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La valse du temps de travail

Un concentré de l’histoire de la lutte des classes (2/2)

De la fin des Trente Glorieuses à aujourd’hui

29 octobre 2020 Article Politique

À partir du milieu des années 1970, la situation sociale se retourne. Une crise économique éclate, précipitée par le choc pétrolier de 1973. Entre le ralentissement économique et les importants gains de productivité des années 1960, le besoin de nouveaux bras pour servir les machines se réduit. Or, la population active continue de s’accroître rapidement avec l’entrée sur le marché du travail des premières générations du baby-boom et le développement de l’activité salariée des femmes. Bien que l’activité se réduise pour les jeunes (avec l’allongement des études) et pour les plus âgés (avec la montée en charge des régimes de retraite) et que le gouvernement mette fin aux politiques d’immigration (la part des immigrés dans la population n’augmentera plus durant 25 ans), il y a un surplus de main-d’œuvre : la population active augmente plus vite que les emplois [1].


« Partie 1 : De l’aube du capitalisme à la fin des Trente Glorieuses ».


De 1975 à 2003, la durée annuelle moyenne du travail se réduit… au prix de la flexibilité

Le chômage de masse qui s’installe profite à la réduction du temps de travail. Cette fois non plus sous le coup des luttes ouvrières, mais à l’initiative du patronat lui-même et des gouvernements de gauche… comme de droite ! Le patronat voit dans la réduction des horaires de travail un nouvel outil pour imposer une plus grande flexibilité et l’augmentation des cadences, et in fine améliorer ses profits. Entre 1975 et aujourd’hui, deux périodes de réduction du temps de travail annuel moyen se dégagent pour les salariés : de 1975 à 1983, il se réduit de 150 heures ; puis de 200 heures entre 1991 et 2003 [2].

Le retour de la « gauche » au pouvoir : les 39 heures… et le gel des salaires

La baisse du temps de travail commence dès le milieu des années 1960 avec la réduction des heures supplémentaires, qui accélère après 1975. La main-d’œuvre ne manque plus, si bien qu’elles ne sont plus essentielles au patronat. La durée effective du travail se rapproche progressivement de la durée légale de 40 heures. Lorsque la gauche revient au pouvoir en 1981, patronat et syndicats sont déjà engagés dans des négociations sur l’aménagement et la réduction du temps de travail, impulsées par le gouvernement Barre en 1978. Mitterrand ne fait qu’accélérer le mouvement. Et encore, timidement : après avoir promis les 35 heures dans sa campagne, c’est finalement la semaine de 39 heures qui est instaurée en janvier 1982, par ordonnance, ainsi que la cinquième semaine de congés payés. Mais charge est laissée aux patrons et aux directions syndicales de négocier les conditions d’application, sur la base d’une loi volontairement floue.

Si dans beaucoup d’entreprises, le travail est effectivement réduit à 39 heures sans perte de salaire, ni heures supplémentaires, cela n’est pas le cas partout. Certains patrons cherchent à grignoter les heures perdues par diverses astuces : en excluant certains temps de transport ou d’habillage auparavant comptés, en faisant passer les congés d’ancienneté préexistant pour la cinquième semaine de congé, ou encore en instaurant des heures supplémentaires obligatoires. Et quand les horaires sont réduits, le salaire n’est pas toujours maintenu, la loi ne l’imposant qu’au niveau du Smic. Selon Pierre Mauroy, alors Premier ministre : « qui dit partage du travail dit simultanément partage des revenus ». Pas question pour la « gauche », que cela coûte aux patrons ! Un salarié sur dix dans l’industrie et un sur vingt dans le commerce y perdent directement en salaire [3], mais bien plus en tenant compte des hausses de salaire prévues qui sont souvent annulées à cette occasion, alors que l’inflation officielle dépasse 10 %.

Le plus souvent, c’est par une augmentation de productivité que les patrons se remboursent. Ils en font parfois la condition du maintien du salaire. Ainsi, chez BSN-emballage (futur Danone), une hausse des cadences de 7 % est exigée. Les ordonnances autorisent par ailleurs les patrons à aménager plus librement les horaires, ce qu’ils réclamaient depuis des années. Par exemple, chez Creusot-Loire, une entreprise sidérurgique, la direction impose un horaire souple, allant de 38 à 42 heures hebdomadaires selon la charge de travail, avec des samedis et dimanches travaillés au besoin.

