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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 76, juin-juillet 2011 > Où en est la révolution tunisienne ?

Où en est la révolution tunisienne ?

15 juin 2011 Convergences Monde

Le 5 mai dernier, Farhat Rajhi, ancien ministre de l’Intérieur du gouvernement Ghannouchi, crée le buzz avec une interview diffusée sur Facebook où il traite notamment le Premier ministre Essebsi de « menteur », déclare que son gouvernement est manipulé par Kamel Letaief, un homme d’affaires proche de Ben Ali, et que le chef d’état-major, Rachid Ammar, prépare un coup d’État au cas où les islamistes remporteraient les élections du 24 juillet à l’Assemblée constituante. Probable coup de bluff publicitaire de la part de celui qui avait ordonné la répression des sit-in de la place de la Kasbah qui avaient fait tomber le gouvernement Ghannouchi à la fin février. Il n’en fallait pas plus pour que des émeutes éclatent à Tunis et dans d’autres grandes villes entre le 6 et le 10 mai. Une occasion pour les Brigades de l’Ordre Public (l’équivalent des CRS) de ressortir leurs matraques et de tuer deux manifestants. Ce retour des manifestations de rue massives n’a été que très temporaire et limité dans ses objectifs. Mais cela montre à quel point la situation reste explosive, alors que le gouvernement provisoire, les grands partis et la bureaucratie syndicale de l’UGTT font tout pour maintenir le calme dans cette période baptisée « transition démocratique » où tout le monde politique a les yeux braqués sur l’élection de la Constituante.

La contre-révolution s’active

Le gouvernement provisoire de Beji Caïd Essebsi, l’ancien ministre de Bourguiba qui a succédé à Ghannouchi le 27 février, s’était présenté en pleine ébullition populaire comme neutre et « technocratique », chargé d’expédier les affaires courantes, reprenant à son compte la revendication d’une Assemblée constituante. Pour préparer les élections, il a nommé une « Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique » où il a associé tous les partis et nombre de personnalités, syndicalistes et autres, coupant l’herbe sous les pieds du « Conseil National de Protection de la Révolution » (CNPR) que le Front du 14 Janvier [1] avait créé avec les autres partis d’opposition (jusqu’aux islamistes d’Ennahdha) et dont il demandait la reconnaissance par le gouvernement [2].

Profitant du reflux des mobilisations et du consensus ainsi obtenu avec la plupart des partis d’opposition, le gouvernement Essebsi impose de plus en plus clairement ses choix politiques au service de la bourgeoise tunisienne en lien avec les gouvernements impérialistes – les USA, mais aussi le gouvernement français qui a envoyé des conseillers sur place. Il a notamment décidé de payer début avril la tranche de 300 millions de la dette tunisienne contractée sous Ben Ali à des banques occidentales et il a même emprunté à nouveau.

Les débats imposés par le pouvoir et la presse aux ordres tournent exclusivement autour de la nouvelle Constitution, notamment de son caractère laïc, ou de la possibilité pour les anciens cadres du RCD de se faire élire députés. De nombreuses voix officielles proposent une amnistie : il ne faudrait pas disqualifier l’essentiel du personnel politique de la bourgeoi­sie ! En attendant d’être blanchis, les anciens caciques du régime fondent quotidiennement de « nouveaux » partis ou investissent l’ancienne opposition officielle comme le PDP ou Ettajdid qui leur servent de « machine à laver ».

Les islamistes semblent bénéficier de leur aura d’opposition farouche à Ben Ali (ils avaient jusqu’à 30 000 militants emprisonnés, qui sont maintenant tous sortis). Ils ont été les premiers à organiser des meetings, dont l’un a tout de même réuni 1 500 personnes à Sfax, une grande ville ouvrière, avec la présence du dirigeant local de l’UGTT. Ils ont eu moins de succès dans d’autres régions, comme à Bizerte, Monastir ou Kelibia, où les habitants ont fermement empêché la tenue de leurs réunions. Ils seraient financés largement par la Turquie et l’Arabie Saoudite. Sur le plan politique, ils pratiquent l’opportunisme le plus poussé : ils n’ont absolument pas participé à la chute de Ben Ali, puis ont soutenu Ghannouchi, avant d’appuyer du bout des lèvres les manifestants qui ont obtenu sa démission. Pas un mot de travers aujourd’hui contre Essebsi : ils répètent à l’envi qu’ils sont démocratiques et progressistes. L’essentiel de leurs efforts est tourné vers l’élection du 24 juillet, pour laquelle ils ne négligent aucun terrain : ils rassurent la bourgeoisie sur leurs intentions, mais tentent aussi de séduire démagogiquement les ouvriers, agriculteurs et chômeurs. Les militants de gauche dénoncent leur double discours – ce qui est l’évidence. Mais Ennahdha joue aussi auprès d’eux son rôle d’épouvantail, à tel point que, pour certains, la percée des islamistes est le prétexte pour un retour à l’ordre ou un « front démocratique et progressiste » [3].

