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La nouvelle Constitution du Chili : illusions et mensonges font-ils bon ménage avec le droit des travailleurs et des peuples autochtones ?

3 septembre 2022 Article Monde

(Photo : Grève des travailleurs du cuivre. Sur une banderole, le slogan de la CUT : il faut investir et sur une autre banderole : gouvernement trahison.)

Dimanche 4 septembre, la nouvelle Constitution du Chili sera soumise au vote au moment où le continent latino-américain bascule dans une misère accrue [1], dans un contexte tiraillé entre d’une part la volonté de tourner la page de la dictature de Pinochet (1973-1990), et de l’autre le dévoiement institutionnel de l’explosion sociale d’octobre 2019 et la résistance acharnée des milieux conservateurs à la moindre concession. La date symbolique du 4 septembre (l’élection en 1970 de Salvador Allende, président socialiste renversé par un coup d’État), marque un processus constituant qui a ouvert une foule de questions et de problèmes de société : une crise sociale aggravée et une gauche au pouvoir après l’élection de Gabriel Boric en décembre 2021 qui a fait le choix de l’austérité et de la matraque, ont polarisé le pays au point de rendre le scrutin incertain. Un laboratoire d’espoirs mais aussi d’impasses de ce néo-réformisme qui a inspiré au-delà même du Chili. [2]

Le hiatus entre les revendications d’octobre 2019 et les solutions institutionnelles

L’accueil international des conclusions du processus constituant chilien a été des plus favorables. La gauche latino-américaine bien entendu, mais aussi européenne où la France insoumise en a fait un exemple à suivre pour « rénover la démocratie ». Une déclaration internationale d’économistes renommés [3], mais aussi un éditorial inédit de la revue scientifique Nature [4], ont ouvertement appelé à son soutien. À l’intérieur du pays, l’envie de tourner la page de la dictature, l’espoir de mettre dans le marbre d’une Constitution des acquis sociaux essentiels, sont immenses dans les milieux populaires et la jeunesse. Il est vrai qu’entre la Constitution de 1980 et celle de 2022 il y a un gouffre qui explique facilement la force de ces illusions. Si la version présentée le 4 juillet ressemble à une déclaration d’intention qui n’engage finalement que ceux qui l’écoutent, il faut noter qu’une part importante des articles et des dispositions de la nouvelle Constitution vont au-delà de bien des revendications de la gauche radicale dans le monde.

Pour ce qui est des droits sociaux, la nouvelle Constitution innove sur plusieurs points essentiels : 1) la reconnaissance du caractère plurinational du Chili et des droits, avec la possibilité d’appliquer des droits et usages coutumiers des minorités autochtones en majorité Mapuche, 2) le droit à l’avortement, à l’éducation sexuelle intégrale et prenant en compte le champ du genre, la parité stricte et sans exception dans les institutions, le droit de vivre sans violence, l’égalité obligatoire des salaires entre les sexes, 3) la reconnaissance pleine et entière des « diversités sexuelles » [5] et la lutte contre les discriminations, la création obligatoire de centres d’accueil pour les victimes de violences de genre, 4) la reconnaissance que la nature a des droits qui doivent être garantis par la Constitution ainsi que la notion de « biens communs » (ce qui n’est pas un détail dans un pays où on pouvait acheter des rivières), 5) la mise en place d’une structure permanente, en partie ouverte à la société civile, de contrôle de la justice, 6) l’élargissement des droits syndicaux (accords et négociations par branche, représentativité syndicale, mais sans extension du droit de grève qui reste limité), 7) le droit (et non plus la « liberté ») à l’éducation qui doit être garanti, 8) la reconnaissance des personnes en situation de handicap avec un statut spécial garantissant l’égalité en droits, un article spécial traite de la neurodiversité et des garanties nécessaires à l’autonomie, 9) des dispositions facilitées pour des référendums d’initiative populaire, 10) la suppression du Sénat au profit d’une seule chambre des députés et d’un conseil des régions.

