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Entretien avec le Partido Obrero argentin : « L’Argentine vit une période d’instabilité politique, économique et sociale qui rend vitale la conquête de l’indépendance politique des travailleurs »

26 septembre 2022 Article Monde

(Photo : Gabriel Flores)

17,8 millions de pauvres, soit plus de 37 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté. Ces projections seront confirmées par le rapport de l’Indec (l’Insee argentin) à paraître dans les prochains jours, mais le constat est sans appel : l’Argentine s’enfonce dans la crise économique et sociale… et ce sont les travailleurs et les privés d’emploi qui en payent le prix fort. Avec une inflation à 56,4 % depuis le début de l’année, et malgré les augmentations automatiques du salaire minimum et des aides sociales qui y sont indexées, les revenus ne permettent pas de subvenir aux besoins. Et pour cause ! Le salaire minimum fixé par l’État n’atteint même pas la moitié du « panier de base » (canasta básica) : alimentation, logement, habillement. Pour de nombreux travailleurs, même avec un emploi fixe, il n’est plus inhabituel de sauter un repas.

La situation, dramatique, ne va pas sans provoquer quelques remous, qui éclaboussent la bourgeoisie et sa représentation politique. Dans un contexte de mobilisations massives et répétées, en particulier du mouvement des piqueteros, ces chômeurs et travailleurs sous-employés, le gouvernement a changé deux fois de ministre de l’Économie en deux mois. Non pas que la ligne change réellement sur le fond – il s’agit toujours de faire appliquer des plans d’économies pour répondre aux exigences du FMI et rembourser une dette colossale –, mais la bourgeoisie teste différentes options de représentation, à un an des prochaines présidentielles. La tentative manquée d’attentat contre la vice-Présidente Cristina Fernández de Kirchner, par un homme proche de l’extrême droite – dont il s’agit encore de savoir dans quelle mesure il a agi de façon isolée –, a finalement eu pour conséquence de resserrer un peu les rangs dans son propre camp, alors même qu’elle était empêtrée dans un scandale de corruption.

Nous avons interrogé les camarades du Partido Obrero pour qu’ils nous exposent leur point de vue sur ce contexte et les possibilités de la période. Nous traduisons ici les réponses proposées par Gustavo Montenegro, membre de la Commission internationale du PO.

Convergences révolutionnaires : L’inflation continue d’exploser en Argentine. Elle pourrait atteindre les 90 % à la fin de l’année. Le salaire minimum n’atteint même pas la moitié du seuil de pauvreté. Comment l’augmentation de la pauvreté affecte-t-elle les travailleurs, avec ou sans emploi ?

L’un des traits les plus notables de la croissance de la pauvreté en Argentine, c’est qu’elle atteint des secteurs de plus en plus importants de la classe ouvrière occupée, c’est-à-dire qu’elle ne se limite pas aux chômeurs. Il n’y a qu’à voir la forte chute du pouvoir d’achat des salariés, mais aussi la forte précarisation du travail. En ce qui concerne les chômeurs, la revalorisation des « plans sociaux » [1] est indexée sur la hausse du salaire minimum, qui, comme vous le signalez, ne parvient lui-même même pas à couvrir la moitié des besoins de première nécessité. C’est dans les quartiers les plus pauvres qu’on souffre le plus de la crise.

CR : Les travailleurs du secteur du pneu se mobilisent depuis plus de trois mois pour des augmentations de salaire ; il y a eu des grèves chez les enseignants dans tout le pays… Quelles réactions y a-t-il de la part des travailleurs pour lutter contre l’inflation et la crise ?

Le niveau élevé de l’inflation a provoqué des luttes défensives sur les salaires dans plusieurs secteurs. Le Sutna [2], avec sa direction combative, se bat pour des augmentations de salaire et le paiement à 200 % des heures travaillées le week-end.

Les profs de nombreuses provinces ont mené des grèves, et ont arraché à la direction kirchneriste de la CTERA [3] un appel à une journée nationale de grève qui a été un succès. Le 13 septembre, les sections oppositionnelles à la direction péroniste du secteur ont réalisé une journée très réussie dans la province de Buenos Aires.

Les personnels de santé et d’éducation qui travaillent dans le domaine du handicap, qui sont en majorité des travailleurs dont le lien de dépendance avec l’État est masqué, ont commencé à occuper la place de Mai pour protester contre les coupes budgétaires annoncées dans ce domaine.

CR : Les derniers mois ont été marqués par des mobilisations importantes de l’Unidad Piquetera et de secteurs combatifs contre les restrictions budgétaires. Les bureaucraties syndicales se refusent à appeler à une journée de grève nationalement. Quelles tentatives ont été faites pour tenter de s’adresser à l’ensemble des travailleurs ? Y a-t-il des secteurs prêts à rompre avec les directions des centrales ouvrières ? Quelles répercussions a eu la campagne médiatique et patronale contre les organisations piqueteras combatives ?

Le mouvement piquetero est la pointe avancée de la lutte contre les restrictions budgétaires. L’Unidad Piquetera (à laquelle participe le Polo Obrero) a organisé des mobilisations, des rencontres, des occupations et une marche fédérale [4] pour l’emploi, pour l’universalisation des « plans sociaux », et une augmentation des aides pour les cantines populaires.

