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Richard Wright, une voix de colère à la recherche d’espoir

16 avril 2020 Article Culture

(Photo : Richard Wright photographié by Carl Van Vechten, en 1939)

En 1947, à l’âge de 39 ans, Richard Wright quittait l’Amérique pour Paris, où il est resté jusqu’à sa mort en 1960, espérant fuir le racisme américain et les attaques du FBI, comme bien d’autres intellectuels, notamment noirs, l’avaient fait avant et l’ont fait après lui. Prenant la mesure de la place des Noirs aux États-Unis, il a ainsi quitté le pays qui l’a vu naître et se battre.

Dans le Sud de la misère…

Parmi les premiers auteurs engagés noirs à accéder à une reconnaissance nationale avec ses « protest novels », ou romans engagés, Wright nous parle des lâchetés de la morale humaine dont il a fait l’expérience et les frais pendant son enfance. Né à deux pas des rives du Mississippi, dans l’État du même nom, il décrivait son Sud natal comme « un immense ghetto noir, une immense prison dans laquelle les Blancs sont les geôliers et les Noirs les détenus ». De ces premières années dans les décennies 1910 et 1920, Wright nous a notamment livré Les Enfants de l’Oncle Tom (1938), un recueil de nouvelles sur le Sud rural, et Black Boy (1945), son autobiographie.

Dans celle-ci se côtoient la faim de nourriture et la soif de littérature, au milieu des églises, des combats illégaux et des bars. Ballotté d’école en école au rythme des drames familiaux, il a fini par accéder à la littérature, découvrant que les mots peuvent être maniés comme des « armes » et par obtenir un premier diplôme avant de chercher du travail, alternant les emplois de garçon d’hôtel, livreur, ou ‘boy’ à tout faire dans des commerces – avant de rejoindre le Nord en 1928 : il avait alors 20 ans. Cette autobiographie, qui nous montre la cruauté du régime de ségrégation raciale au travers des yeux d’un enfant, fut qualifiée d’« obscène » par le sénateur démocrate du Mississippi Theodore Bilbo lors de sa parution.

Dans les nouvelles de Wright, le climat de terreur provoqué par les exactions de suprémacistes blancs, souvent transmis avec des précisions saisissantes, ont pour pendant la mise en valeur des moments de courage humain permettant d’y faire face, trop peu nombreux et pourtant si nécessaires. On perçoit l’organisation d’une communauté, l’entraide qui y règne pour survivre, mais aussi l’impensable résistance individuelle, parfois simplement morale, parfois aussi accompagnée d’un fusil chargé.

… jusqu’au Nord des prolétaires

Comme plus d’un million d’Afro-Américains dans les années 1920 et 1930, Wright a beaucoup déménagé au gré des opportunités (et des expulsions), puis a fini par quitter le Sud pour Chicago où il a travaillé dans des emplois peu qualifiés. Caractéristique de l’époque : alors qu’il avait passé avec succès une première sélection pour devenir postier, il rata l’examen médical pour devenir fonctionnaire, car trop chétif du fait de sa malnutrition. Il est donc retourné dans les arrière-cuisines pour faire la plonge – avant de finalement accéder au poste l’année suivante. Il fréquentait alors un groupe littéraire local, mais se sentait étranger à ces jeunes qui, bien que vivants les mêmes quartiers du fait de la ségrégation, étaient issus de milieux petits-bourgeois et ne connaissaient ni la promiscuité des logements populaires, ni les cafards dans l’évier. Une expérience lui révéla tout particulièrement le dénuement dans lequel vivaient ses camarades de classe et de couleur : alors qu’il faisait du porte-à-porte pour vendre des polices d’assurances (une activité normalement juteuse mais discutable, ce qui l’amena à arrêter ce travail), il a découvert l’intérieur de dizaines d’appartements de plus en plus dégradés à mesure que la crise prenait de l’ampleur.

