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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 135, janvier 2021 > 2011-2021 : Que reste-t-il du Printemps arabe ?

Tunisie dix ans après : une révolution confisquée par les caciques du régime

18 janvier 2021 Convergences Monde

Des manifestations ont éclaté dans plusieurs villes de Tunisie à l’occasion du dixième anniversaire de la révolution de 2011 qui avait renversé la dictature de Ben Ali. Car si elle avait soulevé la chape de plomb et libéré la parole, elle n’a pas répondu aux aspirations sociales et politiques des classes populaires tunisiennes. Le chômage n’a pas arrêté de grimper au fil des ans, notamment dans les régions les plus pauvres de l’intérieur du pays et dans les quartiers populaires de Tunis. La jeunesse, même diplômée, est la première touchée, avec des taux de chômage qui avoisinent les 30 %. L’inflation galopante et les pénuries de produits de base frappent l’immense majorité de la population : depuis 2011, le coût de la vie a augmenté de 35 %, un euro valait deux dinars en 2011, il en vaut trois aujourd’hui. La crise du coronavirus a provoqué l’arrêt du tourisme, un des secteurs principaux de l’économie tunisienne, déjà mis à mal après une série d’attentats en 2015. À cause des restrictions sanitaires, le secteur informel s’est également effondré, alors qu’il représente 40 % des emplois. Beaucoup de travailleurs se sont dès lors retrouvés sans revenu. Par contre, coronavirus ou non, les grandes fortunes du pays continuent à s’enrichir en profitant de leurs accointances avec la classe politique.

Derrière la « transition démocratique », le recyclage de l’ancien régime

La pauvreté, certes… mais en démocratie ? Les Tunisiens ont plus voté en dix ans que pendant les trente ans précédents. Mais ils ont aussi fait l’expérience de manière accélérée des impasses de la « démocratie représentative » dans le système capitaliste. Si les gouvernements se sont succédé à un rythme infernal depuis dix ans, leur politique économique est restée la même, aggravée par les mesures d’austérité imposées par le FMI en échange d’une restructuration de la dette de l’État tunisien. Entre 2011 et 2019, la part des dépenses d’éducation dans le budget de l’État est passée de 26,6 % à 17,7 %, celle de la santé, de 6,6 % à 5 %.

Des « modernistes » de Nidaa Tounès (parti aujourd’hui éclaté) aux islamistes d’Ennahda, en passant par la myriade de formations politiques créées après 2011, l’intégralité ou presque du spectre politique a défilé au cirque parlementaire, au gré des alliances du moment. Les anciens bénalistes restent pour leur part omniprésents dans les couloirs du pouvoir, absouts par une loi d’amnistie qu’ils se sont fait voter en 2017. Les fonctionnaires impliqués dans des scandales de corruption avant 2011 ont été amnistiés. Les rares condamnés parmi les forces de l’ordre impliquées dans la répression ont vu pour beaucoup leur peine allégée. Une « réconciliation nationale » à sens unique puisque la liste des « martyrs et blessés », ouvrant notamment droit à des indemnités pour les familles, a été revue à la baisse en 2019 et n’a toujours pas été proclamée officiellement.

Le dernier scrutin présidentiel de 2019 a vu s’opposer vingt-six candidats, dont une pelletée d’anciens ministres. Si bien que c’est un universitaire, spécialisé en droit constitutionnel, Kaïs Saïed, qui a gagné le gros lot en se présentant comme « antisystème » et modèle d’intégrité morale, profitant du discrédit qui touche la classe politique. Même si la faible participation a montré le peu d’illusions partagées par la population. Son costume de « monsieur Propre » ne suffit pas à masquer les scandales de corruption, d’enrichissement illicite, de conflits d’intérêt qui continuent à rythmer la vie politique tunisienne. Et Kaïs Saïed s’illustre par des positions très conservatrices, s’oppose à l’égalité successorale entre hommes et femmes (fortement lésées par la loi en place), prend position pour la peine de mort et contre la dépénalisation de l’homosexualité.

Depuis 2011, une classe ouvrière et une jeunesse qui se manifestent

En fait, la contestation sociale et politique n’a jamais cessé depuis 2011. Chaque mois de janvier, la population ressort dans les rues pour revendiquer l’héritage – et l’actualité ! – de sa révolution. À chaque attaque du gouvernement, des collectifs citoyens, composés majoritairement de jeunes, se forment pour organiser la riposte. « Manich Msamah » (« je ne pardonne pas ») s’est opposée au projet de loi de réconciliation nationale tandis que « Mansinekomch » (« on ne vous a pas oubliés ») s’est formée en soutien aux martyrs et blessés de la révolution.

« Fech Nestannew » (« qu’est-ce qu’on attend ? ») a surgi début 2018 pour s’opposer à la loi de finances du gouvernement qui mettait notamment en place de nouvelles taxes sur des produits de base (pain, pâtes, lait…), conduisant à une nouvelle augmentation des prix. Cette mobilisation de janvier 2018, partie de Tunis, s’est étendue rapidement dans tout le pays et notamment dans les régions et quartiers les plus populaires. La réponse du gouvernement a rappelé le régime de Ben Ali : la répression, avec près d’un millier d’arrestations, parfois pour une simple distribution de tracts, et un manifestant tué par les forces de l’ordre.

La région de Tataouine, très riche en hydrocarbures mais particulièrement touchée par le chômage de masse, a notamment été secouée par plusieurs mouvements ces dernières années. En 2017, des jeunes chômeurs ont bloqué pendant des semaines les camions sortant du forage gazier et pétrolier d’Al-Kamour pour réclamer des emplois et dénoncer l’accaparement des richesses du sous-sol par des multinationales de l’énergie. La mort d’un manifestant, renversé par une voiture de police, a contribué à mettre le feu aux poudres : la population a répliqué en incendiant les sièges de la police et de la garde nationale. Le mouvement s’est conclu par une victoire avec la promesse de milliers d’embauches. Mais de ces emplois, les jeunes n’en ont finalement pas vu la couleur et ont donc décidé à l’été 2020 de reprendre leur mouvement de blocage des sites d’hydrocarbures. Après deux mois de contestation marquée par l’arrestation de plusieurs militants, les promesses d’embauche ont été renouvelées.

Sit-ins, blocages, grèves, rassemblements de jeunes chômeurs : les mouvements se succèdent, malgré l’apathie de la centrale syndicale, l’UGTT, empêtrée dans sa collaboration avec les différents gouvernements. La colère grogne dans les quartiers populaires et les entreprises. Et bien moindres sont les illusions dans ceux qui s’étaient présentés comme étant du côté de la révolution après 2011. À commencer par les islamistes d’Ennahda, qui avaient joué sur la répression subie par leurs militants sous le régime de Ben Ali et se sont fortement décrédibilisés une fois au pouvoir. Les technocrates, à l’image du président actuel Kaïs Saïed, sont également jetés dans le même panier que le personnel politique « traditionnel ».

« Travail ! Liberté ! Dignité ! » : un des slogans phares de la révolution de 2011 est toujours d’actualité.

Myriam RANA et Boris LETO

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