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Paul Auster, si New York m’était contée…

1er mai 2020 Article Culture

(Photo : Paul Auster au Brooklyn Book Festival, en 2010. David Skankbone. https://commons.wikimedia.org/wiki/...)

Paul Auster est né le 3 février 1947, à Newark, dans le New Jersey (pas loin de New York) dans une famille de Juifs non pratiquants dont il représente la troisième génération d’Américains. Ses grands-parents ont fui l’Europe (Russie et Autriche) au début du xxe siècle.

Il a grandi dans une famille assez modeste, ses parents n’avaient pas fait d’études et il y avait peu de livres chez lui, mais il a très tôt eu le goût de la lecture et fréquentait donc assidument la bibliothèque publique de Newark. Il adorait le sport et pratiquait le baseball (sport très américain qu’on retrouve dans plusieurs de ses ouvrages) et le basket-ball. Fils unique, il a le souvenir d’une enfance sans évènement dramatique mais pleine de tristesse… qu’il explique par le fait que ses parents étaient malheureux ensemble et ont fini, pour son grand soulagement, par divorcer. Il dit que cette tristesse a fait de lui un homme qui passe le plus gros de son temps, seul et à son bureau, à écrire. [1]

Dès l’adolescence, il rêve de quitter sa petite ville et d’aller à New York, ce qu’il finit par faire en devenant étudiant à l’université de Columbia. Il s’y trouve en 1968, lors des mouvements de protestation contre la guerre du Vietnam et pour les droits civiques, auxquels il participe activement, disant que c’est la seule fois de sa vie qu’il a été impliqué dans une action politique de masse. Il ne se voyait pas militant et écrivain en même temps et il choisit l’écriture. Car depuis l’âge de 15 ans et la lecture de Crime et châtiment de Dostoïevski (qu’il a dévoré dans une sorte de fièvre et a été une révélation pour lui), il a décidé que si la littérature pouvait émouvoir à ce point, il voulait être écrivain.

Il écrit d’abord des poèmes et devient traducteur, du français (poésie surtout mais aussi Jean-Paul Sartre) qu’il parle couramment grâce à plusieurs séjours en France, dont un de trois ans au début des années 1970. Son premier voyage en France et en Europe, à l’été de ses 18 ans, avait pour guide un ouvrage très populaire chez les jeunes Américains de cette époque, L’Europe à 5 dollars par jour.

Paul Auster travaille un temps sur un pétrolier, puis revient à New-York où il a du mal à joindre les deux bouts. Il publie un peu de poésie mais ses autres ouvrages sont refusés. Les années 1979-1980 sont un passage à vide, difficulté à écrire, difficultés financières et personnelles (divorce d’avec sa première femme), avant d’hériter de son père de quoi vivre de l’écriture en attendant d’être publié… ce qui finit par arriver en 1985 avec le premier volume de ce qui va devenir La Trilogie new-yorkaise.

Depuis, Paul Auster a publié des romans, des essais, des ouvrages autobiographiques, de la poésie, des scénarios. Il est traduit en quarante-trois langues. Il a aussi participé à la réalisation de plusieurs films dont deux en solo. Lire un ouvrage de Paul Auster, c’est toujours plonger dans l’inconnu tant il se renouvelle et manie l’art de la narration avec brio. Selon Hubert Nyssen, qui a été son éditeur (Actes Sud), le lire c’est monter dans un wagon d’attraction, sans pouvoir en descendre et suivre un fil de narration qui ne s’arrêtera pas avant la fin. [2]

Quelques aspects particuliers et caractéristiques de son œuvre

Le New York de Paul Auster

New York, un des symboles de l’Amérique, est une ville qui fascine les écrivains. Paul Auster n’y échappe pas : « moi, j’ai mon New York » [3].Vivre à New York, selon lui, c’est vivre là où le monde entier vit, là où toutes les langues sont parlées, une tour de Babel plus ou moins accueillante, où la tolérance est de rigueur. Paul Auster s’intéresse à la dimension labyrinthique de NY, à la relation qui se noue entre l’anonymat de la grande ville et les petits espaces personnels. Il n’est pas sociologue, mêle les endroits réels et imaginaires, se focalise sur la vie intérieure de ses personnages et leurs aventures souvent étranges. « Ici le désarroi est universel, tout est brisé » dit Quinn, un des personnages de Cité de verre, le premier volume de La Trilogie new-yorkaise.

