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DOSSIER : Europe : la conquête de l’Est par le capital de l’Ouest, mythes, réalités et conséquences

Nouveaux pauvres

Mis en ligne le 2 mai 2005 Convergences Monde

La chute des régimes staliniens des pays de l’Est suscita d’immenses espoirs, non seulement de démocratie, mais aussi de développement économique et de prospérité. Quinze ans après, qu’en reste-t-il ?

Le PIB des ex-Démocraties populaires a globalement connu une chute brutale entre 1989 et 1992, avant de remonter progressivement. En 1999, dix ans après, les plus avancés (Pologne, Slovaquie, Slovénie) dépassaient légèrement leur niveau de 1989 ; d’autres l’égalaient (Hongrie, République tchèque, Albanie), un troisième groupe n’en était qu’aux trois quarts (Croatie, Estonie, Roumanie), alors que les plus pauvres, comme la Lettonie, n’atteignaient que 60 % de leur niveau au moment de la chute du mur. La croissance a connu depuis des ratés (quasi-stagnation de la Pologne en 2001 par exemple), et reste très inégale selon les pays  [1]. Elle a cependant été relativement soutenue : selon la Banque mondiale, le pouvoir d’achat moyen serait aujourd’hui supérieur de 40 % à celui de 1989 dans les pays les moins pauvres de l’Europe du « centre-est » : Hongrie, République tchèque, Slovaquie et Pologne. [2]

L’explosion des inégalités

Derrière ces chiffres il y a pourtant non seulement le creusement de fossés entre pays, mais aussi l’explosion des inégalités sociales à l’intérieur et la montée d’une misère massive. Incontestablement, une bourgeoisie et une petite bourgeoisie se sont développées et ont prospéré dans certains pays de l’Est. Mais pour les classes populaires le bilan est bien plus mitigé.

Dès leur arrivée au pouvoir, les gouvernements qui bénéficiaient d’un fort soutien populaire parce qu’ils étaient censés établir des institutions démocratiques l’utilisèrent pour transformer radicalement la société... et permettre à la bourgeoisie renaissante de s’enrichir au plus vite.

L’ouverture à la concurrence étrangère et les nouvelles normes de rentabilité conduisirent à l’effondrement de pans entiers de l’économie, notamment dans l’industrie lourde, les mines, la sidérurgie. En Pologne, Walesa, qui avait défendu les ouvriers des chantiers navals en tant que syndicaliste, les fit licencier en tant que président de la République. Les privatisations furent massives et rapides. Dès 1993, plus de 50 % du PIB polonais était déjà réalisé par le secteur privé (plus des deux tiers aujourd’hui). On mit ainsi fin à toute une série de services gratuits ou bon marché assurés par les entreprises : transports, logement, scolarisation, colonies de vacances, dispensaires de soins... Les prix furent libéralisés et s’envolèrent, y compris pour les biens de première nécessité. Les pénuries disparurent peu à peu, mais la cherté des produits ne les rendit pas toujours plus accessibles au plus grand nombre ! Et comme il fallait bien lutter contre l’inflation, tous les gouvernements se résolurent, au début des années 1990, à des mesures de blocage des salaires. Chômage et baisse du pouvoir d’achat frappèrent durement, en premier les ouvriers et les employés du secteur public.

Les protections sociales en lambeaux...

Ces mesures, baptisées « thérapie de choc » par ces Diafoirus du capitalisme, firent flamber un chômage, installé durablement. Se posa alors le problème du financement de la protection sociale. Elle fut à son tour démantelée. Il y eut bien sûr des responsables politiques généreux, philanthropes même, tel Jacek Kuron, fondateur et dirigeant du syndicat Solidarnosc, ministre du travail en 1990 : il créa un service de soupe populaire, et organisa des collectes de fonds pour les colonies de vacances ! Pendant ce temps, le chômage en Pologne dépassait rapidement les prévisions les plus pessimistes : 1,1 million de chômeurs en 1990, 2,2 millions fin 1991, 3 millions en 1994. Il atteignait ainsi pas moins de 16,5 % de la population active, et devait continuer à grimper encore pour dépasser aujourd’hui les 18 %. Aujourd’hui, près de 70 % des travailleurs polonais seraient en situation précaire ! [3]

Les uns après les autres, quelle que soit leur étiquette d’ailleurs, tous les gouvernements annoncèrent au début des années 1990 que les anciens systèmes de protection sociale n’étaient plus finançables, au moment même où ils étaient le plus nécessaires. Sous le prétendu « communisme », les salaires étaient très faibles, et les pénuries de biens monnaie courante, mais la pauvreté générale était (partiellement) compensée par des services sociaux et des assurances sociales bénéficiant à tous. La retraite assurait à peu près le maintien des revenus d’activité, les soins étaient quasi-gratuits, ainsi que les frais de scolarité. Les gouvernements décidèrent à la fois de faire des coupes drastiques dans les budgets sociaux, et d’en changer radicalement la nature.

