(Photo : Kaïs Saïed qui s‘affiche sur un immeuble à Tunis rappelle le temps du dictateur Ben Ali )
Le « Oui » est largement en tête au référendum constitutionnel qui s’est tenu en Tunisie le 25 juillet avec 2 607 848 voix (94,60 %) et seulement 148 723 voix contre le projet de constitution du président Kaïs Saïed (selon les chiffres provisoires publiés au lendemain du scrutin). Un référendum marqué donc par une majorité écrasante du oui… mais surtout de l’abstention, puisque plus de 70 % des 9,3 millions d’électeurs inscrits ne sont pas allés voter.
Mais le matin du jour du vote, à la radio, on pouvait entendre un journaliste s’enthousiasmer des files d’attente devant les bureaux de vote ; de quoi sourire lorsque sur place en pleine canicule toutes les rues étaient désertées pour les plages. Et La presse tunisienne, journal officiel du pays, annonçait le 26 juillet qu’une bonne partie de la population avait répondu à l’appel des urnes malgré les appels au boycott [1]. Du côté de l’opposition, qui avait appelé au boycott du référendum, la faible participation passe pour l’affirmation de l’illégitimité du projet constitutionnel et du président Kaïs Saïed lui-même. Plusieurs organisations dont la Commission internationale de juristes (CIJ) [2] dénoncent une « constitution autocratique » imposée par un référendum et une élaboration du projet truqué dès le départ.
Si les absents n’ont pas toujours tort, en réalité le faible taux de participation, bien loin d’être le « boycott actif » appelé de leurs vœux par les coalitions de gauche, est surtout l’expression du désintérêt et de la lassitude de la majorité de la population, et particulièrement de la jeunesse, toujours plus préoccupée par l’inflation grandissante et les pénuries actuelles de sucre, d’huile, de farine ou de riz. À l’annonce des résultats, une centaine de manifestants pro-Kaïs Saïed s’est rassemblée sur l’avenue Bourguiba dans la capitale, quelques klaxons se sont fait entendre, mais il n’y a eu ni liesse ni explosion de colère.
Le choix de la date du 25 juillet, jour férié de commémoration de l’indépendance de la Tunisie et de la proclamation de la République par Bourguiba, n’est pas anodin. Mais les espoirs suscités par l’indépendance en 1956 avaient laissé place à une affirmation progressive d’un régime dictatorial, et Bourguiba, comme le dictateur Ben Ali à sa suite, proclameront alors qu’en Tunisie la représentation parlementaire était « prématurée ». Aujourd’hui, Kaïs Saïed affirme que celle-ci est « dépassée ». Son discours « ni de gauche ni de droite » et son rejet de la « particratie » à laquelle il oppose un renversement de la pyramide de pouvoir en faveur d’une « démocratie directe » ne fait plus illusion.
Le projet constitutionnel empêche désormais toute tentative de destitution du président et renforce ses pouvoirs, un an après que Kaïs Saïed se soit déjà arrogé les pleins pouvoirs le 25 juillet 2021. Entre autres, cette nouvelle constitution restreint l’indépendance de la justice et la garantie des droits humains, Kaïs Saïed avait d’ailleurs dès février 2022 suspendu le Conseil supérieur de la magistrature au profit d’une institution provisoire chapeauté par le président, puis limogé par décret 57 magistrats [3].
L’article 5 de la constitution a aussi de quoi inquiéter, il introduit la Tunisie comme faisant désormais partie de « la Oumma islamique » (la communauté des musulmans, l’ensemble des musulmans du monde). L’État seul devient le garant de la réalisation des « objectifs de l’islam en préservant l’âme, l’argent, la religion et la liberté [des personnes] ». S’il s’agit d’un moyen évident de neutraliser les partis islamistes d’opposition à Kaïs Saïed, comme Ennahdha, certains craignent, à juste titre, que cette disposition puisse aussi permettre l’adoption de la charia et, dans l’immédiat, soit l’amorce d’un retour en arrière pour la condition des femmes, dans un contexte où deux magistrates se sont vues licenciées pour « atteintes aux mœurs » et où les violences faites aux femmes ne cessent d’augmenter, comme les tunisiennes ont pu, malheureusement, encore le constater ce 23 juillet avec le féminicide [4] d’une jeune femme jeté d’un pont par trois policiers à Radès dans la banlieue sud de Tunis.
Soutenue par l’armée et les forces de l’ordre, la nouvelle constitution semble rouvrir la voie à une dictature en Tunisie. Kaïs Saïed annonce que la Tunisie « entre dans une ère nouvelle » qui sent pourtant…le vieux.
Nora Debs
[1] Chokri Ben Nessir, « Un peuple plus soudé », La presse tunisienne, 26 juillet 2022.
[2] « Le référendum a été truqué dès le départ, sans qu’aucun seuil de participation ne soit prévu », a déclaré Said Benarbia, directeur du programme ICJ MENA. « La très faible participation délégitime davantage la nouvelle Constitution et le processus par lequel son adoption a été rendue possible. » https://www.icj.org/tunisia-a-rigge...
[3] « Tunisie. Le nouveau projet de Constitution sape l’indépendance de la justice et affaiblit les garanties relatives aux droits humains », https://www.amnesty.org/fr/latest/n...
[4] Sur le sujet : « Femmes en sursis, de l’emprise au féminicide », Inkyfada podcast. https://inkyfada.com/fr/podcast/ser...
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Mots-clés : Tunisie