Ces avancées expriment des concessions de la part des secteurs les plus réactionnaires de la bourgeoisie, mais aussi des contradictions, des tensions non résolues. Par exemple, les avancées à propos des peuples autochtones sont perceptibles (même si les mouvements les plus militants ont refusé de participer au processus constituant), mais les dispositions sont inapplicables dans le cadre de la société chilienne réelle. La possibilité de superposer le droit chilien et le droit coutumier va ouvrir des tensions impossibles à résoudre concrètement (la propriété privée contre la propriété collective traditionnelle pour ne prendre que cet exemple). De même le droit de veto [6] des minorités autochtones sur les sujets touchant leurs droits et leurs territoires par approbation et non consentement ouvre aussi des chocs institutionnels qui sont des reflets de contradictions sociales.

Bien entendu, que dire des généralités sur le droit du travail et sur les mesures nécessaires pour rendre ces droits effectifs. Un économiste chilien de gauche, dans une émission de radio la dernière semaine d’août, lui-même pourtant favorable à la Constituante, expliquait qu’il faudrait des années pour financer ne serait-ce que le début des propositions de la nouvelle Constitution. Le processus constituant ne peut masquer la lutte des classes. Prôner une égalité dans le monde abstrait du droit n’a aucun sens dans un monde où, Marx l’écrivait déjà de son temps : « À droits égaux, c’est la force qui tranche. »

Les limites de la gauche du possible

Au cœur des ambiguïtés et limites du processus constituant il y a bien sûr les fondements de sa naissance. Les processus constituants ne sont pas nouveaux sur le continent : Venezuela (1999), Bolivie (2006-2007), Équateur (2007-2008). Mais ils ont tous en commun d’être des recours pour les pouvoirs en place pour ménager des transformations de la forme de l’État bourgeois sans changer sa nature de classe. Tout changer pour ne rien changer pour résumer, une leçon des bourgeoisies d’Europe lentement apprise par celles du Nouveau Monde. Il en est de même pour le cas chilien : il fait suite aux mobilisations explosives de la fin 2019 qui ont fait vaciller le régime jusqu’au début 2020 (on a vu, dans un pays de 19 millions d’habitants, la moitié du pays participer aux manifestations et blocages et un 8 mars 2020 avec près de deux millions de femmes en manifestation). Fondamentalement, l’importance et la pertinence d’une Assemblée constituante, pour les communistes révolutionnaires, tiendraient à deux questions essentielles : qui la convoque et qui fait respecter les décisions ? Dans les deux cas, si l’initiative des travailleurs a été déterminante dans la phase initiale – dans les luttes et par le vote pour démarrer le processus constituant qui a obtenu 78 % des voix –, c’est au sein du système politique bourgeois que se sont décidés les points les plus importants d’orientation lors de la phase d’élaboration de la nouvelle Constitution : les arbitrages, l’ordre du jour, les dispositions pour les faire appliquer.

Deux limites internes importantes sur le plan institutionnel ne peuvent être sous-estimées.

Tout d’abord, malgré la victoire de la gauche le 21 novembre 2021, assurant une majorité de députés jusqu’en 2026, la droite avec 25 sénateurs sur 50 possède un vote de blocage de l’application des articles dans la Constitution. Par exemple, le droit à l’avortement est certes reconnu comme un droit constitutionnel, mais il n’y a aucun dispositif concret pour déboucher rapidement sur des dispositions réglementaires [7], sans même parler de leur financement pérenne.

