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Espagne : une crise sanitaire et sociale sans précédent

13 avril 2020 Article Monde

(Photo : hôpital de Granollers, en Catalogne, à la mi-mars 2020 : « Urgent : nous avons besoin de blouses. Comme ça, nous ne pouvons pas travailler ». Photo @csc-sanitat)

Avec 167 000 cas positifs au Covid-19 et plus de 16 900 morts à ce jour (12 avril) selon les chiffres officiels, l’Espagne est un des États les plus touchés par la pandémie. Du fait du manque de moyens et des conditions de travail très dégradées, les soignants (médecins, infirmiers et auxiliaires) représenteraient aujourd’hui 14 % des cas confirmés. Un chiffre probablement en deçà de la réalité, et dénoncé par les syndicats de soignants, puisque nombreux sont ceux à qui on a refusé d’être testés.

Les hôpitaux débordés

À Madrid et Barcelone, principales régions affectées, malgré le ralentissement de l’épidémie, les urgences et unités de soins intensifs des hôpitaux sont sous tension, et la situation n’est pas bien meilleure dans les autres régions. Au mois de mars, des vidéos ont circulé, montrant des couloirs d’hôpitaux remplis de malades couchés à même le sol, sur des draps, dans des hôpitaux de la banlieue de Madrid. Partout, les témoignages de soignants se multiplient pour dénoncer le manque de personnel, de lits, de respirateurs, de gants, de masques, de sur-blouses, de lunettes de protection... Plusieurs plaintes ont été déposées par des syndicats, certaines ont même abouti, rappelant à l’administration son obligation de fournir au personnel les moyens de protection nécessaires, pour éviter qu’ils ne soient contaminés ou qu’ils propagent l’épidémie... Mais les stocks et surtout les effectifs manquent toujours, et dans les hôpitaux, les centres de santé et les maisons de retraites, c’est le système D qui prime.

Le conte de fée

Le 20 mars, au moment où le nombre de cas a commencé à augmenter fortement, le ministère de la Santé et la Communauté de Madrid ont demandé au parc des expositions de Madrid (Ifema) de se reconvertir en hôpital. En moins de 24 heures, un gigantesque hôpital de campagne de 85 000 mètres carrés, prévu pour accueillir jusqu’à 5 500 lits dont 500 de soins intensifs a donc été monté de toutes pièces. Derrière le conte de fées, un « désastre » dénoncé par les soignants. Censé soulager les hôpitaux de Madrid des nombreux patients Covid, l’hôpital de campagne d’Ifema a commencé par vider toute une partie de ces hôpitaux, mais aussi les centres de santé et le Samu, de leurs effectifs de soignants. Promiscuité, installations inadaptées, manque de matériel comme ailleurs... « Nous sommes volontaires, résumait un infirmier, mais la volonté ne protège pas. Ce sont les EPI (équipements de protection individuelle) qui protègent. Et il n’y en a pas pour tout le monde. »

Au « front » sans préparation

En Espagne comme ailleurs en Europe, le bilan de l’épidémie est amplifié par les conséquences des années de casse de la santé publique. Rien que dans la région de Madrid, les effectifs ont été réduits de 3 300 postes entre 2010 et 2018, alors que dans le même temps, les structures publiques de santé ont accueilli 500 000 patients supplémentaires. Au début de la crise, 50 000 personnes supplémentaires ont été recrutées en urgence. Des retraités, mais surtout de jeunes diplômés (infirmiers et auxiliaires) au chômage faute de places, et des étudiants en dernière année de médecine ou de soins infirmiers. Mais si ces effectifs étaient nécessaires et attendus dans bien des hôpitaux, ces jeunes recrues, inexpérimentées, ont été envoyées au front sans préparation... et sans l’assurance d’être embauchés à la fin de l’épidémie !

Dans les résidences pour personnes âgées, la situation est tout aussi terrible. La grande majorité des résidences sont privées. Le personnel, mal payé et mal équipé, y est largement insuffisant. Peu sont celles et ceux qui osent dénoncer leurs conditions de travail insupportables à visage découvert, de peur de perdre leur emploi [1]. Cette même pression les pousse à se résoudre à aller travailler même sans protection ou en se sachant infectés. Dans les résidences où le virus s’est installé, c’est l’hécatombe. Le 2 avril, la région de Castille-et-Léon a par exemple annoncé que sur 641 morts dus au coronavirus depuis le début de l’épidémie, 595 se sont produites dans des résidences pour personnes âgées ou dépendantes.