Dans les années 1930, les travailleurs américains se radicalisaient, et les intellectuels aussi. À l’instar des grands noms de la littérature afro-américaine – tels que Langston Hughes ou, plus tard, Ralph Ellison qu’il a encouragé –, Wright rejoignit les clubs littéraires du Parti communiste (le « John Reed Club ») puis le parti tout court en 1934, comme de nombreux ouvriers et métayers afro-américains, que les militants du PC cherchaient à organiser. La crise frappant durement les ghettos du South Side de Chicago, il se retrouva à naviguer entre divers emplois, d’ouvrier sur des chantiers de travaux publics à employé d’hôpital, ou encore balayeur de rue. Il fut finalement embauché dans un centre pour jeunes délinquants du South Side, puis par la Federal Writer’s Association (issue du volet culturel du New Deal, qui visait principalement à établir des guides de tourisme et à laquelle de nombreux écrivains collaborèrent).

Pendant ces années, sa carrière littéraire décolla : il participait aux congrès littéraires et politiques organisés par le Parti communiste, publiait dans les revues de celui-ci, rencontra l’intelligentsia de gauche, et dévorait les écrivains américains, les réalistes russes ou français, tout en publiant des poèmes contre les discriminations, l’exploitation de la classe ouvrière noire ou encore les lynchages [1]. Le jeune Richard Wright dénonçait, avec force. Il s’est fait relativement peu l’écho des luttes collectives des travailleurs, dans les comtés ruraux ou contre les évictions, mais a préféré mettre en lumière le « combat des individus en Amérique ».

Voyages et succès

En 1937, il s’éloigna du Parti communiste de Chicago du fait de son désaccord avec certaines de leurs pratiques, et rejoignit les militants de New-York et leurs comités de rédaction. Les dissensions politiques n’étaient pas très loin : prenant d’abord position contre l’entrée en guerre des USA, il s’est éloigné du Parti qui a défendu l’intervention militaire dès l’attaque de l’URSS par l’Allemagne en 1941. Il faut dire qu’une grande majorité de la population américaine, en particulier dans les milieux populaires, était alors hostile à l’entrée en guerre des États-Unis. Comme tant d’autres, il a rejoint la cohorte des bellicistes après l’attaque par l’aviation japonaise de la base américaine de Pearl Harbor. Cependant, il dénonçait inlassablement les discriminations raciales dans l’armée – et rendit sa carte lorsque les militants du PC refusèrent de soutenir la marche du militant des droits civiques Philipp A. Randolph en 1942.

Jusqu’à la fin de sa vie, il est resté critique de l’ambition totalitaire des staliniens et de leur volonté de soumettre la création littéraire à des objectifs politiques précis. Ces éléments sont présents dans la deuxième partie de son autobiographie American Hunger (publiée de manière posthume en 1977, bien qu’écrite en même temps que la première partie de son autobiographie, car considérée comme moins intéressant par ses éditeurs – à raison peut-être ? [2]). Dans ce livre, Wright revient sur la vie dans le South Side au temps de la crise, sur la révolte nécessaire et l’envie de comprendre le monde dans toute sa complexité. Ici comme ailleurs [3], il raconte aussi sa découverte des idées communistes (telles que défendues par le PC en tout cas) qui lui ont offert une porte de sortie de la « Black Belt » [4], en lui faisant entrevoir un futur débarrassé du racisme tout en évoquant aussi les relations malsaines avec les militants du PC, décrits de manière peu flatteuse. Ce parcours fut celui d’autres écrivains, comme Ralph Ellison avec Invisible Man, qui, tout en dénonçant le racisme aux États-Unis, finiront par rompre avec le PC.

