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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 38, mars-avril 2005 > DOSSIER : Amérique du Sud : une nouvelle gauche… contre les travailleurs

DOSSIER : Amérique du Sud : une nouvelle gauche… contre les travailleurs

Amérique du Sud : une nouvelle gauche... contre les travailleurs

Mis en ligne le 7 mars 2005 Convergences Monde

Le 1er mars dernier, le nouveau président socialiste d’Uruguay, Tabaré Vazquez, vainqueur du scrutin d’octobre dernier, a pris ses fonctions à Montevideo. Il est le sixième président de gauche à accéder au pouvoir en Amérique Latine ces dernières années, après Hugo Chávez au Venezuela en décembre 1998, Ricardo Lagos au Chili en janvier 2000, Luiz Inácio da Silva, dit Lula, au Brésil en octobre 2002, Lucio Gutiérrez en Équateur le mois suivant, puis Nestor Kirchner en Argentine en mai 2003. Si l’Uruguay n’est qu’une petite enclave de 3,4 millions d’habitants entre Brésil et Argentine, les six pays passés à gauche représentent 270 millions d’habitants (dont 180 millions pour le seul Brésil), soit les trois-quarts de la population de l’Amérique du Sud et l’essentiel de ses richesses.

Cette sixième victoire de la gauche latino-américaine contre « l’ultra-libéralisme », fêtée sous une pluie de confettis n’a pas troublé le gouvernement Bush. Le porte-parole du Secrétariat d’État des USA y est allé, comme il se doit, de ses félicitations à Vazquez pour son intronisation à la tête d’un pays « partenaire et ami important ». Et le journal américain New York Times de commenter les réactions nord-américaines en ces termes : « Bien que nombre de ces nouveaux leaders soient issus de la gauche révolutionnaire, ils semblent moins inspirés, aujourd’hui, par Che Guevara que par Felipe González, l’ancien premier ministre socialiste espagnol [...] Ils ont montré qu’ils désiraient respecter les règles établies du jeu politique [...] Ce pragmatisme général rend l’administration Bush bien moins opposée à ce nouveau cours qu’elle l’eût été à une autre époque... ».

Car si, d’un pays à l’autre, cette gauche qui arrive au pouvoir est diverse, elle y accède pour les mêmes raisons : le mécontentement populaire exacerbé par l’aggravation du chômage et de la pauvreté et par l’accroissement des inégalités sociales. Et elle s’y donne la même tâche : poursuivre la politique des gouvernements auxquelles elle succède, mais en calmant le mécontentement social.

La démocratisation des années 1980 et les exigences du FMI

C’est dans les années 1980 que la plupart des pays d’Amérique latine avaient officiellement renoué avec la démocratie. Ce qui, dans un pays pauvre, ne veut pas dire l’absence d’intervention de l’armée à la moindre émeute. Les dictatures mises en place sur la quasi-totalité des pays d’Amérique du Sud et Centrale à la fin des années 1960 ou au début des années 1970 (1964 au Brésil, 1973 au Chili et en Uruguay, 1976 en Argentine) avaient fait leur temps. La vague des révolutions anticoloniales du tiers-monde et la révolution cubaine, pouvant échapper à la main mise de l’impérialisme américain en jouant de la rivalité entre l’Est et l’Ouest, avaient fait craindre aux États-Unis une explosion sociale de l’Amérique Latine. En 1980, on n’en était plus là.

Paralysées par la corruption et la faillite financière de leurs régimes, ébranlées par une remontée du mécontentement social, les dictatures militaires se retiraient les unes après les autres, quand elles n’y étaient pas discrètement poussées par les États-Unis eux-mêmes. L’Argentine renouait avec un régime civil en 1983, après l’échec de l’aventure de la guerre des Malouines, engagée par le régime militaire pour redorer son blason. Après une vague de grèves et manifestations, l’armée uruguayenne laissait le pouvoir l’année suivante. Les militaires brésiliens, eux aussi aux prises avec des grèves, pratiquaient depuis le début des années 1980 une politique d’ouverture (reconnaissance des partis interdits, amnisties, nouvelles élections législatives). Ils passaient la main en 1985. Seul Pinochet, au Chili, restait au pouvoir jusqu’en 1990.

Sur le plan économique aussi la situation avait changé. La politique de crédits accordés largement aux États des pays du tiers-monde ou semi-développés comme les grands pays d’Amérique Latine, qui permettait de leurs vendre des équipements, ne paraissaient plus aussi sûrs aux banquiers des pays riches. La dette des pays d’Amérique Latine devenait irremboursable. On décrétait ces pays insolvables et envoyait les huissiers se payer sur la bête.

Les recettes imposées par le FMI allaient coûter cher à la population.

En Argentine, c’est le président radical Raúl Alfonsín qui, en consacrant tous les excédents du commerce extérieur au payement de la dette, avec une dévaluation de 5 000 % et une augmentation des taux d’intérêt, entama cette politique. Un péroniste (donc supposé plus ou moins de gauche et lié aux syndicats), Carlos Menem, prenait son relais en 1989. Il accélérait la privatisation de toutes les entreprises publiques, imposait la flexibilité du travail. Le coût pour la population laborieuse de ses mesures (sans parler de la corruption du régime), aboutit au retour en 1999 d’un nouveau président radical... qui dut démissionner après les émeutes de décembre 2001. C’est d’un pays où le chômage touche 30 % de la population active, où un salarié sur deux touche moins de 500 pesos (environ 160 €) et où la moitié de la population ne bénéficie d’aucune couverture sociale, dont hérite aujourd’hui Kirchner, péroniste à nouveau, mais cette fois vraiment de gauche, nous dit-on.