Le Courrier des pays de l’est de novembre 2003 dresse un constat accablant : en Hongrie, les dépenses sociales passèrent en huit ans, entre 1991 et 1999, de 37,5 % à 27 % du PIB. Elles passèrent en Tchécoslovaquie de 42 à 33 % du budget entre 1989 et 1994. Aujourd’hui, les dépenses sociales des nouveaux États membres de l’Union européenne sont nettement en dessous de la moyenne de l’UE (avant élargissement), pourtant elle-même bien moins « généreuse » que par le passé : les pays de l’UE à 15 y consacrent 27,4 % de leur PIB, contre 19,4 % pour les 10 nouveaux membres (le PIB par habitant étant par ailleurs très inférieur à celui des 15).

Gouvernements, « experts » en économie des États-Unis ou de l’Europe occidentale, FMI, Banque mondiale, tous ont prétendu que face au grand nombre de pauvres des pays de l’Est, il fallait nécessairement cibler les bénéficiaires pour protéger ceux qui étaient vraiment les plus pauvres et les plus fragiles. Les réformateurs inventèrent alors une multitude de critères d’éligibilité, de plus en plus contraignants, alors même que la valeur des prestations diminuait. On s’avisa aussi qu’il fallait favoriser le « goût du travail », et non « engraisser les assistés »... Les Raffarin de l’Est, dans la majorité des pays, décidèrent d’octroyer les allocations en discriminant ceux qui ont un emploi, pauvres méritants, et ceux qui n’en ont pas... En Hongrie ces derniers n’ont plus droit aux services médicaux gratuits, aux primes de maternité et aux allocations pour enfants. Du coup, 20 % des familles auparavant bénéficiaires ont cessé du jour au lendemain de recevoir les allocations familiales. La part de celles-ci dans le PIB hongrois est passée en un an (1995-1996) de 4 à 1 %. La même politique s’est appliquée aux allocations logement, malgré la libéralisation et la flambée des loyers !

... puis privatisées

Enfin, après avoir mis en lambeaux la protection sociale, les gouvernements les plus avancés dans les réformes se sont lancés dans la privatisation de ce qui en reste. Pourquoi la pauvreté ne deviendrait-elle pas elle-même un marché, pourquoi la gestion des retraites ou des allocations chômage ne pourrait-elle pas profiter à des capitaux privés ? Santé, assistance sociale, éducation, logement, retraites, service de l’emploi, les deux tiers de ces services sociaux auraient été privatisées selon la revue déjà citée, dans les nouveaux États membres de l’UE.

Ainsi, en République tchèque, un grand nombre de sociétés d’assurances privées sont chargés du financement (à 90 %) de l’assurance-maladie, en collectant les contributions des employeurs, des salariés et de l’État, et en fournissant les prestations aux assurés. Or toute cette politique, menée au nom de la nécessité de faire des économies, a fini par déboucher sur... la relance du marché de la santé parce que les Tchèques doivent payer plus cher leurs soins et leurs médicaments.

Un exemple qui montre bien aussi l’objectif fondamental de toutes ces réformes : diminuer les dépenses qui profiteraient aux classes populaires, mais surtout aider la bourgeoisie à s’enrichir et accumuler des capitaux au plus vite.

C’est la même logique qui a prévalu dans la réforme des retraites. La pension de base, publique et par répartition, a été réduite à la portion congrue (en Pologne elle n’assure que 28 % du salaire moyen, dans d’autres pays elle est encore plus dérisoire, partout on a largement désindexé les retraites des prix), et à peu près partout, il est obligatoire de souscrire à un deuxième voire un troisième « étage », c’est-à-dire une ou plusieurs retraites par capitalisation, individuelles, confiées à des fonds de pension gérés par les banques et les assurances. De tels fonds privés ont d’ailleurs fait faillite en République tchèque en 2002 et 2003, réduisant en poussière la mise de nombre de futurs retraités.

Si, depuis le début des années 1990, une partie de la population de l’Est a vu son niveau de vie s’élever, profitant de miettes plus ou moins conséquentes de la « société de consommation », pour les classes populaires au contraire la vie est donc souvent devenue plus dure. L’avènement de la liberté... du marché a ainsi été, pour beaucoup, un véritable jeu de dupes.

Bernard RUDELLI


[1Ainsi le PIB par habitant de la Tchéquie est-il aujourd’hui 7 à 8 fois supérieur à celui de la Moldavie (2 000 dollars par an). En Tchéquie, il est équivalent à 57 % de celui de l’Union européenne à 15, contre 40 % en Pologne, 30 % en Lettonie.

[2Alors qu’il baissait de 15 % en Russie dans la même période.

[3Ce taux serait de 40 % en moyenne pour les nouveaux adhérents de l’Union.

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