Si les travailleurs sont évidemment preneurs d’une réduction du temps de travail, ce n’est pas à n’importe quelles conditions. L’application des ordonnances donne donc lieu à une série de grèves, parfois avec occupation d’usine. Les travailleurs montrent encore une fois que les luttes sont plus efficaces que des gouvernements, même « de gauche », pour obtenir ce qu’ils veulent.

En 2000 : les 35 heures servent d’un emballage à l’annualisation du temps de travail

Manifestation syndicale en faveur des 35 heures, Paris, 1999.

Après une période de stagnation qui suit la mise en place des 39 heures, la durée moyenne du travail commence à se réduire à nouveau à partir de 1991, notamment sous l’impact des temps partiels (encadré 1). La droite au pouvoir accompagne alors le mouvement : dès 1992, par des allègements de cotisations sociales sur les temps partiels ; puis en 1996, par d’autres allègements pour les patrons qui réduisent la semaine de travail soit pour embaucher, soit pour prétendument « sauver des emplois » (loi Robien). Le chômage dépasse officiellement les 10 % et la bourgeoisie estime qu’un peu de partage du travail, aux frais de l’État, est un moindre mal. En 1997, 2 000 accords d’entreprise prévoient ainsi une baisse du temps de travail.

En 1998, la gauche plurielle fraichement élue prend le relai. La première loi Aubry, du nom de la ministre du Travail, accorde une nouvelle série de cadeaux fiscaux aux employeurs qui se mettent volontairement aux 35 heures. En 2000, la loi Aubry II précise le cadre de leur généralisation, mais, encore une fois, les modalités d’application sont renvoyées à des négociations entreprise par entreprise, c’est-à-dire au niveau où les travailleurs ont le rapport de force le plus défavorable.

Crédit : AFP/Archives / Jack GUEZ

Les 35 heures servent surtout à faire accepter l’annualisation du temps de travail, une vieille revendication patronale. Les employeurs peuvent désormais moduler la durée du travail tout au long de l’année, avec un délai de prévenance réduit. Le travail doit s’adapter aux aléas des carnets de commande, sans que les patrons aient à payer ni majoration pour heures supplémentaires, ni chômage technique. C’est ce qui permet par exemple à PSA de faire travailler les ouvriers certains samedis, en l’annonçant quelques jours à l’avance, tandis que l’usine est mise à l’arrêt à d’autres périodes de l’année.

Au moment du passage aux 35 heures, les embauches sont loin de compenser la réduction théorique des heures, et ce sont surtout les cadences qui augmentent. Le salaire est le plus souvent maintenu pour les salariés en poste, mais gelé pendant un à trois ans, et pas pour les nouveaux embauchés. Le Smic horaire n’est pas même augmenté de manière à maintenir son montant mensuel : c’est une usine à gaz de cinq Smic différents qui est mise en place pour converger vers un Smic au rabais en 2005.

Au final, les 35 heures ne deviennent même pas la durée « normale » du travail : en 2018, à peine le quart des salariés à temps complet travaillent 35 heures une semaine habituelle. Nombre de patrons maintiennent des régimes à 37, 38 voire 39 heures hebdomadaires en échange de jours de récupération (les fameux RTT) ou optent pour des cycles de travail modulés sur plusieurs semaines. Qui plus est, la loi Aubry invente le concept de temps de travail « effectif », qui permet de sortir du décompte horaire les temps de pause ou d’habillage. Enfin, le forfait-jour fait sauter, pour les cadres et techniciens « autonomes », la notion même de durée légale du travail, si bien que ceux-ci sont aujourd’hui 60 % à travailler 40 heures ou plus et même 24 % plus de 45 heures.

