Sur un piquet de Transdev, jeudi 7 octobre 2021
9 octobre 2021 Article Entreprises
Semaine 5, J4
Au milieu de la cinquième semaine de grève, le piquet de Vaux-le-Pénil est encore on fire. Le panache de fumée noire qui rend la grève visible au loin en témoigne ; pour qui sait lire les signaux de fumée, il dit : « On ne lâchera rien ! » « Je ne sais même plus à quelle semaine de grève on est ! » dit un gréviste. « Ça fait plus d’un mois là ! Plus tard les nouveaux diront ‘‘Rappelez-vous de la grève de 2021’’. Ça va être nous les anciens ! »
Dans la salle de pause, les grévistes s’offrent mutuellement des cafés. « Bon les gars, il faut être sérieux. Lundi, on lève le piquet. – Lundi ? Ok, d’accord. Mais lundi de quel mois ? » « Franchement je ne vous comprends plus. La direction vous propose des semaines de 42 ou 44 heures, payées 35, et vous ne les voulez pas. Mais il vous faut quoi ? » Un intérimaire vient prendre le café et apporter son soutien à la grève. Un collègue le chambre, il réplique du tac au tac : « Tu veux faire un petit service ? – Tu veux faire un ping-pong ? » Les courriers que la direction a envoyé pour entretien « en vue d’un licenciement » n’entament pas l’ambiance. Si la direction s’attaque à un gréviste, elle s’attaque à tous. Pas sûr que son bureau soit assez grand pour recevoir tout le monde !
L’école de la grève
« Les semaines passent trop vite ! Je ne suis pas pressé de reprendre. – S’il n’y avait pas le côté financier, moi je resterais en grève indéfiniment ! » Le patronat, que ça dérange qu’on ait envie de pisser, voudrait nous réduire à de simples machines. Mais contre les cadences infernales, les grévistes ont relevé la tête, et prennent dans la lutte le temps de vivre. En luttant contre la politique des patrons, les grévistes ont déjà gagné quelque chose. « Il y a beaucoup de gens qui se sont révélés dans cette grève. Même moi je ne pensais pas être capable de tout ça. – En cinq semaines on a appris beaucoup de choses. Il y a plein de trucs auxquels je n’avais jamais réfléchi. » Une bonne partie des grévistes va de fait ressortir de cette grève en étant capable de décrypter n’importe quelle fiche de paie. Ce matin, feutre en main, les grévistes s’expliquent devant un tableau blanc la mécanique inventée par les patrons pour les faire travailler plus et gagner moins. En quelques minutes, le tableau est rempli de schémas. Un gréviste synthétise : « En gros tu t’autofinances. Ça veut dire qu’une semaine tu vas faire quinze heures de TI, mais puisque la semaine suivante tu seras en insuffisance horaire, ils vont piocher dans ce que t’as fait avant pour combler, t’as capté ? Donc par exemple sur les quinze, tu ne seras payé que cinq heures. »
Entre vannes et travail, le piquet est très dynamique. Comment le dire autrement ? C’est une ambiance de victoire. Les discussions vont sur le protocole de fin de conflit qui a été proposé hier aux collègues de Lieusaint. « C’est pour diviser les mecs ce protocole. Mais quoi qu’il en soit ici on ne lâchera pas ! – T’inquiète, la base des grévistes là-bas non plus ! Vu ce que la direction propose en face, c’est comme nous : ils n’ont pas fait cinq semaines pour des miettes ! »
Barres de fer ou cars de flics ?
Les perspectives se dessinent : « Il faut qu’on fasse bouger la TRA à Villepinte. C’est stratégique. » En effet, ce dépôt de 580 conducteurs n’est pas encore entré dans la grève. Mais une alarme sociale déposée il y a peu fait espérer aux grévistes ce renfort de poids. « Il faut qu’on retourne à Chelles aussi ! » Le déplacement de la veille à la STBC a été vécu par tout le monde comme une victoire. Et pour cause : la grève continue de s’étendre, et c’est la plus grande crainte des patrons, et le meilleur moyen de peser dans le rapport de force.