L’ancien appareil d’État reste intégralement en place. La trop fameuse police politique de Ben Ali, officiellement dissoute, a été en fait répartie dans les autres unités, sans changer d’activité. L’armée assure sa présence quotidienne dans les rues de Tunis, jouant la mine bon enfant à côté de ses autos blindées sur l’avenue Bourguiba. Bien entendu, tous les bourgeois, notables et leurs serviteurs politiques se revendiquent de la « glorieuse révolution pour la liberté et la dignité », se réfèrent à la mémoire des « martyrs » (qu’ils qualifiaient de voyous il y a quelques mois) pour appeler tous les « vrais révolutionnaires » au calme et à la retenue…

Les comités locaux

Dans les deux semaines qui ont suivi la chute de Ben Ali, des comités de défense se sont formés contre les hommes de l’ancien dictateur, qui semaient la terreur et pillaient avant de s’enfuir. Ces comités ont été très différents suivant les régions, et même suivant les quartiers, mais de nombreux travailleurs, jeunes et chômeurs y ont pris une part active. Malheureusement, la plupart ont disparu début février avec la fin des troubles.

Dans différentes villes, et même à l’échelle de régions, des maires, administrateurs ou gouverneurs trop proches de Ben Ali ont été débarqués. Face à la vacance du pouvoir local sont apparus des « comités locaux de protection de la révolution ». Il en existe aujourd’hui environ 400, répartis dans les 24 gouvernorats du pays. Ils ont le plus souvent été formés comme des coalitions de partis, en général dits de gauche, mais parfois bien plus larges, ralliés par le PDP ou les islamistes. Dans certains cas, y ont été associés des représentants des « diplômés chômeurs », des comités de quartiers ou des comités de jeunes.

Ces comités locaux, pour beaucoup constitués par en haut, sont le plus souvent désormais coupés de toute mobilisation et n’exercent plus aucun pouvoir. Leurs perspectives sont loin d’être la prolongation de la révolution : elles dépendent essentiellement de la ligne du parti qui domine chaque localité.

Ceux qui veulent dissoudre la mobilisation dans la démocratie bourgeoise

C’est le front du 14 janvier qui avait défendu la revendication d’Assemblée constituante, reprise très largement dans les manifestations contre Ghannouchi. Derrière cette demande, l’idée qu’il faut « déraciner le RCD », se débarrasser de toute trace de l’ancien régime. Mais si le gouvernement Essebsi s’y est rallié, c’est qu’il s’arrange aujourd’hui pour la tourner à son avantage. Comme le souligne un militant trotskiste : « C’est l’inverse de la révolution bolchévique : les comités et l’intervention ouvrière étaient très forts en 1917 donc la bourgeoisie a repoussé la Constituante. Là, la bourgeoisie l’a acceptée car elle peut en tirer profit. »

En créant la « Haute instance » autour de Ben Achour, un juriste membre de différents « think tanks » occidentaux, le gouvernement a tenté d’associer tous les partis, même les plus contestataires, au jeu électoral. Son objectif : que tous les courants soient solidaires du gouvernement provisoire, via la préparation des élections, et désertent la rue. Un pari en partie réussi puisque, parmi les partis connus, seul le PCOT [4] a décliné l’invitation. Le Front du 14 janvier, divisé sur la question, est depuis très affaibli.

Mais partisans de la « Haute Instance » ou pas, les partis importants ont tourné tous leurs efforts vers les élections à l’Assemblée constituante. Ceux des islamistes et des partis institutionnels bien sûr, mais aussi ceux des partis qui s’affirment ouvriers comme le PTPD ou le PCOT. Ce dernier insiste sur la nécessaire « cristallisation des acquis démocratiques de la révolution », qui pourrait être obtenue en envoyant le maximum de députés « démocratiques et progressistes » à l’Assemblée. Ce serait la « première étape nécessaire » pour, dans un deuxième temps, à la faveur d’un régime démocratique, « combattre pour le socialisme ». Une politique qui, de fait, relègue les questions sociales les plus mobilisatrices au second plan.

Dans la jeunesse : « il faut une deuxième révolution »

Les sit-in, qui continuent de rassembler quelques dizaines de jeunes dans diverses villes du pays, sont un reliquat des mobilisations « Kasbah 1 » et « Kasbah 2 » : à peine une semaine après le 14 janvier, des jeunes chômeurs de tout le pays avaient convergé vers la place de la Kasbah, le centre politique de Tunis, pour exiger la démission des ministres RCD du gouvernement provisoire. Un mois plus tard, un nouveau campement avait été mis en place par les mêmes, baptisé Kasbah 2. Après deux semaines d’occupation, et sans appel clair des partis, une manifestation gigantesque avait rejoint le sit-in le vendredi 25 février, précipitant la démission de Ghannouchi.