Avec les succès sont venus les voyages : retour à Chicago pour écrire un article de sociologie, voyage au Mexique avec Steinbeck, pour des projets cinématographiques ou théâtraux, ou encore dans le Sud des États-Unis pour alimenter un récit photographique sur l’histoire du peuple noir américain. Dans ce livre, 12 Million Black Voices (non traduit en français), où des photographies de la Grande Dépression sélectionnées par le photographe Edwin Rosskam appuient le lyrisme du texte, Wright dénonce la continuité de l’oppression du peuple noir : du « passage du milieu » (traversée de l’Atlantique des futurs esclaves) à l’esclavage ; la parenthèse qui a suivi la Guerre de Sécession où les anciens esclaves ont pu développer une activité politique et économique autonome ; le retour violent de l’oppression à travers le système de métayage au service de la « reine Coton », puis l’exploitation capitaliste du Nord. La force de Wright, dans ce livre comme dans d’autres, est de montrer combien cette oppression est intemporelle et d’en désigner les coupables réels : les « Lords of the Land » (les seigneurs de la terre) et leurs alliés, les « Bosses of the Buildings » (les patrons des immeubles), propriétaires blancs des terres, des usines et des logements.

Comprendre pour transformer

Intéressé par la psychanalyse, Wright nous a aussi donné à voir les errements métaphysiques et politiques d’hommes à qui toute humanité a été niée. Dans Lawd Today ! [5], Jake, mari violent qui traîne sa vie dans une époque de misère économique, cherche dans l’idéologie fasciste une potentielle émancipation (en parallèle à la montée en puissance fulgurante du Parti communiste parmi la population afro-américaine, les groupes reprenant l’esthétique des bandes fascistes se développent à l’approche de la Deuxième Guerre mondiale). Wright fouille au plus profond de la conscience humaine... quoi qu’on y trouve : dans sa nouvelle de 1942, L’homme qui vivait sous terre [6], le personnage central, obligé de se cacher dans les égouts de la ville pour fuir la police, y fait un voyage tout autant métaphorique que réel au milieu des rats et des cachettes. Wright s’est particulièrement intéressé aux criminels par défaut, qui n’hésitent pas à tuer pour sauver leur peau : car, en Amérique, chaque homme noir est en sursis, criminel tout simplement parce que perçu comme tel.

Son plus grand succès, Native Son (1940) [7], met en scène Biggie, jeune homme qui, par peur d’être vu dans la chambre de la fille de ses employeurs (qu’il ramène après une soirée arrosée en compagnie d’un militant du PC, brisant ainsi un des tabous les plus tenaces), l’assassine et se retrouve au centre d’une chasse à l’homme de toute la ville de Chicago. Le long plaidoyer de son avocat contre le système qui produit ces criminels indique la route à suivre (avec un style que l’on pourrait trouver pesant) : si l’on veut que la situation change, il va falloir comprendre, examiner, analyser. Alors que son autobiographie avait provoqué l’apitoiement de l’Amérique libérale bien-pensante, avec Native Son, Wright a cherché à éradiquer toute pitié. Il s’agissait de lever le voile sur l’Amérique blanche, qu’elle soit au PC ou libérale, mais sans mièvreries : prendre parti, c’était le faire pour le renversement complet du système qui alimente cette oppression, sans craindre de montrer la civilisation américaine dans toute sa laideur [8].

Hors d’Amérique

S’éloignant entièrement de l’idéologie véhiculée par le Parti communiste américain, particulièrement stalinien sans avoir l’implantation de masse d’autres PC, c’est vers les existentialistes qu’il s’est tourné à son arrivée en France, dans le pays dont il admirait tant les auteurs. Dans le Quartier latin de 1947, il fréquentait Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, tout comme les autres intellectuels américains présents à Paris, tel James Baldwin. En est sorti The Outsider (1953) [9], roman dénigré par la critique. Sa vision politique a aussi évolué et il s’est intéressé de près aux luttes de libération nationale, même si la peur d’être renvoyé l’empêchait de critiquer ouvertement la politique française en Algérie. Il fut vivement impressionné par la conférence des pays dits non-alignés de Bandung [10], à laquelle il participa en 1955, et d’où il tirera The Color Curtain. Au début des années 1950, ses projets se multipliaient : voyage en Amérique du Sud, où il a participé à un tournage, publication d’essais comme White Man, Listen !, tiré de discussions avec des soldats noirs américains stationnés en Allemagne de l’Ouest, voyage en Afrique de l’Ouest en 1953 qui lui a inspiré son livre Black Power, ou encore en Espagne (Pagan Spain). Alors qu’il préparait un deuxième voyage en Afrique de l’Ouest, il est mort à Paris en 1960, miné par la maladie et le soupçon constant qui pesait sur lui dans les milieux intellectuels de gauche et afro-américains d’être à la solde du FBI et de la CIA. Ces officines l’espionnaient jusque chez lui au 14, rue Monsieur-le-Prince. L’anticommunisme du MacCarthysme américain avait largement traversé l’Atlantique, et le PCF le qualifiait de renégat.