La réduction du temps de travail à la sauce PS-PCF-Vert n’a pas créé beaucoup d’emplois (350 000 selon l’Insee [4]). En revanche, elle a contribué à la dégradation des conditions de travail. Pour une majorité de salariés, 35 heures riment avec flexibilité accrue et intensification du travail. Pas étonnant que l’année 2000 ait vu un pic de grèves dans le privé, lié à leur application.

Encadré 1

Des temps partiels plus nombreux, surtout pour les femmes

Pour nombre de travailleurs, et surtout de travailleuses, la réduction du temps de travail n’est pas le seul fait de la diminution de sa durée légale. Entre le milieu des années 1970 et 2000, la multiplication des temps partiels, pour partie subie, y contribue fortement… avec un salaire lui aussi partiel.

Très liés à la tertiarisation de l’économie, ils s’imposent dans des nouveaux secteurs (services à la personne, tourisme, culture) et ceux en pleine transformation du fait, soit de l’externalisation (ménage, gardiennage, sécurité), soit de l’extension du salariat (grande distribution, restauration). Les femmes, mais aussi les immigrés, qui occupent majoritairement ces nouveaux emplois, sont les premiers à en subir les conséquences. Aujourd’hui : 30 % des femmes en emploi et 26 % des étrangers sont à temps partiel, contre respectivement 14 % et 6 % en 1975. Les femmes occupent 78 % des emplois à temps partiel.

L’objectif du temps partiel est d’imposer une plus grande flexibilité horaire, avec des emplois du temps à trous, dans des métiers peu ou pas qualifiés. Les femmes (et quelques hommes) qui se mettent à temps partiel volontairement pour élever des enfants sont minoritaires : il s’agit seulement de 22 % des temps partiels [5]. Pour 40 %, le temps partiel est imposé par l’employeur. D’autant que les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, incitent aux temps partiels par divers cadeaux fiscaux pour le patronat : d’abord les emplois aidés, dont beaucoup sont à temps partiel ; puis, entre 1992 et 2006, un abattement de 30 % sur les cotisations sociales patronales pour certains contrats à temps partiel… cumulable avec les allègements sur les bas salaires.

Les jeunes en font aussi les frais : plus du quart des 15-24 ans en emploi sont à temps partiel. Il y a ceux, de plus en plus nombreux, qui cumulent un emploi avec leurs études, car, quand les universités se sont ouvertes aux enfants des classes populaires, elles n’ont pas fourni à ces étudiants les ressources nécessaires pour vivre. Il y a aussi tous ces jeunes qui galèrent dans des petits boulots en espérant un emploi plus durable. En particulier, à chaque création d’un nouveau type d’emploi aidé (travail d’utilité collective en 1984, contrat emploi solidarité en 1990, contrat unique d’insertion depuis 2008), le temps partiel des jeunes fait un nouveau bond.

Cette réduction du temps de travail en deçà de la durée légale n’est pas limitée au temps partiel. Avec l’essor des contrats précaires, le sous-emploi se vit aussi par une alternance entre périodes d’emploi et de chômage. En 2018-2019, alors que 3,4 millions de salariés ont connu des épisodes de sous-emploi (temps partiel imposé ou chômage technique), 7,4 millions ont vécu des périodes de chômage ou d’inactivité contrainte. En déduisant ceux qui ont connu les deux, ce sont 9,7 millions de travailleurs en tout qui ont travaillé moins d’un temps plein sans l’avoir voulu, soit un travailleur sur trois.

Depuis 2003, le temps de travail augmente

À peine les 35 heures adoptées, il s’est agi pour le patronat de les assouplir. La réduction du temps de travail a été accusée de tous les maux d’un capitalisme enchainant les crises (2001, 2008, 2012). Pour en sortir, il faudrait « travailler davantage », comme le propose encore Macron, alors même que les patrons suppriment des centaines de milliers d’emplois !

