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Algérie : Tebboune veut tourner la page du Hirak pour mener son offensive contre les pauvres

12 décembre 2021 Article Monde

Le président algérien Abdelmadjid Tebboune se flatte d’avoir réussi la « dernière étape pour l’édification d’un État moderne » avec les élections municipales qui viennent de se dérouler. Après la propulsion de Tebboune à la présidence par l’élection de décembre 2019, avec 5 millions de voix sur 24 millions d’électeurs, dans une présidentielle fortement boycottée (plus de 60 % d’abstention selon les chiffres officiels eux-mêmes), puis l’élection en juin 2021 d’un nouveau parlement (23 % seulement des électeurs s’étant rendus aux urnes), c’était le troisième étage de la fusée, en quelque sorte, qui devrait faire oublier aux hauts cadres de l’État et de l’armée et aux possédants le cauchemar qu’a été pour eux le Hirak de 2019.

Et voilà que le triomphant président a annoncé un plan de développement industriel du pays, censé « changer de modèle économique » pour « aller vers une économie productrice de richesse », en même temps que son Parlement votait la suppression des subventions de l’État aux produits de première nécessité, sur les conseils des experts du FMI. Car comment développer les richesses des uns sans appauvrir la grande majorité des autres ?

Sur cette situation nous viennent des informations d’Algérie.

Des ministres aux notables locaux, un monde politicien totalement déconsidéré

Ces élections municipales se sont passées, pourrait-on dire, dans un climat serein, sans appel au boycott ni rien. Il n’y a eu ni Hirak, ni manifestation qui serait à l’origine du fort taux d’abstentions, puisque c’est ce qu’invoque à chaque fois le pouvoir pour l’expliquer, quand il n’en est pas à invoquer la météo. Cette fois il n’y a rien eu. Et malgré ça, il n’y a pas eu non plus d’engouement pour les élections municipales. Certes, les élections en Algérie n’attirent pas beaucoup de monde d’habitude. Mais depuis le 22 février 2019 (date du début du Hirak), on est dans une situation nouvelle, où moins de gens encore adhèrent aux agendas du pouvoir. Et cela est même plus marqué que le taux de participation (déjà faible) annoncé officiellement, 35 %, qui parait un petit peu gonflé : oui des électeurs se sont déplacés, mais on n’a pas vu devant les bureaux un nombre de gens qui corresponde à ce chiffre : huit millions se déplaçant un samedi, quand même, ça va se voit.

De plus ce sont des élections qui ne portaient pas sur des enjeux et thématiques nationales : c’est la caractéristique de ce genre d’élection. Il y a moins de politique autour de ce type de scrutin et c’est le moment pour les candidats de mobiliser leur famille, leur clan, leur tribu, leur village : il y a tout ça à la fois et ça n’a pas vraiment suffi.

Un autre aspect a été la multiplication des listes des candidats. Sur les 1 500 communes en Algérie on a compté plus de 100 000 candidats. Mais il n’y a pas eu beaucoup de monde dans leurs meetings, quand meetings il y a eu. Excepté quelques villes de l’Est. À Khemchela par exemple, une petite ville de l’Est, où il y avait un peu de monde dans certains meetings. Mais pour le reste, notamment à Alger et autres grandes villes, comme Annaba ou Constantine, il y avait moins de monde que d’ordinaire dans les meetings ou les discussions. Et ne parlons pas de la Kabylie, où ceux qui ont fait acte de candidature aux élections se sont contentés de faire des tournées dans certains quartiers, ou, au maximum, quand ils ont fait des meetings ou des réunions, les tenaient dans des cafétérias, dans des coins exigus. On peut le constater sur les photos qu’ils publient : ça ne dépassait pas la vingtaine de présents.

Un autre aspect de ces élections a été la présence d’une infinité de listes des « indépendants ». C’est un phénomène qu’on a constaté il y a longtemps déjà : le discrédit des partis politiques pousse de plus en plus de gens à se présenter sur des listes dites « indépendantes ». Indépendants de quoi, par rapport à quoi ? Mystère. Quand on épluche ces listes, on y trouve beaucoup de membres du FLN (l’ancien parti unique des années d’après l’indépendance), et du RND (le frère cadet du précédent, créé en 1994 par des fidèles du président Zéroual pour relooker la boutique). Quand ils étaient au FLN, ils portaient un discours. Ils se recyclent là avec moins de « politique », devenant en quelque sorte incolores. Une autre variété, ce sont les « rassemblements des libres », une opération de recyclage menée par le RND lui-même.

