Voici une interview, réalisée avant le vote du dimanche 25 octobre, d’un militant d’un groupe récemment créé, composé en grande majorité de jeunes camarades et implanté essentiellement à Concepción [1] dans le sud du Chili. Elle illustre un nouvel élan du trotskisme et des tâches à venir de réorganisation du mouvement révolutionnaire. L’Octobre chilien de l’année 2019 a en effet vu éclore de nombreux collectifs, groupes qui à ce jour n’ont pas encore d’actions concertées au niveau national.
- Fuerza 18 de Octubre (Force 18 octobre) est un groupe récent, qui est né dans la lutte. Peux-tu présenter votre intervention dans le processus actuel ?
Fuerza 18 de Octubre est né à partir de la rébellion populaire d’octobre 2019, à partir d’un groupe d’activistes et d’anciens militants qui venaient d’autres courants. Certains venaient de la CRCI (Coordination pour la refondation de la Quatrième internationale — liée au PO d’Argentine), d’autres de courants morénistes et certains sont des activistes qui se sont engagés dans la lutte après le processus ouvert le 18 octobre suite à l’augmentation des prix des transports publics.
Ce soulèvement et son développement ont révélé la nécessité d’une organisation révolutionnaire et nous ont poussés à avancer ensemble vers une construction de caractère révolutionnaire. En ce sens, Fuerza 18 de Octubre essaye de se placer dans la perspective de la construction d’un parti des travailleurs et des travailleuses qui offre une réelle alternative socialiste aux besoins du peuple chilien, notamment à travers la revendication d’une Assemblée constituante libre et souveraine.
- Quels sont les éléments qui vous font envisager une reprise de la rébellion au Chili ?
Le processus ouvert le 18 octobre 2019 n’a pas été refermé. Il a été suspendu avec l’arrivée de la Covid et une manœuvre parlementaire pour contrer la rébellion et la clameur populaire qui s’est installée dans la rue.
La revendication par les masses d’une Assemblée constituante libre et souveraine a été tronquée par le pacte élaboré par tous les partis du régime, qui ont tenté, de différents manières, d’institutionnaliser les demandes que le peuple chilien avait exprimées dans la rue depuis le 18 octobre.
Après l’arrivée de la Covid, ces revendications ont continué à fleurir. En effet, l’arrivée de l’épidémie n’a fait qu’accélérer toutes les contradictions déjà latentes : la contradiction entre le capital et le travail, la pauvreté, le chômage, l’ampleur des inégalités, etc. C’est-à-dire que les carences qui existaient dans la société chilienne ont été renforcées par le coronavirus et la crise capitaliste internationale, qui ont aggravé les contradictions. Ainsi, la façon dont le confinement a été mis en place a avivé la flamme de la rébellion populaire, dans la perspective du plébiscite constituant et la commémoration du premier anniversaire du 18 octobre.
- Vu depuis l’Europe, il semble qu’il y ait, dans la situation, une activité importante en dehors des centres classiques du mouvement ouvrier. Comment expliquer cette contradiction ? Est-ce une question de génération ?
La classe ouvrière est le protagoniste de cette explosion sociale, par les revendications qu’elle a mises en avant : le droit à l’éducation et à la santé publique, en finir avec le vol organisé du système de retraites privées, contre la répression d’État, pour les droits des femmes travailleuses… Il est certain qu’elle n’intervient pas avec ses organisations traditionnelles, politiques et syndicales, mais cela s’explique parce que les partis qui se disent proches des revendications populaires sont des partis qui ont été au pouvoir, et cependant les conditions de vie des Chiliens n’ont fait qu’empirer…
Nous avons dit dans les rues : « Ce ne sont pas ces 30 pesos, ce sont ces 30 dernières années », pour remettre en cause tout le régime politique qui a gouverné le Chili après la dictature de Pinochet. Quant à l’absence des syndicats dans tout le processus ouvert le 18 octobre, elle est due à la bureaucratisation de leurs structures, sous l’influence du PC.
- Comment la jeunesse des secteurs populaires réagit-elle face au piège du plébiscite ? Comment présentez-vous ce problème démocratique ?