Ceux qui se frottent les mains

De leur côté, les grands groupes de santé privés se frottent les mains. Le gouvernement de coalition PSOE-Unidas Podemos a bien demandé aux acteurs privés de « collaborer » en leur demandant, par exemple, de fournir une liste du matériel en leur possession (respirateurs, lits de soins intensifs, etc.), mais aucune mesure un tant soit peu contraignante n’a été prise pour mettre ce secteur au service de la lutte contre l’épidémie. Au point que certains groupes privés en viennent à imposer des congés à leurs salariés ou à mettre au chômage partiel une partie de leur personnel non employé aujourd’hui avec le report des interventions !

Du côté des laboratoires, c’est la grande aubaine. Le gouvernement répète que les stocks de tests de détection du Covid-19 sont épuisés et qu’il est difficile d’en acheter sur les marchés internationaux... mais le géant Eurofins-Megalab inonde les réseaux sociaux de pub pour ses tests que l’on peut réaliser même sans symptômes... à condition de débourser de 140 à 230 € selon la prestation, dans les locaux du groupe ou à domicile, bien sûr.

Le gouvernement Sánchez-Iglesias au secours des grandes entreprises

Suite aux élections de novembre 2019, le socialiste Pedro Sánchez, président du gouvernement depuis 2018 [2], a formé un gouvernement de coalition avec Unidas Podemos [3] (formation électorale qui rassemblait la coalition Izquierda Unida autour du PCE et le parti Podemos de Pablo Iglesias). Cette « coalition progressiste » se donnait pour but de « récupérer la décennie perdue ». Malgré un programme réformiste peu ambitieux, la formation de ce nouveau gouvernement a suscité certains espoirs dans l’électorat populaire, après des années d’attaques répétées contre les travailleurs, d’austérité sur fond de classe politique corrompue jusqu’à l’os, et avec l’extrême droite en embuscade.

100 milliards de garantie pour les entreprises

Quelques jours après avoir décrété « l’état d’urgence », le 14 mars, pour faire face à l’épidémie, le gouvernement Sánchez-Iglesias a annoncé la mobilisation de 200 milliards d’euros (20 % du PIB) pour soutenir les entreprises. Il s’agit d’un fonds de garantie de jusqu’à 100 milliards, destiné à pouvoir prêter de l’argent aux entreprises en difficulté (sans contrôle ni garantie de recouvrement) et d’au moins 17 milliards de dépenses budgétaires pour financer les mesures de chômage partiel ou le moratoire sur les cotisations patronales. Le reste serait un appel à un effort du privé. En guise d’investissement extraordinaire dans la santé, le gouvernement central a pour le moment sorti 3,8 milliards d’euros.

Un « bouclier social » ?

Pedro Sánchez présente ses mesures comme « un bouclier social », en annonçant des revenus garantis pour les aides ménagères qui auraient perdu tout ou partie de leurs contrats (en réalité une aide à hauteur de 70 % des revenus perdus, pour ceux qui étaient déclarés) ou jusqu’à 440 € pour les salariés dont les CDD n’auraient pas été renouvelés à cause de la crise sanitaire (pendant un mois maximum !)... On est bien loin du maintien du salaire que les travailleurs seraient en droit d’exiger, et bien loin même du salaire minimum de 950 €. Car derrière des positions « sociales » de façade, tout est fait pour ménager les industriels.

Ainsi, les conditions assouplies des Plans de Réduction Temporaire de l’Emploi (sorte de chômage partiel [4]) qui accompagnent la demande par le gouvernement de fermeture des secteurs « non essentiels » donnent la possibilité aux entreprises de récupérer les heures qui n’auront pas été travaillées pendant le confinement. Double peine pour les salariés, payés 70 % de leur salaire (aux frais de l’État, pas touche aux bénéfices) et qui seront tout de même redevables de ces heures non travaillées pour leur patron !

Pablo Iglesias lui-même s’est félicité d’une prétendue « interdiction des licenciements » pendant la période d’urgence sanitaire... alors que près de 900 000 emplois ont déjà été détruits au mois de mars [5] et que la mesure prise par son gouvernement consiste simplement à rendre « injustifiés » aux yeux de la loi les licenciements « pour motif économique, technique ou de production » liés à la situation sanitaire... ce qui implique juste qu’ils coûteront un peu plus cher aux entreprises, pas du tout qu’ils soient interdits !