Des participants de Kasbah 2, de retour dans leurs provinces, ont décidé de remettre cela localement : ils ont planté leurs tentes devant les anciens locaux du RCD ou les administrations locales pour appeler à une « seconde révolution » : le chômage est toujours aussi important, la police toujours aussi agressive et le spectacle des anciens RCD se recyclant à tous les postes a achevé de les révolter. À leurs yeux, les élections du 24 juillet n’apporteront rien : ils ne se font aucune illusion sur l’issue de la Constituante et considèrent que, dans l’état actuel des choses, les anciens RCD peuvent très bien rafler l’essentiel des postes de députés.

Ces jeunes, rassemblant tout un potentiel, semblent malheureusement isolés sous leurs tentes, sans beaucoup de contacts avec les autres fractions mobilisées de la population, et notamment la classe ouvrière, même s’ils reçoivent des soutiens matériels. Une tentative de Kasbah 3 a avorté début avril, la place étant désormais bouclée par les flics. Les jeunes de différentes villes tentent de rester en contact, un embryon de coordination réunissant les représentants de quarante-neuf sit-in se réunit régulièrement.

Grèves et revendications sociales

Pendant la deuxième semaine d’avril, toutes les villes de Tunisie étaient couvertes d’ordures : conséquence de la grève nationale des ouvriers municipaux, dont les éboueurs, appelée par l’UGTT. En cause : les bas salaires (un Smic autour de 300 dinars, soit 150 euros), les conditions de travail, et l’embauche des intérimaires. Des revendications qui sont reprises dans de nombreux secteurs : le nombre de grèves a augmenté de 155 % par rapport à 2010 [5], entraînant en moyenne 85 % des salariés concernés contre 53 % l’année précédente. 85 % d’entre elles sont dites sauvages (c’est-à-dire qu’elles ne sont pas appelées par le syndicat ou ne respectent pas les préavis légaux), contre 19 % seulement en 2010. L’agitation sociale touche des secteurs très différents, comme l’Éducation, la presse, l’agriculture, les centres d’appels, la Société nationale de distribution des pétroles, les municipalités, British gaz, Tunisie Telecom, Tunis Air, ainsi que d’innombrables entreprises du privé, tunisiennes ou occidentales.

La presse et le gouvernement dénoncent en permanence dans un même lot « l’insécurité et les grèves qui durent depuis quatre mois » [6]. Argument choc : sans retour à la normale, la saison touristique n’y survivra pas et c’est toute l’économie du pays qui sera en danger. La bourgeoisie tunisienne fait bien sûr un chantage considérable, mais aussi la bourgeoisie impérialiste, qui menace de délocaliser si les grèves ne cessent pas.

Durant ces quatre mois d’agitation sociale, le syndicat UGTT s’est considérablement renforcé. Il a presque doublé en nombre et, surtout, diversifié sa base : alors qu’il organisait essentiellement le secteur public, les nouveaux adhérents sont principalement des ouvriers et employés du secteur privé. Une opportunité extraordinaire pour des militants lutte des classes, mais un casse-tête pour les bureaucrates. Des syndicalistes, autrefois adversaires farouches de Ben Ali, se prennent au jeu de la « transition démocratique » et se voient déjà passer d’opposants syndicaux à responsables. L’opposition de gauche dans l’UGTT est donc aujourd’hui très divisée sur l’attitude à adopter. D’après des militants ouvriers, elle était plus efficace sous l’ancien régime !

Mais la classe ouvrière tunisienne, qui profite déjà de l’agitation pour relever la tête, pourrait bien s’organiser et s’imposer sur le terrain politique en bousculant ceux qui prétendent aujourd’hui la représenter.

2 juin 2011

Raphaël PRESTON


Les principaux partis cités

  • Ennahdha : les islamistes, se revendiquant du parti gouvernemental turc, l’AKP.
  • PDP (Parti Démocrate Progressiste) : un des principaux partis de l’opposition légale sous Ben Ali. A participé au gouvernement de Ghannouchi.
  • Ettajdid : ancien Parti Communiste, désormais démocrate bourgeois. A participé au gouvernement de Ghannouchi.
  • PTPD (Parti du Travail Patriotique et Démocratique)  : nationalistes dits progressistes, ses militants ont de nombreux postes de direction dans l’UGTT, dont ils animaient l’aile oppositionnelle sous Ben Ali.
  • PCOT (Parti Communiste des Ouvriers Tunisiens)  : de tradition maoïste « pro-albanais », ce parti a survécu vingt-trois ans dans la clandestinité sous Ben Ali, organisant un millier de militants et éditant un journal interdit, La voie du peuple. Son leader, Hamma Hammami est un opposant historique très connu en Tunisie.
  • LGO (Ligue de la Gauche Ouvrière)  : petite organisation trotskiste fondée en janvier, liée à la IVe Internationale (SU).

[1Front qui regroupe différents partis se revendiquant de la classe ouvrière comme le PCOT, la LGO, mais aussi les nationalistes du PTPD, les Baasistes, les Nassériens et quelques associations.

[3C’est notamment la ligne du PCOT…

[4…ainsi que la petite LGO.

[5Le Temps, 6 mai.

[6Le Temps, 20 mai.

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