
(Photo : Krimidoedel, CC BY 3.0, https://commons.wikimedia.org/w/ind...)
Décédé le 12 décembre 2020 en Cornouailles (région du sud-ouest de l’Angleterre), John le Carré est né en 1931 en Grande-Bretagne. David John Cornwell, de son « vrai » nom, a connu une enfance chaotique et traumatisante.
En effet, son père était un escroc de haut vol : un beau parleur qui toute sa vie a monté des sociétés fictives, des arnaques pour se sauver des précédentes et qui faisait des séjours réguliers en prison.
C’était un flambeur qui collectionnait les chevaux, les Rolls et les maîtresses.
Il abandonnait ses fils dans des collèges privés dont il ne payait pas la note… Et plus tard, quand son fils est devenu connu, il a usurpé son identité, se faisait confier par la maison d’édition des livres qu’il vendait dédicacés « le père de l’auteur ». Il lui a même intenté un procès, car John le Carré n’avait pas assez parlé de lui lors d’une émission télévisée !
Quant à sa mère, elle est partie pendant la nuit, quand il avait cinq ans. Il l’a revue plus tard mais n’a jamais pu s’expliquer ce qui s’était passé, disant : « je ne l’ai pas connue enfant et je ne l’ai pas comprise adulte. »
Il grandit donc dans une insécurité affective et matérielle très forte, ainsi que dans le mensonge, devant mentir sur son père et ses activités, prétendre qu’il était riche (du même milieu que ses camarades).
Il reçoit une éducation classique et se révèle un excellent élève, qui part en Suisse à l’âge de seize ans dans une université huppée, puis à Oxford.
Il parle couramment allemand et se débrouille bien en français (invité de l’émission littéraire Apostrophes en 1989, il prend trente heures de cours afin de pouvoir parler en français lors de l’émission… ce qu’il fit !). Il devient professeur d’allemand à Eton (lycée anglais renommé) puis rejoint le Foreign Office et est envoyé en Allemagne, à Bonn puis à Hambourg.
C’est là qu’il est recruté par les services secrets britanniques (le SIS ou MI6), même s’il a aussi dit plus tard avoir donné des informations quand il était étudiant et travaillé pour le MI5 (sécurité intérieure).
Il a expliqué son entrée dans le monde secret et mystérieux de l’espionnage par le fait que cela lui apportait une protection alors qu’il était à la dérive, un sentiment de supériorité dû au fait de savoir des choses que les autres ne savent pas, comme quand on rejoint un gang (le Carré a fait cette analogie dans l’émission La Grande Librairie, en 2018).
Dans Le tunnel aux pigeons (2016), sous-titré collection de souvenirs, il écrit : « ce n’est pas l’espionnage qui m’a initié au secret. La tromperie et l’esquive avaient été les armes indispensables de mon enfance. À l’adolescence, nous sommes tous plus ou moins des espions, et moi, j’étais déjà surentraîné. Quand le monde du secret vint me chercher, j’eus l’impression de revenir chez moi. »
Alors qu’il travaille pour le renseignement britannique, il écrit deux romans, des polars, qui passent inaperçus.
Mais c’est quand il écrit sur ce qu’il connaît le mieux, le monde du renseignement qu’il connaît le succès.
Son troisième roman, L’espion qui venait du froid, sorti en 1963, au milieu de 250 livres d’espionnage, rencontre un succès international.
Il quitte alors l’espionnage car selon lui, il était un mauvais espion, qui réfléchissait trop.
Sa vocation est de devenir écrivain : l’espionnage a été une formidable école d’écriture grâce à la discipline très formatrice de la rédaction des rapports. Les gens lisant ces rapports étaient « pédants, attachés à la langue anglaise » et les faisaient faire et refaire.
Il a découvert beaucoup de choses sur la trahison, le renseignement et la manipulation. Cela lui a servi de « boite à outils » pour réfléchir aux possibilités de ce qu’il appelle la nature humaine.
John le Carré est le nom de plume qu’il prend pour écrire : par obligation par rapport à son employeur au début mais aussi par goût de la discrétion.
Il a écrit vingt-quatre romans, une pièce de théâtre, des nouvelles, des articles de journaux… mais son nom reste synonyme du roman d’espionnage.
Il y a pourtant deux périodes très différentes dans son œuvre.
L’espionnage sous la guerre froide
Ses romans, de L’espion qui venait du froid (1963) à La maison Russie (1989) ont tous pour cadre la guerre froide, l’affrontement Est-Ouest, vu du côté occidental.
Il est alors le premier à décrire le monde de l’espionnage comme un monde de gratte-papiers qui passent des heures à éplucher des dossiers pour trouver une information. Un monde de la manipulation, bien loin du glamour et de l’héroïsme d’un James Bond.
Ses agents sont souvent manipulés par les services secrets (des deux côtés) : c’est le cas de Alex Leamas, personnage principal de l’Espion.
