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Quinine, chloroquine, hydroxychloroquine… Vie et destin d’une molécule

7 mai 2020 Article Sciences

(Image : Planche botanique de l’arbre de quinquina)

Vers 1620, le jésuite Agostino Salombrini, pharmacien en chef du collège Saint-Paul de Lima, s’enfonce dans la végétation épaisse qui orne les flancs de la Cordillère des Andes. Engoncé dans sa robe de bure noire, il suit péniblement deux Indiens quechua récemment évangélisés par son ordre, et chargés de lui indiquer les plantes pour calmer les fièvres tropicales dont ils sont régulièrement frappés. Arrivés devant un arbuste aux fleurs roses s’ouvrant en corolle blanche, les indigènes prélèvent l’écorce de la plante et font signe au prêtre : « kina-kina » [1]. Salombrini récupère également la précieuse écorce, ainsi que de jeunes pousses, il les plantera dans le jardin médicinal du collège jésuite. L’écorce, réduite en poudre, sera administrée avec succès à un jeune prêtre jésuite atteinte de la « fièvre tierce », ainsi qu’on appelait le paludisme à l’époque. Au fil des siècles, le traitement par la quinine va connaître un succès mondial puis finalement laisser place à tous les doutes.

Première époque : le fruit du pillage du Nouveau monde

1605 : le frère jésuite Agostino Salombrini s’installe à Lima et y cultive son jardin médicinal.

Dans le bouillonnement politique que connut l’Europe du xvie siècle, les Colomb et autres Magellan, premiers représentants de la bourgeoise conquérante, s’élancèrent à travers les océans à la recherche de nouvelles ressources. Dans leur sillage, les ordres religieux catholiques, dont les jésuites de la Compagnie de Jésus fondée en 1540 pour s’opposer notamment à la Réforme, initièrent un mouvement d’évangélisation chrétienne des populations indigènes du « Nouveau monde ». Les conversions forcées s’accompagnèrent de regroupements de population dans des habitations à proximité des monastères et collèges, ce qui permit d’une part de fournir une main d’œuvre sédentarisée à bas prix pour les exploitants de ressources naturelles, d’autre part d’offrir une relative protection aux Indiens tout en s’informant sur les différentes ressources que pouvait procurer le continent américain. Agostino Salombrini, en recueillant l’arbre de quinquina (Cinchona officinalis) et en le cultivant dans le jardin médicinal du collège Saint-Paul, ne faisait que suivre les préceptes de son ordre : recueillir le savoir ancestral des indigènes en matière de médecine traditionnelle pour le mettre à disposition du monde chrétien.

Les populations de la côte ouest sud-américaine utilisaient sans doute l’écorce de quinquina depuis des centaines, voire des milliers, d’années pour calmer les différentes fièvres dont ils étaient la cible. Réduite en poudre et bue en infusion, cette écorce largue son précieux principe actif, inconnu à l’époque : la molécule de quinine. Ce traitement fut également efficace contre le paludisme, maladie apportée initialement sur le continent par les différentes migrations de conquistadors, phénomène accentué au cours des siècles par la mise en place de la traite négrière entre l’Amérique, l’Europe et l’Afrique. En revanche, le remède ne fut malheureusement d’aucune utilité pour les Indiens face aux autres fléaux importés qui ravagèrent le continent durant les xvie et xviie siècles : variole, syphilis, tuberculose, typhus décimèrent la majorité de la population indienne. Par une cruelle ironie du sort, la découverte du traitement qui permit de sauver de nombreuses vies sur les continents européens et africains, coûta d’abord la vie de millions d’Indiens d’Amérique du Sud.

Écorce de l’arbre de quinquina (crédits : H. Zell)

Deuxième époque : mondialisation d’un remède traditionnel

1620 – Copiant les pratiques des populations autochtones, les jésuites mirent au point un traitement à base d’écorce des arbres de quinquina qu’ils cultivaient. Cette « poudre des jésuites » fut utilisée quelques années avec un certain succès dans les missions jésuites de la vice-royauté du Pérou pour traiter les malades du paludisme, notamment les membres de la noblesse locale.