Il y a aussi dans le monde politique ceux qui ont boycotté le scrutin ; mais ils ne peuvent pas revendiquer à leur crédit le fort taux d’abstentions. Quant aux dissidents du RCD (Rassemblement pour la culture et la démocratie, parti essentiellement kabyle), ceux qui l’ont quitté pour se présenter, alors que ce parti avait décidé le boycott, n’ont pas gagné grand-chose non plus, ni dans les mairies, ni au niveau des APW (assemblées de Wilaya, l’équivalent des conseils départementaux en France, qui se renouvelaient également dans ces élections locales), tout juste quelques strapontins.

Au niveau national, le résultat de cette cuisine électorale est que le FLN vient en tête, suivi du RND et en troisième position du MSP (mouvance algérienne des Frères musulmans), aucun de ces partis n’étant nouveau. Ils ne sortent vainqueurs qu’avec un nombre de voix en nette régression par rapport à leurs scores des municipales précédentes. Par exemple, le MSP qui s’était présenté en 2002 dans 1 200 APC (les conseils municipaux), n’a pu se présenter cette fois que dans 500 et avec des résultats bien plus faibles. Une sacrée érosion de leur électorat. Pourtant ils bénéficient de leurs positions au sein de l’administration, cumulent des postes leur offrant des leviers importants pour faire campagne, ont des finances et l’accès aux médias.

Pour faire oublier le Hirak : la répression de ses acteurs

Auparavant, le régime nous vantait les élections comme un moment de débat, d’ouverture démocratique. Tout se passe comme si maintenant, il se fichait de la parade. Il muselle ouvertement les espaces d’expression des voix discordantes. Il estime qu’il n’y a rien en face de lui pour l’arrêter : le Hirak, n’est-ce pas fini ? Les grèves qui en avaient en partie pris le relais n’ont-elles pas décru ces derniers mois ? N’a-t-on pas à faire à un certain attentisme ? Les attaques du pouvoir se font de plus en plus fortes.

Sur le terrain politique, il n’était pas question jusque-là dans le pays de parler vraiment de « dictature ». Malgré le pouvoir réel de l’armée, l’État permettait, bon an mal an, de faire certaines choses : tenir des réunions, des rassemblements, faire des manifs, même interdites, même sans agrément, Maintenant, il faut réfléchir à dix fois avant de procéder à quoi que ce soit. L’aspect autoritaire du pouvoir s’affirme davantage.

Au niveau des partis politique, le PST (organisation d’extrême gauche trotskiste) est maintenant frappé par la loi : au nom d’arguties juridiques, les autorités ont décrété le « gel de ses activités », pour un parti qui avait depuis des années obtenu son agrément. La menace est que le pouvoir passe à la deuxième étape, qui serait la dissolution. Il n’est pas allé jusque-là. Il faut espérer que les camarades pourront se défendre, et auront les soutiens nécessaires. Mais c’est l’arbitraire le plus total. Ainsi le pouvoir, sous des prétextes juridiques tout aussi fallacieux, a dissout le RAJ (Rassemblement action jeunesse) : c’est une petite association sans grand ancrage, mais disposant d’une bonne couverture médiatique. Elle était un temps affiliée au FFS (Front des forces socialistes, parti créé il y a longtemps par Aït Ahmed, ancien dirigeant de FLN pendant la guerre de libération devenu opposant au régime). Le RAJ était également, à sa création dans des années 1990, lié au Parti socialiste français puisque l’un de ses fondateurs, Hakim Addad, était membre de SOS-racisme avec toute l’équipe Julien Dray et que les socialistes français l’ont aidé à fonder cette association. Sa dissolution est une décision totalement arbitraire, contre laquelle le RAJ ne peut même pas riposter. Il reste cependant invité un peu partout dans les médias.

Par rapport à la liberté même de créer un parti, on ne sait pas très bien ce que le pouvoir va vraiment choisir. Il avait déjà, en 2005, exprimé l’idée que le multipartisme (qu’il avait bien été obligé d’accepter après les émeutes de 1988) était un luxe. Avec l’argument que dans une grande puissance comme les USA il n’y a que deux partis, Démocrates et Républicains (« Mousa el-Hadj et Hadj Moussa » dit-on ici, ou « bonnet blanc et blanc bonnet » de l’autre côté de la Méditerranée). Alors pourquoi une centaine de partis en Algérie ? Puis il avait renoncé à ce projet. Pour l’instant, Tebboune est tenu de composer avec le FLN et le RND, même s’il appelle ça une « Algérie nouvelle », et pour tenter de rénover un peu la façade, il a encouragé la multiplication de tous ces « indépendants ».

