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Bons baisers de Russie : la contestation sociale empoisonne Poutine

28 janvier 2021 Article Monde

(Photo : manifestation à Saint-Pétersbourg, source : http://anticapitalist.ru/ site du Mouvement socialiste russe)

Depuis son retour le 17 janvier et son arrestation, l’opposant libéral et nationaliste Alexeï Navalny a provoqué, très certainement au-delà de ses propres attentes, une déferlante de mobilisations inédites par leur ampleur et leur caractère national, leur extension à plus d’une centaine de villes du pays. Des mobilisations importantes – qui restent une référence – avaient eu lieu en 2012 contre des élections estimées frauduleuses, mais s’étaient limitées aux grands centres urbains. Il y a deux ans, en 2018, un mouvement plus populaire dans sa composition, contre une réforme des retraites visant à allonger l’âge de départ, avait fait l’actualité pendant trois mois, face auquel Poutine avait dû partiellement céder. Le mouvement de colère actuel semble éclater à une autre échelle – avec des dizaines de milliers de participants déterminés contre le froid et la répression lors de la manifestation du samedi 23 janvier –, et s’est affirmé de Vladivostok en Extrême Orient à Kaliningrad aux frontières de l’Union européenne. Comment en est-on arrivé là ?

Une vidéo sur fond de misère croissante et de richesses insolentes

Ce n’est pas sans raisons que l’on pense qu’Alexeï Navalny a été empoisonné par les services secrets russes, le FSB. La signature particulière du poison (Novitchok), et bien d’autres preuves fournies par l’équipe de Navalny (comme le coup de téléphone enregistré où est démasqué l’officier traitant l’opération), rendent cette thèse très crédible. Les mensonges énormes du pouvoir, et surtout ses contradictions ont fini par le discréditer, lui et les médias officiels qui s’en sont fait le relais. Voilà quelques années déjà que l’étoile de Poutine baisse sérieusement dans les sondages.

Et, s’il est vrai que Navalny, avec ses positions nationalistes (il s’est illustré dans le passé par de violentes prises de position anti-immigrés) et anti-corruption, ainsi qu’une très bonne gestion des réseaux sociaux, bénéficie d’une certaine popularité, le mouvement présent est loin d’être constitué de rangs disciplinés de ses propres partisans. Il est bien plus large, et probablement plus profond. Le Financial Times de mardi 26 janvier cite une enquête dans les manifestations, menée par A. Zakharov : elle montre que 42 % des présents n’avaient jamais manifesté auparavant, avec une belle parité puisque presque la moitié étaient des femmes. Le réseau média d’investigation indépendant PROEKT l’illustre bien dans ses vidéos, ses tweets : beaucoup expriment leur solidarité avec l’opposant, qui en impose par sa résistance face à Poutine, mais ils sont bien plus nombreux à dénoncer les inégalités sociales et réclamer plus de droits sociaux et démocratiques.

Outre la colère soulevée par l’arrestation immédiate de Navalny à son retour d’Allemagne où il avait été soigné, le facteur déclencheur des événements de samedi dernier a été la production par le réseau Navalny d’une vidéo de la propriété secrète, plus exactement du palais de Poutine sur les bords de la mer Noire, la côte d’Azur des fortunes de Russie. L’hebdomadaire The Economist, dans un article en ligne du 23 janvier (et l’info a largement circulé), évalue sa surface à trente neuf fois Monaco, avec des installations délirantes comme une piste de patinage souterraine, un casino, le tout pour un montant qui tutoierait le milliard d’euros. Vue à ce jour plus de 70 millions de fois, cette vidéo a fini par provoquer une colère inédite. Poutine a démenti en être le propriétaire…

À Pétersbourg, un drapeau du groupe trotskyste RSD (Mouvement socialiste russe)