1639, 1672… Le remède fait son arrivée sur le sol du « Vieux monde » dès 1639, alors qu’un autre prêtre le rapporte à Rome. Devant les résultats, l’ordre des jésuites obtient du Pape la production et la distribution exclusives du traitement. Ce dernier acquiert définitivement ses lettres de noblesse dans le monde catholique quand il est administré en 1672 au Grand Dauphin, fils de Louis XIV, par le médecin Robert Talbor. Face au rétablissement de l’héritier du trône, le roi ordonne la publication des observations et des résultats du médecin, consacrant l’écorce de quinquina comme un remède de la pharmacopée royale.

Ce succès se cantonne néanmoins aux élites des pays catholiques. Il s’agit d’une part d’un produit rare donc cher, et d’autre part les nations protestantes, notamment anglo-saxonnes, refusent d’admettre l’efficacité d’un remède « papiste », et distribué uniquement par les jésuites, ennemis jurés de tout ce qui s’écarte de la foi catholique. Pendant des années, ce sont donc les jésuites qui se chargeront de traiter les malades du paludisme, qui à l’époque ne se cantonnait pas aux zones tropicales. Le moustique vecteur de la maladie pullulait également dans toute l’Europe depuis son introduction durant l’Antiquité par les armées romaines passées par l’Afrique [2]. La Compagnie de Jésus conservera, jusqu’à sa dissolution en 1773, l’exclusivité de la production et de la distribution du traitement dans le monde entier : la première multinationale pharmaceutique fut une congrégation religieuse.

Troisième époque : au service de la colonisation

1775, 1789 – La dissolution de l’ordre religieux arrive à un moment de l’Histoire où la bourgeoisie s’affirme politiquement : les révolutions, américaine en 1775, puis française en 1789, sonnent le glas du pouvoir de la noblesse à l’échelle du globe. Certains grands noms de la science du xviiie siècle, tels le chimiste Lavoisier et le physicien Carnot, participent à la Révolution française. Avec l’avènement de la bourgeoisie au pouvoir, les scientifiques issus de ses rangs posent les bases des sciences modernes. La chimie, la physiologie, la physique deviennent des disciplines à part entière.

1820 – L’évolution des pratiques scientifiques fit tomber la « poudre des jésuites » dans « le domaine public », de quoi donner un nouvel élan à la caractérisation moléculaire du traitement et à son utilisation. En 1820, Joseph Caventou et Joseph Pelletier, deux pharmaciens et chimistes, élèves au Collège de France de Nicolas Vauquelin, isolèrent de l’écorce de quinquina deux molécules : la quinine et la cincholine. Dans la foulée, le médecin François Magendie, un des fondateurs de la physiologie moderne, étudie la quinine et en détermine les doses efficaces pour lutter contre le paludisme.

Timbre de 1970 célébrant les 150 ans de la découverte de la quinine

Avec la découverte de la quinine, la médecine est entrée dans une nouvelle ère : de la médecine traditionnelle fondée sur des remèdes empiriques à base de plantes, on passe à la chimie médicinale basée sur une molécule unique comme principe actif. Dans les années 1820, Caventou et Pelletier capitalisent sur leur découverte en ouvrant une manufacture de production de sulfate de quinine comme traitement contre le paludisme. La caractérisation de la molécule se fait de plus en plus précise.

1854 – Sa formule chimique, c’est-à-dire sa composition atomique, est identifiée en 1854, et sa structure moléculaire, c’est-à-dire l’ordre dans lequel les atomes s’organisent dans l’espace, à la fin du xixe siècle. Isolée et purifiée, la quinine va alors devenir un outil de choix dans la conquête des empires coloniaux par les puissances impérialistes européennes.