Mais parlons de la répression qui frappe de nombreux anciens militants du Hirak, militants associatifs, politiques et syndicaux. Sous un prétexte ou un autre, certains sont arrêtés, puis relâchés après cette intimidation ou gardés en préventive six mois, voire un an, en se voyant reprocher des choses bidon. Et puis un jour les autorités décident de tenir leur procès. C’est le cas par exemple du coordinateur du MDS (Mouvement démocratique et social, ce qui reste de l’ancien Parti communiste), Fetli Guares, arrêté depuis le 30 juin et dont elles ont programmé le procès pour ces jours-ci. Beaucoup de jeunes figures du Hirak qui apparaissent, qui font des live, qui ont des gens qui les suivent, sont ramassés, emprisonnés, pour déclarations sur Facebook ou participation à un rassemblement. On les prend, on les jette en prison, ils y restent parfois des mois. Ce 5 décembre, un activiste du Hirak a été acquitté, qui avait été emprisonné, puis libéré, puis passé en procès. Le pouvoir tient comme ça tout un milieu, sous la pression d’une décision de justice qui peut tomber à tout moment. Et pendant ce temps, que tout le monde se tienne tranquille.

Sans oublier la criminalisation du MAK (Mouvement pour l’autodétermination de la Kabylie) et de Rachad, classés « organisations terroristes ». Rachad est un mouvement animé par d’anciens du Front islamique du salut (FIS), financé par le Qatar et qui dispose de moyens dans les médias et sur les réseaux sociaux, par ses dollars et ses bonnes relations du côté des puissances impérialistes. Et nous ne partageons en rien les idées du Mouvement autonomiste kabyle, aux thèses tout aussi libérales sur le plan économique et dont le nationalisme colporte bien des préjugés anti-arabes. Mais on ne peut qu’être contre la décision de les pourchasser, elles et ceux qui les suivent, en les classant comme « organisations terroristes » : c’est en réalité tout le monde que visent ces méthodes.

Le pouvoir tolère parfois les actions sociales, mais lorsqu’il le peut il cherche à les criminaliser. À Bejaia, le tribunal vient de condamner six syndicalistes pour atteinte à l’ordre public et attroupements non autorisés, même si ce ne sont pas des peines de prison ferme. Il y a un an, quand la justice avait prononcé un verdict en faveur des travailleurs de Numilog qui faisaient grève pour obtenir le droit de créer un syndicat et avaient été licenciés, le jugement n’avait jamais été appliqué parce que leur patron, Rebrab, l’un des plus riches du pays, a refusé de s’y conformer. Mais aujourd’hui, ce sont les grévistes qu’on condamne, et pour de vrai cette fois. Car le rapport de force a changé, la lutte de Numilog (entreprise de logistique du port) pour la réintégration des syndicalistes licenciés et le droit syndical s’est, avec le temps, essoufflée, elle n’est plus un évènement politique remarqué de tous : les incendies de l’été et le Covid l’ont fait passer à l’arrière-plan. Les travailleurs de Numilog tiennent grâce aux soutiens militants, aux solidarités familiales. Leur lutte peut rebondir, mais pour l’instant la justice en profite pour s’en prendre aux animateurs du mouvement.

L’offensive économique contre les travailleurs et les pauvres en général

La décision de mettre fin aux subventions des produits de première nécessité est une véritable déclaration de guerre. C’était un sujet tabou en Algérie. Même Bouteflika, avec tous les soutiens dont il disposait de la part des partis politiques, n’avait pas osé toucher à ça. Chaque fois qu’il a essayé de lancer des ballons d’essai en ce sens, il y a eu des réponses en face et il a dû reculer. Eh bien, Tebboune a introduit dans la loi de finances de 2022 la levée des subventions sur onze produits de base, dont les principaux sont le lait, la semoule, la farine, l’huile, l’électricité et les carburants. C’est ce qui permet aux Algériens, aux pauvres, d’avoir accès à ces produits et d’avoir une dignité qu’il entend supprimer. On ne sait pas quand cela entrera en vigueur, parce que dans le dernier discours qu’il a prononcé devant la presse, le président Tebboune disait que ce n’est pas encore le cas, qu’il faut encore réfléchir aux mécanismes pour mettre tout ça en place. Et il ajoutait qu’il ne va pas remettre en cause le caractère social de l’État : c’est un « acquis de novembre » (novembre 1954, le début de la guerre d’indépendance). Une façon pour lui de maintenir encore la population dans l’attente, parce qu’il craint une riposte. N’empêche que du côté des attaques, celle-ci est plus violente que celles qu’ont représenté les plans d’ajustement structurel de 1994.

C’est d’autant plus violent qu’il y a une inflation et une dévaluation du dinar algérien. Les gens sentent vraiment que leurs salaires ne remplissent pas les couffins quand ils vont au marché. Si les solidarités familiales n’y palliaient pas en partie, ce seraient des pans entiers de la population qui sombreraient dans la pauvreté. Mais ce ne sera plus suffisant quand la nouvelle mesure va rentrer en vigueur.