La campagne de discrédit contre les piquets et les piqueteros, dont la vice-Présidente Cristina Kirchner a été l’une des principales protagonistes, a été suivie par une tentative du gouvernement – encore en cours – pour supprimer des centaines de milliers de « plans sociaux ». Cette offensive participe des restrictions dans les budgets publics, et cherche aussi à affaiblir les organisations de chômeurs, en particulier celles qui s’opposent au gouvernement.

Cependant, le mouvement piquetero a obtenu la semaine passée une importante victoire, en obligeant le gouvernement à reculer sur son projet de retirer 40 000 bourses étudiantes aux jeunes qui touchent le plan Potenciar Trabajo [5].

L’unité des travailleurs avec ou sans emploi est stratégique, et l’une de ses dernières expressions a été le soutien actif du Polo Obrero aux travailleurs du pneu en lutte pour leurs salaires.

Une délégation de l’Unidad Piquetera s’est réunie avec les dirigeants de la CGT, dans les locaux de la centrale ouvrière, pour demander une grève générale, mais la bureaucratie syndicale de la CGT et des deux CTA, qui soutient le gouvernement [6], refuse toujours d’appeler à un rapport de force général.

La lutte de la classe ouvrière ne peut se soumettre au bon vouloir de la bureaucratie, et c’est pour cela que le PO, le Polo Obrero et la CSC (Coordination syndicale « classiste ») [7] expriment la nécessité d’une grève nationale et d’un plan de lutte de tout le mouvement ouvrier pour mettre en échec les politiques de restrictions budgétaires, tout en mettant constamment en avant des revendications sectorielles.

CR : Le péronisme est en crise : il y a eu trois ministres de l’Économie en quelques mois. Sergio Massa, le nouveau « super-ministre » [8] a déjà annoncé des économies dans l’éducation, la santé, le logement… Quel est le rôle de Massa dans la crise que rencontre le gouvernement ?

La nomination de Massa comme « super-ministre » est une tentative du gouvernement de dépasser une crise aiguë qui menaçait de précipiter sa chute. C’est pour cela qu’il a annoncé une accélération de la politique d’économies budgétaires, avec des restrictions dans l’éducation, dans la santé, et qu’il a annoncé une forte augmentation des tarifs de l’énergie.

Pendant qu’il sanctionne les secteurs populaires, il offre des primes aux patrons de l’agro-industrie (« dollar soja » [9]) pour qu’ils liquident leurs exportations et fassent entrer des devises. Il cherche aussi à favoriser les industries pétrolières. Toutes ces mesures visent à remplir les engagements pris auprès du FMI (réduction du déficit fiscal, recomposition des réserves de la Banque centrale, limitation des émissions monétaires).

Massa a des liens étroits avec l’ambassade américaine, et il vient de réaliser une tournée d’une semaine aux États-Unis pour consacrer son accord avec l’impérialisme. Il est important de signaler qu’il a en cela l’aval de toute la coalition de gouvernement, y compris le secteur kirchneriste.

D’un autre côté, il faut avoir en tête qu’un élément important de cette crise que connaît le gouvernement correspond à la rupture en cours entre le péronisme et des pans importants de la classe ouvrière, en particulier les secteurs les plus paupérisés, rupture qui s’opère principalement via le Polo Obrero et l’Unidad Piquetera.

 CR : Le procès pour corruption dans lequel Cristina Fernández de Kirchner est impliquée (sans que les mécanismes qui impliquent l’ensemble de la classe politique argentine ne soient pris en compte) participe d’une crise de représentation politique de la bourgeoisie. La droite tente de mettre CFK hors jeu par la voie judiciaire. Le récent attentat manqué contre la vice-présidente semble indiquer que l’extrême droite pourrait être tentée d’agir par des voies plus directes… L’Argentine est elle entrée dans une période d’instabilité politique ? Jusqu’où cela pourrait-il aller ?

Au Partido Obrero, nous avons condamné fermement l’attentat fasciste contre la vice-présidente Cristina Fernández de Kirchner. Celui-ci a été précédé par d’autres attaques contre des organisations populaires et une campagne réactionnaire contre le mouvement piquetero orchestrée par la droite (le camp de Juntos por el Cambio, mais aussi les Milei et Espert), les grands médias et le gouvernement lui-même. Mais les députés du FIT-U [10] n’ont pas soutenu la déclaration proposée au Congrès par les députés de la coalition gouvernementale pour condamner l’attentat, car elle incluait un appel à la « paix sociale » qui visait à contenir les travailleurs en lutte pour leurs revendications.

Lors des élections de 2021, Milei et Espert, chacun à leur manière, sont apparus comme un phénomène électoral nouveau. Ils représentent un secteur qui s’auto-définit comme « libertarien » (ultralibéral) et qui revendique plus ou moins ouvertement la dictature militaire et le bilan de Menem [11]. Dans les meetings de Milei, on a vu s’afficher des drapeaux et des symboles utilisés par les milices d’extrême droite nord-américaines. Ils cherchent une sortie de type fasciste à la crise, mais ne sont pas, pour le moment, l’option politique choisie par la classe dominante.