Les romans de l’auteur montrent l’évolution de la ville, de très violente, sale, dangereuse dans les années 1970, à une ville pour les riches (surtout Manhattan) où les pauvres sont réduits à la misère tel son héros de Moon Palace qui dort dans Central Park. Personnages seuls, isolés, errants dans Manhattan : après le premier roman évoqué plus haut, il y a Revenants puis La Chambre dérobée. Ce sont des récits à énigmes, avec des histoires emboitées les unes dans les autres qui livrent une méditation sur la solitude, sur la quête d’identité dans un monde déshumanisé et anonyme. Dans le dernier, l’auteur laisse le lecteur libre de ses choix d’interprétation des deux précédents, tant les possibilités sont nombreuses.

La ville, sombre et vide, menaçante, est imbriquée dans un système de narration « New York était le nulle part que Quinn avait construit autour de lui » (Cité de verre). New York est aussi le lieu où Paul Auster a fait du cinéma, Brooklyn plus exactement, où il s’est installé à la fin des années 1970 car Manhattan était devenue hors de prix. Dans Smoke et Brooklyn Boogie, qu’il a coréalisés avec Wayne Wang, c’est une ville plus populaire, chaleureuse qui est révélée, un melting-pot avec des habitués d’un quartier qui se croisent, échangent, s’engueulent, s’aiment. La vie ordinaire !

Un écrivain qui aide à comprendre la société

Si Paul Auster n’est pas un écrivain politique au sens strict, ses ouvrages aident à comprendre le monde contemporain. L’histoire des États-Unis sert de toile de fond à plusieurs de ses romans, dont Mr Vertigo où le jeune Walt et son maître (au sens de formateur) traversent le pays à la recherche de la gloire, à l’époque de la dépression, du Ku Klux Klan, de Lindbergh.

Un roman pouvant être qualifié de dystopie tient une place à part pour Paul Auster, il s’agit du Voyage d’Anna Blume, publié en 1987 (1989 en France). Anna a quitté l’Angleterre pour aller à la recherche de son frère au-delà de l’océan dans une ville coupée de tout. Aucune indication de lieu ni de temps ou de circonstances n’est donnée si ce n’est « la Ville » que des « Désordres » ont ravagée et dans laquelle tout ce qui existe encore va disparaître. Un monde post-apocalyptique. Les habitants en sont réduits à des stratégies de survie (voler, ramasser les ordures ou chasser les objets). Anna Blume est une héroïne qui lutte pour rester humaine face à des atrocités inhumaines et qui rencontre sur son parcours des personnages avides, comme elle, de préserver ce qui leur reste d’humanité. Une œuvre à part car l’héroïne est une femme, qui a habité (au sens strict) l’esprit de Paul Auster pendant quinze ans au cours desquels il entendait sa voix et écrivait, sans aboutir ! Il a raconté [4] qu’il ne voulait pas faire ce livre mais sa femme Siri Hustevdt (auteure elle aussi), après en avoir lu quarante pages, l’a convaincu de le finir (il lui est d’ailleurs dédié).

Cet ouvrage est une parabole des guerres du xxe siècle, de la violence du monde contemporain. Il a été adapté pour le théâtre à Sarajevo, après le siège, par l’artiste bosniaque Haris Pasovic [5]. Pour ce dernier, la lecture de l’ouvrage, pendant le siège de Sarajevo, avait été un choc : il avait eu l’impression de lire des extraits du journal intime qu’il tenait ! Il a alors découvert que Paul Auster n’avait jamais vécu aucune guerre, mais utilisé ses connaissances sur Leningrad, le ghetto de Varsovie et les guerres du Tiers-Monde (certains faits racontés sont réels) pour écrire ce roman dur mais pas déprimant.