Son héros récurrent – il apparaît comme personnage secondaire dans six romans et est le personnage principal d’une trilogie, La Taupe (1974), Comme un collégien (1977) et Les gens de Smiley (1979) – est George Smiley, un anti-héros absolu.
Il n’est pas beau, n’a aucun charisme, n’est pas viril, mais est un observateur perspicace, un intellectuel doté d’une mémoire impressionnante, qui travaille dans l’analyse et décrypte les émotions. C’est en jouant sur la corde émotionnelle, familiale, qu’il va faire craquer son adversaire, Karla, l’espion russe, pourtant décrit lui aussi comme supérieurement intelligent (en hommage rendu à l’ennemi !).
Ses romans sont empreints de l’atmosphère de la période, donnent une chair à l’histoire. La guerre froide chez le Carré, ce n’est pas glorieux mais terre à terre : les deux camps sont renvoyés dos à dos, car ils utilisent les mêmes méthodes, n’hésitant pas à sacrifier leurs hommes pour l’emporter. Il en montre les enjeux militaires, la quête d’informations, la fabrication de fausses informations.
Plus tard il dira que la fabrication de l’ennemi était plus importante pour les services secrets que la réalité de ce que faisait l’ennemi afin de justifier sans cesse de leur existence.
Bien sûr, l’anticommunisme ordinaire est présent mais pas plus appuyé que ça.
Dans La maison Russie, c’est l’URSS de la perestroïka et de la glasnost qui est décrite, avec les changements induits dans la population, la diminution de la peur.
Quand il en parle à l’époque, il explique que les services secrets occidentaux y voyaient une manipulation soviétique à leur égard et non une réalité. Il est alors considéré comme ayant tourné sa veste par les Américains, dont il explique dans Apostrophes du 24 novembre 1989, qu’ils veulent continuer la course aux armements qui enrichit leur complexe militaro-industriel.
Pour bon nombre de critiques, la fin de la guerre froide signifie la fin du roman d’espionnage dans lequel excelle le Carré.
Il se renouvelle au contraire à partir de la fin des années 1990.
Le capitalisme et ses turpitudes au cœur des romans post-guerre froide
Après la chute du mur de Berlin, il s’intéresse à d’autres aspects géopolitiques et à des sujets d’actualité. Il lit beaucoup la presse et va sur le terrain, là où il sent qu’il va se passer quelque chose.
Ses héros ne sont plus des espions mais des gens ordinaires, qui se retrouvent mêlés à des affaires qui les dépassent, face à des services secrets, des mafias ou des grandes entreprises prêtes à tout.
Dans La constance du jardinier (2001), un thriller, il est question de tests de médicaments en Afrique. Thessa, l’épouse d’un diplomate britannique est assassinée au Kenya et son mari découvre que sa mort est due à l’enquête qu’elle menait sur les activités illicites d’une firme pharmaceutique.
Un homme très recherché (2008) traite de la rivalité entre services secrets anglais et allemands, sur fond d’immigration et de fondamentalisme islamique.
Un traître à notre goût (2010) porte sur le blanchiment international d’argent sale. La City de Londres étant un des centres mondiaux de recyclage de cet argent, avec la complicité passive ou active des politiciens.
Il devient une voix de plus en plus engagée dans la vie politique de son pays, la Grande-Bretagne, dénonçant son alignement sur les États-Unis, notamment au moment de la guerre contre l’Irak à laquelle il s’oppose fermement.
Il explique en 2008 à François Busnel, dans la Grande Librairie, qu’il y a 27 000 personnes enfermées dans des prisons clandestines à travers le monde par la CIA : des gens sans avocats, dont les familles ignorent où ils sont et qui n’en sortiront peut-être jamais. Il s’interroge sur la façon de combattre des adversaires sans utiliser les mêmes armes qu’eux et sur quelque chose de plus vaste que l’élimination de quelques fanatiques.
Plus tard, ses dénonciations de la politique de Trump, de Johnson qu’il traite de « porc ignorant » et du Brexit lui vaudront le surnom, par la presse anglaise notamment, de « vieil homme en colère ».
Il se dit plus « européen qu’anglais » et prône une nécessaire fraternité entre les êtres humains, par-delà des intrigues des gouvernements.
Bref, celui qui a pu apparaître comme le défenseur de l’Occident face au communisme à l’époque de la guerre froide s’est révélé être un humaniste, proche d’une gauche réformiste.
Lire le Carré c’est plonger dans un univers complexe où machinations et coups tordus se succèdent, où l’art de l’intrigue est maîtrisé à merveille. Son talent pour le dialogue est relevé par les critiques. Sa traductrice, Isabelle Perrin, expliquait dans une émission de France culture en 2018 (La Compagnie des auteurs) à quel point il sait incarner des personnages, les faire parler avec réalisme, selon leur région, leur classe sociale, leur niveau de langage… Ils sont loin d’être de simples moteurs de l’intrigue.
Son style est littéraire et plein d’humour, comme lorsqu’il dit d’un de ses personnages « il avait l’âme d’un vendeur mais personne ne savait qu’il l’avait vendue ».
Liliane Lafargue