l’ensemble que par le passé. Bien sûr, cela peut changer très rapidement ! Mais c’est ce que nous constatons en ce moment.

Certaines différences sont étonnantes :

Notre première surprise a été que Derek Chauvin, l’assassin de Floyd, a été accusé de meurtre au deuxième degré et emprisonné quatre jours après le crime – c’était trop long, bien sûr, mais très rapide par rapport à ce qui se passe habituellement. Une semaine plus tard, les trois autres policiers ont également été accusés d’assistance et complicité de meurtre…

Dans certains cas, la police s’est jointe aux manifestants, et tous ont défilé bras dessus, bras dessous ! Certains des policiers se sont mis « à genoux », dans la tradition du célèbre joueur de football américain, Colin Kaepernick, qui s’est agenouillé au lieu de se lever pour écouter l’hymne national pendant les matchs de football, et ce geste est devenu un symbole de deuil et de respect pour les victimes de la violence policière.

Le chef de la police de Louisville, la ville où la police a tué Breonna Taylor en mars, a été licencié lundi, après que le maire a appris que les officiers impliqués dans la fusillade qui a tué le propriétaire d’un restaurant populaire de barbecue n’avaient pas activé leurs caméras corporelles pendant la scène chaotique qui a mené à la fusillade. C’est sans précédent ! Normalement, il y aurait un long délai et un interrogatoire. Et être licencié pour ne pas avoir imposé une culture de visionnage des actions de la police : c’est étonnamment différent de ce à quoi nous sommes habitués.

Puis il y a les politiciens

Dans le camp de Trump

Nous avons les performances extraordinaires de Trump, qui a eu comme politique d’attiser les flammes de la lutte raciale. Il est obsédé par sa réélection en novembre, et continue à penser que pour retenir sa base, il fait bien de jouer l’homme fort. Je sais que tout le monde a vu aussi l’appel spectaculaire de Trump à l’intervention de l’armée pour rétablir l’ordre public, appelant les gouverneurs à réprimer les protestations de toutes leurs forces.

Il a ordonné à l’armée d’attaquer une manifestation pacifique à Washington, et a poursuivi sa marche vers l’église en face de la Maison-Blanche, Bible en main, me rappelant la Bolivienne Jeanine Añez, qui, en février, brandissait son énorme Bible alors qu’elle prenait la succession d’Evo Morales.

Mais ça ne s’est pas très bien passé pour Trump. Mercredi dernier, dans un geste qui semblait écraser Trump, Mark Esper, le secrétaire à la défense, s’est opposé à l’appel de Trump à faire venir des troupes à Washington pour mettre fin aux protestations, en disant aux troupes de partir peu après leur arrivée. Plus tard ce jour-là, il a changé d’avis.

Dans un autre coup majeur porté à Trump le même jour, l’ancien secrétaire à la défense, le général Jim Mattis, a publié une critique cinglante de la proposition de Trump d’utiliser l’armée pour réprimer les protestations, soutenant à la fois le droit de protester et les manifestants eux-mêmes, en disant : « Les protestations sont définies par la conscience des dizaines de milliers de personnes qui insistent pour que nous soyons à la hauteur de nos valeurs – nos valeurs en tant qu’individus et nos valeurs en tant que nation. » Après lui, d’autres militaires importants ont désavoué la politique de Trump, comme le général Kelly qui a dit : « Les troupes détestent ça, elles ne considèrent pas ça comme leur travail, elles ne veulent pas être utilisées de cette façon. »

La vue des troupes de Trump lui ouvrant la voie pour brandir la Bible devant les caméras a conduit même des célèbres conservateurs évangéliques, comme Pat Robertson, à réprimander le président. Il aurait dit : « Ça ne se fait pas, Monsieur le Président. Nous sommes une seule race. Et nous avons besoin de nous aimer les uns les autres. » Son barrage de tweets racistes a certainement une base de partisans : ceux qui croient à sa propagande et que les manifestants sont des « antifa terroristes ». Et encore, il y a des bandes de suprémacistes blancs qui brisent eux-mêmes les vitrines et sont responsables de pillages pour discréditer les protestations. Mais il se peut qu’à l’heure actuelle la crise du virus, la crise économique massive, et maintenant cette utilisation des militaires contre des manifestants pacifiques lui coûtent une partie de sa base.

Du côté de l’opposition

Les politiciens du Parti démocrate s’offrent souvent comme alternative en essayant de prendre la tête des manifs. Aujourd’hui, le parti veut renaître en se dressant contre Trump en répondant au meurtre de Floyd. C’est ce qu’on a vu à Los Angeles, où le maire, qui est latino, prend la tête des manifestations. Le maire de San Francisco l’a fait aussi. Le maire de Minneapolis, et beaucoup d’autres, soutiennent les manifestations, bien qu’ils soient bien sûr opposés à briser des vitres et à mettre le feu. Le maire noir de Washington a fait peindre une rue avec les mots BLM et l’a nommé « place Black Lives Matter ».

Jeudi, des villes comme San Francisco, Oakland et Seattle ont mis fin à leur couvre-feu en réponse à la pression croissante des manifestants qui défient les consignes de couvre-feu. Ici à Oakland, des milliers de manifestants ont dansé dans les rues pour défier le couvre-feu, sans conséquence, et donc, il a été levé, au prétexte de l’absence de violence. Mercredi, Obama s’est prononcé en défense des manifestations. Les politiciens noirs, les ONG, chantent le même refrain : il n’y aura pas de futur si nous ne gagnons pas ces élections.

Il nous semble donc évident que la majorité de la classe dirigeante veut faire attention à ne pas provoquer la population en ce moment, et espère qu’en soutenant une bonne partie des manifestants, elle pourra faire passer la protestation par des canaux sûrs, et redonner confiance au peuple dans les élus et les commissions de surveillance de la police, et dans les élections futures.

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