En 2010, Paul Auster écrit un roman sur la période ouverte par la crise de 2008, sur des événements récents, ce qu’il n’avait jamais fait, estimant qu’un écrivain avait besoin de recul. Voici les premières lignes de ce roman, Sunset Park, qui projettent d’emblée dans le contexte de crise et de misère : « Depuis presque un an, maintenant, il prend des photos d’objets abandonnés […] que les familles ont laissés en partant. Les absents ont tous fui précipitamment dans la honte et la confusion, et il est certain que, quel que soit le lieu où ils vivent à présent (s’ils ont trouvé un endroit où vivre et ne sont pas en train de camper dans les rues), leur nouveau logement est plus petit que la maison qu’ils ont perdue. Chacune de ces maisons est une histoire d’échec – de faillite, de cessation de paiement, de dette et de saisie – […] On appelle son travail de l’« enlèvement de rebuts » ; il fait partie d’une équipe de quatre hommes employés par la Dunbar Realty Corporation, laquelle sous-traite des services de « préservation de domicile » pour les banques locales qui, désormais, possèdent les propriétés en question. »

Des récits autobiographiques universels

Paul Auster se défend souvent de raconter sa vie, dont il estime qu’elle n’a pas grand intérêt, mais en utilise néanmoins des aspects car nombre de ses personnages sont écrivains. Et ses ouvrages autobiographiques ouvrent sur la vie des autres.

L’Invention de la solitude, 1982, est un récit sur l’histoire de son père et de sa famille paternelle (dans la première partie) sur lequel Paul Auster dit qu’il s’est servi pour explorer certaines questions qui nous sont communes à tous. Sa famille paternelle a été marquée par un secret « honteux » : son grand-père a été tué par sa grand-mère, la première femme de l’histoire américaine acquittée pour « crime passionnel ». Le père de Paul Auster n’en a jamais parlé à son fils… qui le savait pour l’avoir appris par hasard, mais attendait que son père le lui raconte ! Or son père est mort soudainement, à 66 ans… et l’auteur a voulu écrire sur cet homme mystérieux qu’il n’avait pas vraiment connu (et dont la mort l’avait sauvé financièrement !).

En 2013, avec Chronique d’hiver, l’auteur livre un récit fait de fragments autobiographiques, à la manière de morceaux de musique, sautant des années d’un bloc à l’autre, avec le corps pour fil directeur. Il dresse l’inventaire des parties de son corps touchées par les maladies ou les accidents, des gestes de ses mains, de tous les lieux où il a vécu (qui ont protégé son corps des éléments), de ses aliments préférés, des femmes qu’il a aimées, etc. Pour exprimer l’immense variété des choses qu’un être humain fait dans une vie. Auster écrit l’ouvrage à la deuxième personne du singulier, le « je » étant trop exclusif et le « il » trop distant selon lui [6]. Il entre ainsi dans un dialogue intime avec lui-même à qui il dit « tu », mais aussi avec le lecteur dont les souvenirs sur sa propre vie sont suscités. Tout le monde a un corps, a eu des maladies, une vie sexuelle, expérimente le temps qui passe. Exploration à la fois originale et universelle !

Paul Auster ou l’art de la narration

Chez Paul Auster, tout part de la littérature et y revient. L’acte d’écrire est fondamental, et ses narrateurs sont souvent des écrivains.

Son originalité vient du lien entre la narration traditionnelle, souvent brillante, faite d’histoires dans les histoires, et les thèmes existentiels de l’identité, du hasard et de la disparition. L’art de la narration est à son sommet dans ce qui est à ce jour son dernier roman 4321, paru en 2018 chez Actes Sud (comme toute son œuvre).

Dans ce roman foisonnant de 1016 pages, dont l’auteur dit qu’il est l’œuvre de sa vie, le personnage Archie Ferguson présente quatre versions possibles. C’est la même personne, avec les mêmes parents, le même amour pour la musique, le sport, le cinéma et qui va se tourner peu à peu vers l’écriture. Mais les différents Ferguson n’habitent pas au même endroit, ne vont pas dans les mêmes écoles… des circonstances différentes vont affecter le cours de leur vie.

Ferguson est né la même année que Auster, vit dans le New Jersey mais ce n’est pas Paul Auster (les différentes versions de Ferguson sont toutes plus précoces et brillantes que lui, dit-il !). Deux épisodes du roman sont autobiographiques néanmoins : à l’âge de 14 ans, Paul était à quelques centimètres d’un ami qui a été tué par la foudre, ce qui l’a hanté ensuite, avec l’idée que tout, le pire surtout, pouvait arriver n’importe quand. L’autre épisode est celui d’un match de basket entre deux équipes de jeunes qui manque de tourner à l’affrontement racial (l’une étant composée de jeunes blancs, l’autre de jeunes noirs).