L’Argentine se trouve dans une période d’instabilité politique, économique et sociale. Cela rend vital la conquête de l’indépendance politique des travailleurs, qui doivent rompre avec le péronisme et tous les partis patronaux, et le développement d’un mouvement populaire derrière des bannières socialistes.

CR : Les Chiliens viennent de rejeter le projet de nouvelle Constitution. Les discussions autour du processus constituant, les espoirs qu’il a suscités et ses limites [12], ont-elles eu des répercussions en Argentine ?

Au PO, nous avons partagé la position des camarades du regroupement Fuerza 18 de Octubre au Chili : nous dénoncions le fait que la « nouvelle » constitution soumise au référendum n’allait pas transformer la réalité chilienne, et qu’elle ne répondait pas aux revendications pour lesquelles les masses s’étaient mobilisées activement. Il s’agissait avec des grands principes de dissimuler la farce « constitutionnelle », mais le référendum était en réalité un plébiscite de soutien au gouvernement Boric.

Or, le bilan de ces premiers mois de gouvernement démontre qu’il s’agit d’un gouvernement de front populaire qui vise à démobiliser les masses (y compris par le biais de la répression ouverte) et sauver les « conquêtes » réactionnaires imposées par Pinochet et les trente ans de « Concertation ».

Nous ne pouvons soutenir la politique anti-ouvrière et anti-populaire de Boric, ni sa proposition d’« union nationale » avec la droite. C’est pour cela que nous avons appelé, face à ce faux référendum, à voter nul ou blanc.

Propos recueillis par Sabine Beltrand


[1Planes sociales ou programas sociales, allocations versées par l’État aux plus pauvres par l’intermédiaire des organisations sociales qui œuvrent dans les quartiers pauvres et bidonvilles.

[2Le Sutna (Syndicat unique des travailleurs du pneumatique argentin), membre de la CTA des travailleurs (CTA-T), regroupe l’ensemble du secteur de la production de pneus : les usines Fate à San Fernando, Bridgestone à Llavallol, Pirelli à Merlo dans la province de Buenos Aires et plusieurs usines autour de Córdoba. Lors des dernières élections en 2021, la liste « noire », liste « anti-bureaucratique », influencée notamment par des camarades du PO, a remporté la direction des quatre sections syndicales et la direction nationale, contre la liste « violette » incarnant la ligne péroniste.

[3Confédération des travailleurs de l’Éducation de la République argentine, dépendant de la CTA, dirigée à l’échelle nationale par les péronistes. L’extrême gauche y intervient par le biais de la liste « multicolore » et dirige plusieurs régions et de nombreuses sections notamment dans la province de Buenos Aires.

[4Voir notre article sur cette mobilisation d’ampleur.

[5Le plan Potenciar Trabajo (favoriser l’emploi) et l’un des principaux programmes d’aides sociales. D’un montant de 50 % du salaire minimum, il est soumis à une contrepartie de jusqu’à 60 heures travaillées par mois.

[6À son accession au pouvoir en 1945, le général Perón s’était amplement appuyé sur la CGT pour en faire l’épine dorsale du mouvement péroniste, et un organe puissant d’encadrement des travailleurs. Cette histoire explique aujourd’hui encore la force des liens entre la plupart des directions syndicales et le parti péroniste – et en l’occurrence avec le gouvernement actuel.

Au début des années 1990, un secteur opposé à la politique du gouvernement Menem rompt avec la CGT pour fonder la CTA (Centrale des travailleurs d’Argentine), centrale qui se divise à son tour en 2011 entre la CTA autonome et la CTA des travailleurs, qui regroupe les secteurs favorables à une réunification avec la CGT. Si une partie de l’extrême gauche a pu participer au processus de création de cette nouvelle centrale ouvrière, y voyant notamment une manière de s’affranchir du poids de la bureaucratie péroniste, la CTA n’a pas échappé au processus de bureaucratisation des syndicats.

[7La Coordinadora Sindical Clasista regroupe les camarades du PO et les regroupements syndicaux avec lesquels ils interviennent dans les différents secteurs.

[8Massa a été qualifié de « super-ministre » dans la mesure où il est en charge de l’économie, du budget, de l’agriculture, de la production et des relations avec les organismes internationaux comme le FMI… sacré portefeuille !

[9En manque de devises pour rembourser sa dette auprès du FMI, le gouvernement argentin vient d’accorder au puissant secteur des producteurs de soja, afin de favoriser les exportations, de ne pas changer leurs dollars au taux officiel mais à un taux bien plus avantageux.

[10Front de gauche et des travailleurs – Unité, coalition regroupant quatre organisations trotskistes dont le PO.

[11Sur ce nouveau phénomène à l’extrême droite, quelques éléments dans l’article que nous publiions après les élections de novembre dernier. Ni Milei ni Espert n’ont condamné la tentative d’assassinat contre Cristina Kirchner.

[12À propos du processus constituant au Chili, voir notre article.

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