Fin du XIXe siècle – Celles-ci ont envoyé leurs armées à l’autre bout du monde pour se tailler à coups de fusil et de sabre de vastes empires riches en matières premières. Les pays colonisés étant souvent situés sous les latitudes tropicales, ils sont sujets aux épidémies de paludisme dont la quinine est le seul remède efficace connu. La France fonde ainsi dans de nombreuses colonies des Instituts Pasteur, relais de l’illustre institution créée par Louis Pasteur à Paris en 1887 : celui d’Indochine ouvre en 1891, bientôt suivi par ceux de Tunis (1893) et d’Alger (1894), ainsi que de nombreux autres [3]. Les médecins missionnaires troquent la bure noire pour le costume de coton blanc, et remplacent les évangélistes jésuites dans leur fonction de contrôle social des populations indigènes, sous couvert de santé publique. Le paludisme est perçu comme « le plus grand obstacle à la colonisation » [4], et la quinine est produite en masse pour soigner les soldats des armées colonisatrices ainsi que les colons qui s’installent dans les pays occupés.

L’institut Pasteur d’Alger

Quatrième époque : tentatives de reconversion

Dans la première moitié du xxe siècle, les deux guerres mondiales auxquelles se sont livrées les puissances impérialistes ont non seulement rebattu les cartes sur les plans géopolitique et économique, mais également scientifique.

1934 – Durant l’entre-deux guerres, les firmes pharmacologiques de tous les pays occidentaux essayaient de produire des molécules dérivées de la quinine, aussi efficaces sinon plus, contre le paludisme que la molécule d’origine. L’entreprise allemande Bayer, futur géant mondial de la pharmaco-chimie, avait ainsi synthétisé en 1934 une nouvelle molécule, le diphosphate de chloroquine, en modifiant une partie de la structure moléculaire de la quinine.

1944 – Pendant la Deuxième Guerre mondiale, les troupes américaines et japonaises s’affrontent dans les forêts tropicales du Pacifique où prolifèrent les moustiques vecteurs du paludisme. La quinine commence à montrer ses limites : elle est coûteuse à produire, les tentatives d’en obtenir par synthèse chimique se soldent par des échecs [5], et sa toxicité, jusque-là négligée devant le danger du paludisme, fait parler d’elle. Pour la première fois depuis sa découverte, la quinine déçoit. On lui attribue un nombre important d’effets secondaires sur le système nerveux et des lésions des vaisseaux sanguins.

1949, 1950… – Devant ces risques, la molécule de chloroquine, synthétisée dès 1934 mais jugée initialement trop nocive pour l’organisme, sera finalement commercialisée sous une forme légèrement modifiée à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, en 1949, en France et aux États-Unis. Cette nouvelle « molécule miracle » pour le traitement du paludisme n’a pas résisté non plus au mésusage prôné par des médecins peu regardants. L’un d’entre eux, au Brésil, propose dès les années 1950 de prendre ce traitement en prévention, associé au sel de table. La généralisation de la consommation de la chloroquine, à des doses où elle n’est pas assez efficace pour lutter contre le paludisme, a eu pour effet de faire naître des résistances chez le parasite responsable du paludisme (Plasmodium falciparum) [6]. De nouveau, les laboratoires pharmaceutiques se tournent vers un dérivé de la molécule pour tenter de conserver leurs « parts de marché ». Tous les regards sont braqués vers l’hydroxychloroquine, produite par une modification de la composition chimique de la chloroquine au début des années 1950. Mais l’histoire se répète, et l’utilisation de l’hydroxychloroquine dans le traitement du paludisme fait également apparaître des résistances chez le parasite.

Années 1960 – On cherche alors à reconvertir la quinine, la chloroquine et l’hydroxychloroquine. On les propose pour les crampes musculaires ou dans le traitement de maladies auto-immunes comme des lupus responsables de rhumatismes. Malgré quelques résultats, force est de constater qu’elles ne sont plus que l’ombre des « traitements miracles » utilisés avec enthousiasme pendant 300 ans. Pire, on découvre des interactions négatives avec d’autres médicaments [7] : la quinine et ses dérivés sont devenus dangereux [8].