Une petite trentaine venue de Chelles, Lagny, Bailly-Romainvilliers et Vulaines a fait le déplacement à Villepinte. Un bruit courait qu’ils seraient accueillis « par des barres de fer ». À leur arrivée, pas de barres de fer, mais des costards et des gyrophares : c’est la police et la direction qui les attendaient. Depuis 9 heures, et jusqu’à 14 heures, les cols blancs et képis bleus ont maintenu un cordon sanitaire entre les grévistes et les salariés de Villepinte – preuve que la plus grande crainte de la direction, qui force ses cadres à sauter un repas pour l’occasion, c’est bien l’extension de la grève. Les collègues de l’intérieur ont reçu les tracts avec intérêt, et ont pu constater de leurs yeux la fébrilité de leur direction, et le rôle antigrève de la police. De quoi leur donner des idées. Une opération à renouveler, plus nombreux encore, et pourquoi pas avec une sono pour raconter malgré la police la grève aux collègues !
Toujours le mépris de la direction
En attendant, c’est la directrice qui doit venir répondre aux questions. « À quelle heure elle a dit ? – Vu qu’on est tous là, il faut qu’elle descende maintenant. » Un gréviste monte la chercher. Elle n’est pas là. « C’est du mépris ! » éclate un gréviste. Un de ses assistants a sorti des feuilles de service. « Mais attendez, on est toujours au-delà des 40 heures là ! – Et c’est seulement jusqu’en janvier en plus ? Il y aura quoi après ? – Bon attendez, il faut qu’on décide collectivement : qu’est-ce que vous en pensez de cette proposition de la direction ? – Ça ne change rien, on continue ! – On continue ! » Un gréviste propose que la reconduction de la grève soit votée à main levée. Tous lèvent la main. « On n’est pas en grève depuis cinq semaines pour reprendre avec ça ! » L’assistant de direction essaie d’intervenir : « Mais vous ne connaissez même pas vos roulements, comment vous pouvez savoir ? – Et vous comment vous comptez nous faire des roulements à 35 heures avec ces feuilles ? » Un autre gréviste ajoute : « S’il n’y a pas d’embauches, le problème ne sera pas réglé ! » L’assistant persiste : « Il faut que vous compreniez bien l’histoire du TTE et du TI… – Non j’ai pas besoin de le comprendre, coupe un gréviste, c’est votre magouille ce truc. Moi dès que j’embauche, je veux être payé pour mon travail, point. – ‘‘TI’’, ‘‘insuffisance’’, c’est des mots qui vont bloquer toute discussion, ajoute un de ses collègues. Si vous venez nous voir avec ces mots-là ça ne sert à rien de discuter. » Un autre gréviste intervient : « Pourquoi il n’y a pas les feuilles de Ponthierry ? C’est la même DSP que nous, pourquoi elles ne sont pas là ? – Il faut que je les demande. – Mais fallait les demander avant ! Ça fait cinq semaines qu’on est en grève là ! Ils ne nous prennent pas au sérieux ou quoi ? » Bref, rien de neuf sous les vitres de la direction, qui ont été depuis quelques jours déjà décorées avec quelques œufs. Mais avec cette sorte d’AG à quarante, les grévistes ont pu exprimer leur unité et leur rage de vaincre.
Direction Cesson
Pour avoir des nouvelles fraiches du dépôt voisin, et pour leur donner de la force, deux voitures de grévistes partent à Cesson, où une AG est prévue pour discuter du protocole de fin de conflit, proposé par la direction de là-bas. Un gréviste de Lieusaint qui l’a imprimé et a passé la matinée à le décortiquer l’explique à la ronde. L’esprit général semble très loin de la signature. « Avant quand j’allais au travail, j’étais content, j’avais l’impression de partir en balade. Maintenant je me sens juste comme un conducteur de poids lourd, avec des légumes comme cargaison. On venait en avance pour faire des parties de babyfoot, et on faisait même pousser de la menthe devant pour mettre dans le thé. Maintenant tout le monde vient à reculons, tellement ils ont cassé le travail ! Tous ces mecs en col blanc qui font leurs profits sur notre dos, ils en ont rien à faire de nous, les conducteurs, et toute la classe ouvrière. Ils ont enlevé la taxe d’habitation, mais ils ont augmenté le gasoil. » C’est la lutte des classes : les travailleurs n’ont rien à attendre des directions et des gouvernements, et ne peuvent compter que sur leurs forces pour arracher de bonnes conditions de travail et de vie par la lutte. Les grévistes de Lieusaint, Cesson, et Combs-la-Ville le sentent, et ils sont soixante-dix à se réunir en AG.