Même cheminement au Brésil, où le premier président civil, José Sarney (Alliance démocratique) avait commencé son règne par une réforme monétaire et surtout un blocage des salaires. Son successeur Fernando Henrique Cardoso, du Parti social démocrate (parti qui a eu à certaines élection l’appui de PT de Lula), président de 1994 à 2002, réalisa les plus grandes fournées de privatisations de services et d’entreprises publiques : plus en une seule année, 1998, que l’ensemble des privatisations argentines de 1990 à 2000.

Une gauche plurielle, mais assagie

Les « nouvelles gauches », qui prennent aujourd’hui le relais, se sont constituées à partir d’ingrédients forts divers et parfois surprenants en comparaison de la politique que nous connaissons ici, dans les pays d’Europe.

Construit à partir du mouvement syndical, le Parti des Travailleurs de Lula est probablement celui qui correspond le plus aux partis socialistes qui avaient vu le jour en Europe à la fin du XIXe siècle. À cette différence que l’histoire ne se réécrit pas et que le réformisme du jeune parti de Lula ressemble à celui des social-démocraties séniles de la fin du vingtième siècle, celui de Jospin, Schröder ou Blair.

Prêtre « au long parcours révolutionnaire », d’après le quotidien El País, mais aujourd’hui conseiller de Lula, Carlos Alberto Libanio Christo explique à ce journal : « dans les années 60, la gauche que j’ai connue était très dogmatique et doctrinaire [...] L’idée selon laquelle il faut d’abord faire la révolution pour entrer ensuite dans l’appareil d’État a évolué au cours de ces années. [...] Aujourd’hui, en Amérique latine, la révolution n’intéresse plus que deux milieux : les fabricants d’armes et l’extrême droite. »

Sans être, comme lui, retournés réfléchir au couvent entre une folle jeunesse et un poste de conseiller présidentiel, un certain nombre d’anciens révolutionnaires des années 1960-70, intellectuels sincèrement révoltés par les injustices mais qui se voyaient en leaders de « leur » peuple ont, semble-t-il, suivi des chemins analogues. « En Uruguay, nous avons une culture de la négociation. Les Partis colorado et blanco [les deux partis de droite qui ont gouverné l’Uruguay ces 20 dernières années] ont eu d’énormes différences, mais ils ont appris à négocier, et cela explique leur maintien au gouvernement aussi longtemps. Nous en avons conclu que la rigidité ne dure pas », explique « Pepe » Mujica, le nouveau ministre de l’agriculture uruguayen (cité par Le Monde du 3 mars). Il dirige le MPP (Mouvement de participation populaire) le parti des anciens Tupamaros reconvertis à la politique politicienne, la composante du Front élargi qui a obtenu le plus grand nombre de sièges dans le nouveau parlement uruguayen. Présidente de ce parlement, Nora Castro ajoute : « Je suis toujours une « Tupa ». [...] Le combat politique ne se fait plus les armes à la main, mais la lutte contre les injustices sociales demeure la priorité. Il s’agit de retrouver une croissance durable, mais aussi une meilleure redistribution de la richesse. »

Le nouveau président uruguayen, Vazquez, chef de file de ce Front élargi est, quant à lui, un politicien bourgeois plus classique. Comme l’est le président chilien Lagos, ancien fonctionnaire aux Nations Unies puis à l’Organisation Internationale du Travail. Ce dernier a même été plusieurs fois ministre dans les gouvernements des présidents démocrates-chrétiens entre 1990 et 2000. Quant au président argentin Kirchner, il a dès son arrivée au pouvoir annoncé la couleur en choisissant pour ministre de l’économie, le ministre du gouvernement précédant.

Les présidents vénézuéliens et équatoriens Chávez et Gutiérrez sont d’une autre composante. Anciens militaires putschistes, ils sont sans doute l’expression d’une petite bourgeoisie nationaliste un peu radicale et étatiste, qui rêve de réduire la corruption ou moderniser le pays en réduisant le pillage de ses richesses en même temps qu’ils nourrissent leurs ambitions personnelles. Et s’ils jouissent pour cela d’une certaine popularité, ils ne représentent pas plus que les autres les intérêts des pauvres et des travailleurs du pays.

Des luttes sociales qui n’ont pas dit leur dernier mot

Depuis la fin des dictatures militaires et surtout depuis la fin des années 1990, on a vu en Amérique Latine se développer les luttes sociales : manifestations de chômeurs, émeutes contre les hausse de prix ou émeutes de la faim, pillage de grandes surfaces, manifestations contre les privatisations. Et surtout d’importantes grèves ouvrières.

Ce sont ces mouvements que la gauche au pouvoir s’efforce d’endormir en parlant d’un socialisme « les pieds sur terre » et en promettant cette « croissance durable » que les sacrifices demandés seraient censé engendrer. Les illusions qu’ils s’efforcent de créer sont mortelles. Elles ne conduisent qu’à des déceptions et des retours de bâton. Avec cette différence sur la classique alternance gauche-droite de nos pays riches, que les retours de bâton du passé de l’Amérique Latine se sont souvent traduits par des milliers de morts et de nouvelles années de dictature.

Mais les retours de bâton pourraient bien cette fois venir de la classe ouvrière. Si elle ne se laisse pas endormir par les nouveaux leaders qui prétendent gouverner en son nom.

Olivier BELIN

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