Cinquième époque : acharnement thérapeutique

Début des années 2000 – Pourtant, les scientifiques ne désespèrent pas de leur trouver une nouvelle utilité. Comme si, au regard de la gloire passée de ces molécules, on ne pouvait décemment pas les laisser couler une retraite paisible, loin des affres de la maladie. Ainsi, à chaque apparition d’un nouvel agent infectieux, on teste l’efficacité de la chloroquine. In vitro, c’est-à-dire sur des cellules infectées par le virus mais cultivées en laboratoire, on note ici une action intéressante contre le virus Ebola ; puis une activité non-négligeable sur le premier virus SARS des années 2003-2004. Mais rien de probant une fois appliqué à l’échelle de l’organisme.

2020 – Dernièrement, c’est donc ce professeur de médecine de Marseille, au look soigneusement débraillé, qui a tenté de récupérer un peu de la célébrité de la molécule. Il s’appuie sur des essais menés en laboratoire initialement par une équipe chinoise et montrant un semblant d’activité contre le virus responsable du Covid-19. Il tente de forcer la décision des autorités, joue avec l’opinion publique, enjoint presque les médecins à passer outre les appels à la prudence devant les nombreux effets indésirables [9]. Les premiers décès dus à un surdosage ou à des complications commencent à apparaître dans la presse [10]. Triste déclin pour cette molécule : ancienne star de la médecine, elle a tenté de multiples « come-back » manifestement pas franchement convaincants…

Depuis 400 ans précisément, la quinine a accompagné les évolutions de la société. Révélée au monde lors de ses premiers succès thérapeutiques contre le paludisme, la quinine a servi le progrès scientifique au moment où les démocraties bourgeoises prenaient le pas sur les vieilles monarchies européennes, pour finalement devenir un outil médical au service des conquêtes coloniales. Aujourd’hui, la molécule se maintient tant bien que mal en activité, espérant trouver une dernière utilité… À titre de métaphore, un destin préfigurant celui de la bourgeoisie ?

Simon Costes


Bibliographie :

Sur la quinine et le traitement du paludisme en général, on peut lire trois articles de vulgarisation parus sur le site mediachimie.org : http://www.mediachimie.org/actualite/2020-bicentenaire-de-la-découverte-de-la-quinine.

Sur l’importance de la quinine et le rôle des instituts Pasteur dans le traitement du paludisme dans l’empire colonial français, l’article « Le laboratoire et le bled. L’Institut Pasteur d’Alger et les médecins de la colonisation dans la lutte contre le paludisme (1904-1939) » de Claire Fredj apporte un éclairage édifiant et très complet : http://scielo.isciii.es/scielo.php?script=sci_abstract&pid=S0211-95362016000200003 (accès libre).


[1L’origine étymologique du mot « quinine » à partir du terme quechua « kina-kina » signifiant « écorce des écorces » reste contestée.

[2Un article (en anglais) évoque cette propagation de la maladie en Europe depuis l’Antiquité jusqu’au xixe siècle : https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/ar... (accès libre)

[3On compte encore aujourd’hui 30 Instituts Pasteur répartis sur les cinq continents, véritables reliquats de la période coloniale de la France (https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%...).

[4Selon le médecin Paulin Traulard, de l’iInsttut Pasteur d’Algérie.

[5En 1944, une équipe américaine affirme avoir réussi à synthétiser la quinine. Ces résultats sont remis en question car il a été impossible de les reproduire jusqu’en 2001, date à laquelle une autre équipe a mis au point une nouvelle méthode de synthèse de la molécule.

[6À titre d’illustration, la chloroquine ne peut plus être utilisée depuis 1995 en Guyane du fait de la résistance du parasite au traitement.

[7La chloroquine interagit notamment avec des antibiotiques utilisés très couramment comme l’ampicilline ou la ciclosporine.

[8En France, l’Agence nationale de sécurité du médicament a classé l’hydroxychloroquine sur la liste des substances vénéneuses en 2019.

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