Polarisation sociale

La Russie a profité de la manne gazo-pétrolière dans la décennie précédente. Désormais, du fait de la crise ouverte par la pandémie, des sanctions encourues depuis l’annexion de la Crimée en 2014 et de l’effondrement des cours des matières premières et du rouble, le pays, mais surtout sa population, est ruiné. Selon le rapport World Economic Outlook de 2017, les ménages russes étaient en 2013 plus riches de 45 % par rapport à la moyenne mondiale pour, en 2016, se retrouver 14 % en dessous de cette même moyenne. Et même en prenant d’autres formes de calculs, comme le rapport 2018 de la Banque mondiale, les citoyens russes se retrouvent sous le niveau des citoyens turcs ou chiliens. Bien sûr ces statistiques sont des moyennes qui lissent les énormes disparités de conditions de vie, dans ce pays par ailleurs à la taille d’un continent. En 2017, le Crédit Suisse, que l’on sait attaché aux détails monétaires, s’inquiétait que 1 % des Russes possèdent 74 % de la richesse nationale. Le cocktail était détonnant, il ne manquait qu’allumer la mèche. Cette polarisation sociale met en tension le régime de Poutine. Avec de telles inégalités, trouver des soutiens n’est pas une tâche aisée. En 2014, Poutine avait pu se prévaloir de l’annexion de la Crimée pour faire vibrer avec quelque succès la fibre nationaliste russe. Ses menées guerrières en Syrie, à la rescousse de Assad, ou son intervention récente dans le Caucase Sud en arbitre de la guerre entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie, n’ont certainement pas eu cet effet. Les classes populaires sont aux prises avec la pandémie, les fermetures d’usines et les licenciements, la baisse du niveau de vie. La colère peut exploser. Vladimir Poutine qui a toujours craint un scénario à l’Ukrainienne peut craindre aussi un scénario à la Biélorusse… ou un scénario à la russe, encore inconnu !

Malgré la répression, une lame de fond

Initiée à Vladivostok, cette vague contestataire a déferlé sur toute la Russie. Des villes de Sibérie, malgré des températures de – 50° C (Iakoutsk) aux grands centres urbains, plus de 114 villes ont vu des rassemblements largement réprimés. Les cortèges de parfois plusieurs milliers de personnes scandaient : « Poutine voleur ! », et «  À bas le Tsar ! ». Il y a eu plus de 3 600 arrestations selon les sites alternatifs russes et biélorusses, dont près de 1 200 à Moscou. Ces chiffres incluent, selon un syndicat de journalistes et de travailleurs des médias, plus de 50 journalistes. Ces chiffres sont largement sous-estimés comme semble le suggérer l’exemple de Vladivostok où, pour un peu plus de 3 000 manifestants, les autorités locales parlent de 500 arrestations. Les manifestants ont-ils été ou seront-ils relâchés, et avec quelles suites ?

Ekaterinbourg

Mais la surprise est venue de la participation de la jeunesse, dont des lycéens, et surtout du fait que les manifestants se sont montrés déterminés. Ce n’est pas un détail. Le Monde, dans son édition du mardi 26 janvier, cite des manifestants condamnés à six ans de prison pour un jet de gobelet en plastique sur la visière d’un policier antiémeutes. La peur peut changer de camp. Un commissariat de police de la banlieue de Moscou a été attaqué pour libérer des prisonniers.

L’essentiel à ce jour de l’activité des travailleurs et de la jeunesse révoltés se limite aux manifestations, mais des réseaux militants trotskistes, très modestes, et le milieu libertaire attestent d’une ébullition politique : tenue d’une multitude de réunions. Dans la ville ouvrière de Ijevsk dans l’Oural (600 000 habitants), des militants révolutionnaires (trotskistes), impliqués dans des actions contre la répression, ont réussi à coordonner et préparer la manifestation ; à Perm ou Voronej des tentatives similaires voient le jour. Dans les grands centres urbains, les discussions sont animées en vue de la prochaine échéance du samedi 30 janvier : des manifestations sont prévues sur l’ensemble du pays. Et ce, bien que l’opposant Navalny incite plutôt au calme, pas si radical finalement. En attendant le retour sur la scène politique de la classe ouvrière, les murs de la Russie se couvrent d’un slogan vu ailleurs «  Yxadi ! », Dégage !

26 janvier 2021, Tristan Katz

Ijevsk

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