Avec un chômage qui touche maintenant 3,5 millions de personnes, auxquelles on peut ajouter un demi million de non inscrits et 3 millions de salariés potentiellement concernés par le chômage technique qui vont subir d’importantes pertes de salaire, on sait d’ores et déjà que les conséquences sociales seront terribles, dans un pays où 12 millions de personnes (près de 25 % des foyers) vivent déjà sous le seuil de pauvreté. Et si le gouvernement Sánchez-Iglesias en appelle dans ses discours à la « solidarité » de tous, aux « efforts » et aux « sacrifices » de chacun, les demi-mesures qui consistent à tout faire pour que les grandes entreprises aient précisément le moins d’efforts à faire en faisant reposer les sacrifices sur les salariés sont véritablement criminelles.

813 millions pour ses dividendes, 63 millions pour la charité

Et là-dessus, au comble de l’hypocrisie, quelques grands patrons jouent à faire de la charité tout en continuant à faire tourner leur empire et à alimenter la spéculation. Tel Amancio Ortega, sixième fortune mondiale, propriétaire du groupe Inditex (leader mondial du textile qui possède notamment la marque Zara), qui a touché 813 millions d’euros de dividendes cette année sur lesquels il ne paye aucun impôt, et qui vient de faire un don de matériel médical à l’État espagnol pour un montant de 63 millions d’euros (1 450 respirateurs destinés à des unités de soins intensifs, 300 000 masques filtrants pour le personnel soignant, 1 million de kits de détection du virus et 450 lits d’hôpitaux).

Les réactions collectives des salariés

Face à l’impréparation, aux louvoiements du gouvernement et à la rapacité des grands groupes du privé, il a fallu tenter de s’organiser. Dans les hôpitaux, nombreux sont les témoignages qui soulignent que le matériel de protection nécessaire n’a été obtenu, au moins dans un premier temps, que grâce aux dons et à la solidarité de particuliers. Dans les quartiers populaires aussi, la solidarité prend parfois la forme de véritables réseaux d’entraide sur whatsapp, pour les courses, la garde des enfants, les médicaments, la fabrication de masques... Dans les entreprises, comme à Airbus ou dans des centres d’appel, des équipes ont réagi collectivement pour exiger de véritables protections ou l’arrêt des productions non essentielles. Pour faire face aux importantes baisses de revenu subies par les milieux populaires, des collectifs de locataires ont entamé une grève des loyers. Nul doute que pour affronter la crise sociale qui s’annonce, les travailleurs auront à reprendre le chemin des luttes ; peut-être verra-t-on se réactiver des réseaux et des expériences acquises dans le cycle de mobilisations d’après la crise de 2009...

12 avril, Sabine Beltrand


Pour plus d’informations, quelques sites d’organisations révolutionnaires de l’autre côté des Pyrénées :


[1Et pour cause ! En février, trois employées d’une résidence de Clece (entreprise de services du groupe ACS, propriété de Florentino Pérez, président du Real Madrid) ont été licenciées après avoir dénoncé sur une chaîne de radio nationale leurs conditions de travail. Le motif : elles auraient « accaparé » du matériel en cachant qui trois couches et qui deux paires de gants dans leurs casiers...

[2Pedro Sánchez, est devenu chef du gouvernement après avoir présenté une motion de censure contre Mariano Rajoy, trempé jusqu’au cou dans une affaire de corruption. Les difficultés à former une majorité au Congrès l’ont amené à convoquer des élections anticipées, en avril puis en novembre 2019. Salué pour avoir augmenté le salaire minimum de 22 % en 2019, il n’a cependant pas cherché à déroger aux réformes du Code du travail de 2012 qui rendaient les licenciements quasiment gratuits pour les entreprises, ni à interdire réellement les expulsions locatives.

[3Parmi les membres du gouvernement, on trouve cinq ministres issus de Unidas Podemos, dont la ministre du Travail Yolanda Díaz (PCE) et Pablo Iglesias, vice-Président et ministre des Droits sociaux et de l’Agenda 2030.

[4À la différence du système français, un salarié à qui on applique un ERTE (Expediente de Regulación Temporal del Empleo) n’est plus payé par son entreprise mais peut solliciter une allocation de chômage.

[5D’après le syndicat Comisiones Obreras (Commissions ouvrières), près d’un million de travailleurs ont été licenciés au mois de mars, dont 750 000 personnes en CDD, principalement dans le domaine du commerce et de l’hôtellerie. Les régions les plus pauvres (Andalousie, Estrémadure...) ont été les plus touchées.

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