Le problème démocratique s’exprime dans les secteurs populaires par un rejet du régime politique, par le désaveu de tous les partis politiques du régime et des manœuvres qu’ils ont menées. Un exemple, c’est l’accord de sortie de la dictature. La grande arnaque au Chili, au-delà des privatisations, c’est le fait que cette « joie » dont tout le monde parlait et qui devait arriver à la chute de Pinochet, cette « joie » n’est jamais arrivée. La fin de la dictature a signifié encore plus de privatisations. Et la classe ouvrière endettée a dû aller chercher elle-même des réponses. En cela, le mouvement étudiant a été le fer de lance, car c’est le premier secteur qui s’est levé contre les politiques pro-patronales des gouvernements de la Concertación (coalition de centre-gauche qui a gouverné de 1990 à 2010) qui a mis en œuvre la privatisation de l’éducation.
L’opposition à la loi sur l’éducation (LOCE- Ley Orgánica Constitucional d’Enseñanza), l’opposition aux budgets, etc., ont marqué le chemin par de grandes mobilisations en 2006, 2011, 2014, 2015… jusqu’à l’année dernière avec cette réaction des lycéens contre la hausse des prix des tickets de métro, qui a fini par éclater le 18 octobre. Finalement, la jeunesse a un rôle important dans le développement de la rébellion parce qu’elle a été la première à dénoncer les politiques de privatisations des différents gouvernements.
Et face au plébiscite, il y a un enthousiasme relatif. Quelque part, ce plébiscite est un acquis de la révolte, dans la mesure où Piñera n’aurait jamais initié une consultation sur la réforme de la Constitution de Pinochet sans la mobilisation. Mais le plébiscite est quand même perçu comme un moyen truqué, fabriqué sur mesure pour soutenir le régime. Même dans l’option la plus progressiste proposée pour le processus constituant, la participation de forces politiques et d’activistes de la rébellion est exclue. Ce n’est qu’une manœuvre de la part de Piñera.
Le triomphe du « oui » (à la question « voulez-vous changer la Constitution ») le 25 va être un coup porté à la réaction politique. Mais dans tous les cas, la tâche immédiate est d’orienter l’action de la classe ouvrière dans les assemblées et les syndicats pour mettre en place un plan de lutte pour la défense des salaires et des retraites face au coût de la vie, pour une assurance chômage face au chômage qui monte, etc.
Le régime semble en crise, mais dans le passé, des leaders de la contestation de 2011 dans la jeunesse, par exemple, ont été intégrés dans les institutions. La bourgeoisie chilienne a-t-elle des possibilités pour intégrer aujourd’hui des secteurs de la rébellion ?
Il est vrai qu’une partie des dirigeants étudiants devenus parlementaires ont intégré le gouvernement précédent, avec le Frente Amplio (Front large) et des secteurs du Parti communiste. Mais ce secteur est très minoritaire aujourd’hui dans la jeunesse. L’influence qu’ils peuvent avoir dans les lieux d’étude est assez faible. Le PC n’a pas d’incidence réelle dans le mouvement étudiant, et le Frente Amplio a été discrédité à cause de son soutien permanent aux gouvernements de la Concertación, en particulier celui de Michelle Bachelet, et même son soutien à Piñera, par exemple quand ils ont condamné les actes de la foule mobilisée le 18 octobre, en disant que c’étaient des faits isolés et que la violence des masses était condamnable. La place de ces institutions dans la jeunesse est minime ; ces milieux ne sont pas capables de contrôler la mobilisation des jeunes. D’ailleurs on a bien vu que les étudiants s’étaient aussi levés contre la hausse des tarifs.
- Quels sont les principaux défis pour les trotskystes au Chili ?
Le défi principal pour le trotskysme au Chili, au-delà de la construction révolutionnaire qui est toujours un enjeu important, c’est d’arriver à « faire prendre » un courant ouvrier dans la classe ouvrière même. C’est important parce que le niveau d’intégration et la faible syndicalisation au Chili rendent les courants de la gauche extra-parlementaire incapables d’avoir une intervention réelle dans le mouvement ouvrier. Alors dans une classe ouvrière dévastée par la dictature, avec un syndicalisme assez faible (autour de 18-19 %), c’est une énorme tâche que d’arriver à forger une avant-garde ouvrière qui soit capable de proposer à l’ensemble de la population une sortie révolutionnaire, avec la perspective d’une transformation sociale. Je crois que c’est la principale tâche que nous, trotskystes, devons nous fixer au Chili, pour offrir une alternative ouvrière dans les secteurs populaires et dans les secteurs ouvriers contrôlés par le PC et un front populaire en pleine recomposition.
[1] L’agglomération de Concepción compte près d’un million d’habitants, ce qui en fait la deuxième agglomération du pays après Santiago.
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Mots-clés : Chili | Trotskisme