Pour l’instant le gouvernement essaye de rassurer en promettant par exemple un dispositif d’indemnisation du chômage, avec une allocation pour les jeunes demandeurs d’emploi. En ce qui concerne les prix eux-mêmes, il prétend que les aides ne disparaitraient pas, puisqu’il les remplacerait pas des subventions « ciblées », c’est-à-dire quelques aides versées aux familles nécessiteuses. Et il présente sa mesure au nom de la lutte contre les riches en disant : comment se fait-il qu’un riche en profite puisque il peut acheter la baguette au même prix que l’achète le pauvre ? Comme si les riches mangeaient beaucoup de pain en Algérie ! En Algérie, les produits visés sont ceux qui sont largement consommés quand on n’a pas accès aux viandes. Si on touche à la pomme de terre, au lait, au pain, on va plonger les gens dans la famine. Ce sont des arguments fallacieux qui ne passent pas. Mais pour l’instant il n’y a pas de riposte, ni de la part du public, ni de la part des syndicats, ni l’UGTA ni les syndicats autonomes.

S’il y a quelques luttes ces temps-ci, c’est sur des questions précises et locales, pour telle ou telle corporation, comme une demande d’augmentation du point indiciaire, limitées à une catégorie. C’est très en deçà des attaques qui se préparent.

Et au niveau économique, on entrerait, dit le gouvernement, dans une politique industrielle. C’est quoi ? C’est de vendre aux jeunes qui voudraient créer leur entreprise le slogan, « vas-y, va créer de l’emploi, de la richesse ». Le discours de Tebboune du 3 novembre parle de lutte contre la fraude et contre la bureaucratie. On ne pourrait qu’y adhérer ! En réalité Tebboune veut lever tous les obstacles devant les patrons qui veulent investir : il leur promet un tissu industriel, des prêts bancaires, au même moment où financer un peu l’huile et le sucre serait de trop.

Et dans sa politique industrielle proclamée, figure l’éloge des start-ups, comme dans le discours du macronisme. L’Algérie devenue une « Start-up Nation », comme ils disent. Mais plus sérieux, coté matières premières, le gouvernement fait déjà appel aux puissances étrangères, aux multinationales : venez exploiter le phosphate, on va vous offrir un partenariat. En clair, c’est la nouvelle politique de privatisation qu’on veut lancer, qui s’appelle « partenariat public-privé » ; y compris pour privatiser les entreprises qui restent un petit peu rentables, comme la Sonelgaz, la Société nationale de l’électricité et du gaz, qui emploie des milliers de travailleurs et qui est présente sur tout le territoire.

Les travailleurs de la Sonelgaz sont souvent sur le terrain, ils ont un contact avec la population, allant à domicile pour relever les compteurs, ils ont des échanges, discutent. Eh bien, cette entreprise est menacée d’être liquidée, divisée en filiales, puis chaque filiale destinée à être privatisée définitivement. C’est un secteur qui reste un peu combatif, où il y a eu récemment des grèves pour les conditions de travail.

Ces projets expliquent aussi le tour de vis que veut faire le régime au niveau des libertés. Le peuple algérien a peut-être à ses yeux de trop mauvaises habitudes. Ce qu’on appelle « populisme » en Algérie n’a pas le même sens qu’en France. « Populiste », ou disons « populaire », c’est le fait que la population attend quelque chose de l’État. S’il y a par exemple un tremblement de terre, c’est toute la population qui va dire qu’il faut que l’État construise rapidement et reloge les gens. Il n’existe pas d’assurance : la population se tourne donc vers l’État, et le wali (l’équivalent du préfet français) va lui-même se déplacer pour voir, pour rassurer, promettre de distribuer des logements, etc. Et cet aspect-là est menacé d’être définitivement supprimé. Auparavant il y avait une certaine permissivité par rapport à la police : par exemple, en Algérie, si une partie de la population n’est pas contente du maire ou du chef de la daïra (l’équivalent algérien des sous-préfectures), elle peut aller fermer ou même construire un mur devant l’entrée de la mairie. Ça se fait. Disons que la permissivité va jusque-là. Et quand des gens sont mécontents, qu’ils apprennent que le convoi d’un ministre va passer par là, ils vont organiser une action pour bloquer la route afin de discuter avec le ministre. Des actions qui ne seraient plus tolérées.

Pour l’instant on attend un peu les ripostes des travailleurs. Mais la question des prix et la crise économique font beaucoup discuter et les gens ne vont pas céder. On ne peut pas la programmer la riposte, on verra quand elle explosera. Mais elle ne manquera certainement pas.

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