Dans les coulisses

Ensuite, le processus constituant lui-même était biaisé. À ce titre le témoignage d’une députée constitutionnelle, Maria Rivera, élue à Santiago dans une banlieue populaire, avocate reconnue des droits de l’homme et des droits des travailleurs, par ailleurs militante trotskiste de la Ligue internationale des travailleurs (LIT) est précieux puisqu’il nous décrit les coulisses de l’intérieur [8]. Elle décrit comment des pressions directes ont été faites sur les députés indépendants des minorités mapuches lors des votes sur les expropriations nécessaires pour le bien commun, en exerçant un chantage pour obtenir au préalable l’indemnisation des grands groupes, ou les pressions qu’elle a subies elle-même lors des débats sur la gestion des forêts du sud chilien, où les grands propriétaires ont usé de tous les moyens pour faire entendre leur point de vue. Dans un autre article, elle expose son travail parlementaire et tous les refus, venant de la droite mais aussi de la gauche, pour empêcher la moindre avancée substantielle sur le terrain social [9]. Ainsi, sur la question du logement, secteur où les grands groupes capitalistes possèdent par exemple sept millions de mètres carrés à Santiago [10], il a été impossible d’esquisser la moindre protection des locataires, sans parler même d’un timide droit de préemption de la part des municipalités ou de l’État. De même, pour en finir avec le système inique des retraites privées, ou d’asseoir avec des financements le droit à l’éducation et la santé. Entre le dernier brouillon et la version définitive présentée au vote, plus de cent articles ont disparu (20 % de la première version), essentiellement touchant à des droits sociaux.

À y regarder de près, malgré des éclaircies çà et là – et certaines sont substantielles – , il n’y a rien qui puisse résoudre le problème des travailleurs et des pauvres du pays puisque la propriété privée des grands moyens de production et d’extraction est préservée, loin des besoins de la majorité.

Une campagne délétère

Les sondages sont interdits quinze jours avant le scrutin, et ils donnaient une avance confortable au rejet de la Constitution. Les sondages chiliens n’ont pas une bonne réputation puisqu’ils se sont trompés sur toutes les échéances essentielles depuis le plébiscite contre Pinochet en 1988 jusqu’à l’élection de Gabriel Boric fin 2021. Comment expliquer ce décalage ? La bourgeoisie et ses exécutants ont l’habitude, comme ailleurs, de mentir à un point qui ne cesse de surprendre. La droite a distribué de fausses Constitutions, répliques exactes des vraies, en y ajoutant un peu de piment pour corser la donne : les pauvres seraient délogés de leur maison, car tout serait collectivisé, les enfants deviendraient bisexuels, il serait interdit de faire des enfants sans autorisation. À cela s’ajoute une campagne sur les réseaux sociaux contre le Chilezuela (par assimilation au régime chaviste), une campagne raciste contre les migrants, des déclarations homophobes, et une haine de classe assumée contre les travailleurs et les pauvres. Un mélange indigeste de trumpisme anticommuniste et de Manif pour tous. Ces fake news ont été fortement relayées : ce n’est pas étonnant puisque 98 % des dépenses de campagne ont financé la campagne du rejet [11]. Ce n’est pas sur le bilan de Pinochet que les secteurs conservateurs et d’extrême droite ont fait de l’agitation [12], mais sur l’ordre, la famille, et la fin de l’État unitaire si le caractère plurinational du pays est reconnu. Ce dernier point a fait basculer une partie de la gauche issue des anciennes coalitions au pouvoir dans une position neutre, voire à adopter le slogan « Rejetons, pour pouvoir continuer à réformer ».