Les entreprises de moins de 20 salariés, qui ne devaient passer aux 35 heures qu’en 2002, en sont finalement exemptées. Plutôt que de revenir directement sur les 35 heures, il s’est agi de les « détricoter », en allégeant les contraintes de la durée légale du travail. Progressivement, les accords d’entreprise ont été autorisés à prendre le dessus sur le Code du travail. Les ouvriers de l’usine Bosch de Vénissieux sont les premiers à en faire les frais : en 2004, par un chantage à l’emploi, Bosch impose de travailler 36 heures payées 35. Viendront ensuite les diverses moutures d’accords de « compétitivité », de « flexi-sécurité » ou de « maintien de l’emploi », mais aussi la défiscalisation des heures supplémentaires derrière le « travailler plus pour gagner plus » de Sarkozy. Si bien que, depuis 2003, la durée annuelle effective du travail des salariés a ré-augmenté d’une cinquantaine d’heures en moyenne : une heure par semaine !

Le travail du dimanche a fait son grand retour. En 1974, 3 % des salariés travaillaient habituellement le dimanche et 9 % occasionnellement. Aujourd’hui, ils sont 13 % habituellement et 15 % occasionnellement. Le travail de nuit s’est lui aussi accru, notamment le travail de nuit régulier : 2 % en 1984, 6 % aujourd’hui. Ce sont surtout les femmes qui travaillent de nuit plus qu’avant, depuis que l’interdiction a été levée dans l’industrie en 2001 au nom de « l’égalité professionnelle ». Comme si l’égalité ne voulait pas que tous les travailleurs, hommes et femmes, cessent de s’user la santé en produisant des marchandises pendant la nuit.

Et nous voilà arrivés à l’année de la Covid, qui chamboule tout, avec un président qui appelle à « travailler davantage pour produire davantage », malgré les centaines de milliers d’emplois supprimés, pour payer les milliards versés aux entreprises. De confinement en couvre-feu, il faut jongler entre le chômage partiel et les heures supplémentaires pour faire le travail des précaires que les patrons ont laissés sur le carreau. Alors que tout devient interdit sauf d’aller travailler, le patronat prépare une nouvelle offensive sur le temps de travail, avec ses « accords » de chômage partiel ou de « performance collective ». C’est le moment pour les travailleurs de se souvenir que ce temps de travail est une affaire de rapport de force entre les patrons et eux.

Encadré 2

En France, les travailleurs mieux lotis qu’ailleurs ?

En France, il est de bon ton, dans les milieux bourgeois, d’accuser les 35 heures d’un prétendu manque de compétitivité, en la comparant à l’Allemagne, où la durée du travail est négociée par branche, avec pour seule contrainte la journée de huit heures.

La réalité est tout autre : non seulement la productivité par travailleur est, en France, parmi les plus élevées du monde, mais même la durée du travail est loin d’être faible, une fois pris en compte l’ensemble des paramètres (durée légale du travail, temps partiels, congés, jours fériés, etc.).

Tous les pays ou presque ont vu le temps de travail se réduire depuis le milieu des années 1970. En France, les salariés à temps plein travaillent moins que dans la plupart des pays européens, mais les temps partiels y sont moins développés, notamment par rapport à l’Allemagne, au Danemark ou au Royaume-Uni. En Allemagne, la durée moyenne du travail est finalement plus faible qu’en France, mais le travail est réparti différemment.

Maurice Spirz


[1Olivier Marchand et Claude Minni, « Les grandes transformations du marché du travail en France depuis le début des années 1960 », Économie et Statistique, n° 510-511-512, décembre 2019.

[2Données issues de Charles Raffin, Hatice Yildiz (Dares), « Depuis 1975, le temps de travail annuel a baissé de 350 heures, mais avec des horaires moins réguliers et plus contrôlés », dans France, portrait social, coll. « Insee Référence », édition 2019. Cette étude porte sur l’ensemble des travailleurs, y compris non-salariés, mais seules les données sur les salariés sont reprises ici.

[3Olivier Marchand, Daniel Rault, Étienne Turpin, « Des 40 heures aux 39 heures, processus et réactions des entreprises », Économie et Statistique, n° 154, Insee, avril 1983.

[4Alain Gubian, Stéphane Jugnot, Frédéric Lerais et Vladimir Passeron, « Les effets de la RTT sur l’emploi : des estimations ex ante aux évaluations ex post », Économie et Statistique, n° 376-377, juin 2005.

[5Fiche « Temps partiel », dans Emploi, chômage et revenus du travail, coll. « Insee Références », édition 2020.

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