« Les syndicats ne signeront jamais rien sans l’accord des salariés, qu’on se le dise ! » annonce un délégué. Puis, pour une histoire de droit à l’image, il invective un collègue, qui lui répond sèchement. Les deux veulent s’empoigner, mais sont séparés par l’AG. « Arrêtez votre cinéma, tous les deux ! » Drôle de début pour une AG, mais les grévistes sont conscients de l’importance de l’instant, et tous restent concentrés. Un délégué expose le détail du protocole. « Toujours des semaines à 40-42 heures… La prime de repas ils ont dit ‘‘hors de question’’… On retourne sur la production d’avant mai, avec des insuffisances horaires… Et on aura 200 euros brut de prime début décembre, avec 200 euros en plus si on remplit des objectifs. Quels objectifs ? – Avec le KCC. – Avec le quoi ? KFC je connais, mais ça non ! » Un autre gréviste prend la parole. « Ce que je vois avec ce protocole, c’est qu’on était partis dans la grève pour qu’il n’y ait pas de services de plus de 38 heures. Et là on en a… 83 de plus de 38 heures ! Et en plus inégalement répartis sur les trois dépôts. C’est pas ça qu’on veut. » L’assemblée hoche la tête en approbation. « Et pourquoi ils nous ont pris nos chèques vacances ? Ça fait beaucoup d’argent en moins ! » Un autre gréviste : « Bon les gars, est-ce que tout le monde a compris ce que la direction propose ? – Qu’ils aillent se faire foutre ! », lui répond un collègue. Les applaudissements seraient suffisants pour comprendre la réponse des grévistes. Mais l’AG continue : « Est-ce que tout le monde veut continuer la grève ? – Oui ! – Non attendez, c’est important et il y en a peut-être pour qui c’est dur. Il faut qu’ils viennent dire leurs arguments, ils en ont le droit ! » Personne ne se présente, et un vote à main levée donne l’unanimité pour la poursuite.
Deux extérieurs au dépôt prennent la parole. Un de Vulaines : « Vous avez tout mon respect, parce que vous avez ouvert la porte à d’autres dépôts. Transdev ne donne rien, c’est inadmissible. Là ils vous disent : ‘‘c’est notre meilleure offre, on ne peut pas faire plus.’’ Mais c’est ce qu’ils disent depuis le début ! Donc depuis le début, ils mentent. Il faut donc leur mettre encore plus la pression. » Un de Vaux-le-Pénil : « Chapeau pour votre détermination. Nous on pense que pour augmenter la pression, il faut que la grève touche de nouveaux dépôts. À Chelles ils sont partis mercredi, mais ils ont un peu de mal, donc on y retourne demain. Ceux qui veulent venir avec nous sont les bienvenus ! » Les deux sont chaleureusement applaudis. Un gréviste reprend la parole. Transdev, ils font style ça leur fait rien, mais ne vous trompez pas : la grève ça leur fait mal ! Et s’ils continuent à faire les malins et à nous mépriser, au lieu de services de 38 heures on va demander 28 ! » Autant dire que cette grève qui continue de s’étendre n’est pas près de s’arrêter. Et que les grévistes qui ont commencé par défendre leurs conditions de travail pourraient bien prendre conscience de leur force et lancer une contre-attaque.
Simon Vries
Mots-clés : Grève | Transdev | Transports publics