À cela s’ajoute la politique de la nouvelle gauche au pouvoir : répression des lycéens en début de mandat à la rentrée des classes en mars 2021 dans l’hémisphère Sud, intervention de la police contre les piquets de grève dans des entreprises en lutte, parfois même en lock-out, alors que les travailleurs demandaient l’intervention du gouvernement pour faire pression sur le patronat, militarisation du Wallmapu (nom du territoire mapuche, il s’agit d’un véritable état de siège), arrestation fin août du leader militant mapuche Héctor Llaitul, et jeudi 1er septembre répression et affrontements violents entre étudiants et police militaire à Santiago, la capitale. Cette politique répressive a démotivé les secteurs populaires, d’autant plus que le gouvernement Boric est incapable de répondre à l’urgence sociale et à l’effondrement du pays. Mais cela ne signifie pas une passivité des travailleurs : en juillet, 50 000 mineurs du cuivre étaient en grève pour de nouveaux contrats (statuts) et les salaires. Une victoire du refus serait une surprise et une déconvenue terrible pour les tenants d’un capitalisme aménagé, mais la victoire de l’Apruebo (l’approbation), cette adoption de la nouvelle Constitution, peut poser plus de problèmes que de solutions. De son côté, Morgan Stanley, la multinationale financière, explique dans une de ses notes de conjoncture que la victoire du oui ne perturberait pas l’économie du pays, tout en exprimant des inquiétudes en cas de victoire du refus, ouvrant « une période d’instabilité et de réserve des investisseurs ».

Si nous partageons l’envie que la page de la dictature soit tournée, seule la mobilisation en dehors des institutions pourra amorcer le vrai changement qui ne peut venir que d’une révolution. Bien entendu, les révolutionnaires ne sont pas opposés à des améliorations obtenues par la lutte, en ne perdant pas de vue que ces avancées sont provisoires. La vraie Constitution, celles des travailleurs, est celle qui s’écrit dans les luttes, avec sa transparence loin des coulisses, avec beaucoup moins d’articles et plus d’intervention directe, et qui s’affronte sans concession à la dictature de la bourgeoisie. La fin de campagne illustre bien ces contradictions : d’un côté, le premier septembre, la police de Gabriel Boric réprimait l’après-midi les manifestations étudiantes, de l’autre, le camp du « oui » avec Boric Gabriel, rassemblait le soir plus de 500 000 personnes dans la même ville, Santiago.

3 septembre 2022, Tristan Katz


[1Un rapport d’août 2022 de la Commission économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes indique que, du fait de l’augmentation des prix de l’alimentation et de l’énergie, 33,7 % de la population de l’Amérique latine sera sous le seuil de pauvreté, et toujours selon la même institution, le nombre des personnes ne pouvant se procurer l’alimentation de base est passé depuis la pandémie de 5 à 86 millions.

[2Ainsi de nombreux experts internationaux sont venus étudier le processus constituant, avec le dessin très clair de le transposer pour assurer des « transitions pacifiques ». Par exemple l’interview en castillan et anglais du juriste international Landau https://www.bbc.com/mundo/noticias-....

[3Présentée début août et signée par 40 économistes et chercheurs en sciences sociales (dont Thomas Piketty, Mariana Mazzucato et Ha-Joon Chang), cet appel soulignait « que pour la première fois une constitution dans le monde reconnaissait le travail du soin, la reproduction sociale et la santé des femmes comme un des fondements de l’économie ».

[4Sans doute cela dénote l’air du temps, des revues scientifiques s’engagent, avec l’exemple aussi de la revue médicale de référence internationale, The Lancet, qui a appelé en couverture dans un éditorial au maintien des dispositions pour l’avortement aux États-Unis.

[5Ce sont les termes utilisés par les milieux militants au Chili qui sont passés dans la Constitution.

[6Ce droit de veto est une concession qui s’explique pour partie par les négociations internes lors des sessions constituantes, avec des tractations (le droit de veto en échange de votes favorables dans d’autres domaines). Cela a accéléré les divisions dans le mouvement mapuche entre les partisans d’une lutte intransigeante et les conciliateurs.

[7Comme les délais légaux pour procéder à l’avortement, son accession pour les mineures, tout cela est dans le flou et devra être précisé par le corps législatif, autant dire avec des luttes indispensables.

[10Lors des auditions publiques, cela a donné des scènes ubuesques où certains grands propriétaires étaient même incapables de donner avec précision l’étendue de leur patrimoine.

[12Ils ont été incapables de faire des événements significatifs, des manifestations importantes.

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