Comme tant d’autres intellectuels dans le monde, Richard Wright a été un compagnon de route des partis communistes, croyant sans doute rejoindre un mouvement de libération de toutes les oppressions quand ces partis ne faisaient que défendre une politique liée aux intérêts de la bureaucratie soviétique. Mais tout son parcours témoigne d’un attachement viscéral à la révolte des travailleurs par-delà leurs divisions. Son œuvre est essentielle pour comprendre le racisme à l’américaine.


Voici la fin d’un poème de Richard Wright de 1934 sur le combat commun des travailleurs noirs et blancs : I Have Seen Black Hands […]

I am black and I have seen black hands
Raised in fists of revolt side by side with the white fists of white workers,
And some day-and it is only this which sustains me –
Some day there shall be millions and millions of them,
On some red day in a burst of fists on a new horizon !
Je suis noir. J’ai vu des mains noires,
Poings levés de la révolte aux côtés des poings blancs de travailleurs blancs
Un jour viendra – seule pensée qui me tienne en vie –
Un jour viendra où ils seront des millions, oui des millions
Un jour rouge du jaillissement des poings dressés vers un nouvel horizon !

Selma Timis


[1Il y en avait encore plus d’un par mois durant toute la période des années 1920 et 1930, avec un pic en 1924 où 30 lynchages ont eu lieu.

[2Une faim d’égalité, Gallimard, 1979.

[3Comme dans son texte d’adieu au PC « I Tried To Be a Communist » (1942) ou son roman qui restera son plus grand succès, Native Son (1940).

[4Région du Sud des États-Unis où l’esclavage fut majoritaire, et la terreur blanche la plus forte.

[5Bon Sang de Bonsoir, Ed. Gallimard, 1980.

[6Fait partie du recueil de nouvelles Eight Men, traduit en français sous le titre de Huit Hommes, chez Gallimard, 1989.

[7Un Enfant du Pays, Gallimard, 1988

[8Notons tout de même que ce livre fut considéré par son cadet littéraire James Baldwin comme particulièrement stéréotypique, notamment dans sa description de personnages noirs.

[9Le Transfuge, Ed. Gallimard, 1955.

[10La situation internationale de l’époque était caractérisée par la guerre froide entre les deux « super-puissances » qu’étaient l’URSS et les États-Unis. Les dirigeants nationalistes d’un certain nombre de pays tentèrent de surfer sur l’équilibre précaire entre les deux « Grands » pour desserrer l’étau de l’impérialisme sur leur pays dont la bourgeoisie nationale se voyait privée d’un certain nombre de ressources. À la conférence de Bandung participèrent de nombreux pays (qualifiés, suite à la conférence, comme faisant partie du « tiers-monde »), dont l’Inde, le Pakistan, l’Indonésie, l’Égypte, la Chine, et même le Japon. Malgré la participation de mouvements de libération nationale comme le FLN algérien, les idées de la conférence étaient loin de celles qu’on qualifiera plus tard de « tiers-mondistes ». Mais les discours nationalistes de dirigeants comme Nasser ont exercé une certaine fascination sur les milieux intellectuels occidentaux.

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