Le roman se situe entre 1947 et la chute de Nixon en 1974, sur fond de luttes pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam. Paul Auster dit que le retour sur cette période lui a fait prendre conscience que rien n’a changé dans son pays sur la question raciale : il voulait appeler le roman Ferguson, mais l’assassinat d’un jeune noir à Ferguson à ce moment précis l’a fait changer d’avis.

Le roman s’ouvre sur une blague sur l’immigration : le grand-père de Ferguson est arrivé de Russie à New York le 1er janvier 1900 et alors qu’il attendait de passer les contrôles de l’immigration, un compatriote juif russe lui a conseillé de changer de nom. « L’homme lui dit : oublie ton nom de Reznikoff. Il ne t’attirera que des ennuis dans ce pays. Il te faut un nom américain pour ta nouvelle vie en Amérique, quelque chose qui sonne vraiment américain. […] Dis-leur que tu t’appelles Rockfeller […] Tout ira bien avec un nom pareil. Une heure s’écoula, puis une autre et au moment où Reznikoff alors âgé de dix-neuf ans s’assit en face de l’agent de l’immigration pour être interrogé, il avait oublié le nom que l’homme lui avait dit de donner. Votre nom ? demanda l’agent. Se frappant le front de frustration l’immigrant épuisé laissa échapper d’un seul trait en yiddish, Ikh hob fargessen (j’ai oublié !). Ainsi Isaac Reznikoff commença-t-il sa nouvelle vie en Amérique sous le nom d’Ichabod Ferguson. »

4321 est un roman d’apprentissage aux différentes versions où les mêmes événements sont parfois revus au gré des circonstances dans lesquelles le personnage les vit. Il est tour à tour drôle, émouvant, triste, révoltant mais toujours juste et passionnant.

L’écriture selon Paul Auster

Pour Paul Auster, écrire est un acte physique, c’est comme courir un marathon. Il dit écrire en fonction d’un rythme qu’il entend, ne pas avoir de plan mais suivre la musique donnée par la première phrase, différente selon le livre. Les faits et les personnages s’inscrivent dans cette musique, qu’il travaille paragraphe par paragraphe (plus ou moins longs). Cela demande du travail, mais aussi de laisser jouer son inconscient et de rester ouvert à toutes les pensées. La voix et le ton du personnage principal sont déterminants car c’est lui qui s’exprime. Faire un livre, c’est pénétrer dans ce personnage, l’habiter, le hanter. [7]

Le désir de raconter une histoire lui fait suivre un fil, plus ou moins sinueux, avec ce qu’il faut pour déclencher des images chez le lecteur. Pour ce dernier c’est comme participer à un voyage, y ajouter des expériences ou souvenirs propres. L’auteur fait lire tout ce qu’il écrit à Siri Hustvedt, sa femme et auteure elle-même, dont il ne cesse de répéter qu’elle est la personne la plus intelligente et sensible qu’il connaisse, qui ne se tromperait jamais dans les conseils qu’elle lui donne, même quand elle lui a fait recommencer trois fois la fin d’un roman.

Pour Paul Auster, si les livres ne changent pas le monde, ils nourrissent notre faim d’histoires qui est essentielle. Écrire un roman est un acte politique en soi, car il parle de gens ordinaires et pose comme vérité le fait que chaque vie vaut d’être étudiée, racontée. [8]

Liliane Lafargue


[1Propos tenus dans Paul Auster, le jeu du hasard. Documentaire d’Arte.

[2Citation de l’émission Le bon plaisir de Paul Auster sur France Culture le 23-12-1995 (Marion Thiba).

[3Entretien avec Paul Auster dans Les Carnets de route de François Busnel.

[4Voir note 2

[5Voir note 2

[6Propos extraits de l’émission de France Culture Le Grand Entretien avec Paul Auster le 11-03-2013.

[7Voir note 2

[8Émission de France Culture Le Temps des écrivains de Christophe Ono dit Biot consacrée à Paul Auster du 03-02-2018.

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