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Stromae, chanteur populaire

20 avril 2022 Article Culture

Multitude, 2022, douze titres disponibles gratuitement sur Youtube

Avec ce nouvel album, le maestro des rythmes syncopés nous fait danser sur des arrangements musicaux le plus souvent très réussis, en partie parce qu’ils se jouent des frontières. Les mélanges entre chœurs bulgares et musique assistée par ordinateur, quatuor à cordes ou orchestre et rythmiques pop, et surtout l’utilisation d’une variété internationale d’instruments – ney de Turquie, charango d’Argentine, erhu de Chine –, tout cela donne à l’album des couleurs du monde entier. Une musique qui utilise des ressources de tous les pays, pour parler à tout le monde sans être de nulle part, c’est, si on veut, un internationalisme en musique [1] !

Les thèmes des chansons résonnent eux aussi très largement et nous promènent dans différentes ambiances sociales. Se glissant en quelques mots dans la peau de différents personnages, Stromae évoque des situations que connaissent les classes populaires. Avec « Santé », on passe de l’autre côté des soirées arrosées, pour « célébr[er] ceux qui ne célèbrent pas », mais qui font le ménage, la cuisine, « champions des pires horaires » – qui triment pendant que d’autres trinquent [2]. Dans « La solassitude », il chante l’alternative toxique entre « plan cul » et couple renfermé sur lui-même, sur fond d’une société qui, entre sites de rencontre et productions à l’eau de rose ne présente comme épanouissement possible que ces relations privées [3]. « L’enfer », avec son instrumentation à couper le souffle, aborde la fragilité psychologique qu’aucune structure d’accueil publique ne prend décemment en charge. En France, la psychiatrie est connue pour être le parent pauvre de l’hôpital déjà loin d’être riche – et c’est un euphémisme –, alors que de l’autre côté le budget de l’armée ne cesse d’augmenter. « Du coup, j’ai parfois eu des pensées suicidaires et j’en suis peu fier / On croit parfois que c’est la seule manière de les faire taire / Ces pensées qui nous font vivre un enfer. » L’enfer, c’est plutôt cette société qui, malgré toutes les richesses produites, ne prend pas en charge ceux qui souffrent, et qui est même bien souvent l’origine des souffrances : « j’suis pas tout seul à être tout seul. » Un autre morceau, « Riez », présente successivement différents rêves d’élévation sociale. Ce sont des rêves populaires, illusoires comme des rêves : être riche pour être reconnu et avoir des amis ; devenir cadre pour échapper à la misère ; fonder une famille à la campagne avec un lopin de terre. Ce sont des illusions, car non seulement, ce sont des émancipations partielles et très fragiles, mais surtout la reproduction sociale les rend presque dès le départ irréalisables – d’où le défi lancé par le refrain : « riez, riez, oui mais riez seulement. » L’envergure de ces rêves va decrescendo : Stromae finit par incarner un sans-papiers qui ne mange pas tous les jours à sa faim, et qui rêve « seulement » d’être considéré comme un être humain – expression du cauchemar qu’est pour certains cette société inhumaine. Enfin, dans « Déclaration », le chanteur pastiche Simone de Beauvoir et, sans doute influencé par la remontée des luttes féministes, prend position contre le sexisme : « on n’nait pas misogyne, on le devient. » Une fois encore, en égrenant simplement quelques évidences, il met en lumière le destin social qui pèse sur une partie des femmes : la pression pour devenir mère tout en ayant seule la charge de la contraception, contraception qui pourtant « détruit la santé », alors que le système de santé peine encore à reconnaître une maladie que beaucoup de femmes, elles, connaissent : « endométriose, enchanté. »

Une petite réserve finalement. La chanson « Fils de joie » rend bien les contradictions de notre société qui, entre sacralisation de la mère et dégoût de la putain, utilise comme la pire des insultes « fils de pute », mais qui ne se donne pas les moyens de mettre fin à la prostitution. Par contre le clip qui accompagne la chanson, au-delà de la performance scénographique, est moins réussi. Il présente les funérailles en grande pompe d’une « travailleuse du sexe », honorée par un État qui reconnaîtrait enfin la valeur sociale « du plus vieux métier du monde ». Stromae s’en explique dans une interview : puisque ce métier a toujours existé et existera toujours, il faut le reconnaître et l’honorer. Passons sur le fait que l’État honorerait les travailleurs : les hospitaliers ont été applaudis par la population, mais les fermetures de lits ont continué. Ce qu’il importe de noter, c’est que la prostitution n’a pas toujours existé, et qu’elle pourrait disparaître. Dans une société où la survie des travailleuses et travailleurs ne dépendrait plus de leur capacité à vendre leur force de travail, mais serait organisée selon le principe « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins », ce ne serait plus l’argent qui réglerait les rapports sociaux. Avec la disparition du salariat [4] et de l’argent, c’est-à-dire dans une société communiste, il n’y aurait aucune raison de penser que les rapports sexuels tarifés subsistent. En revanche, c’est une nouvelle liberté dans les rapports sociaux, y compris dans le domaine de la sexualité, qui serait conquise – et l’humanité entière, comme le chante Stromae, serait « fille de joie ».

Simon Vries


[1Marx écrivait de la littérature dans le Manifeste du parti communiste « À la place de l’ancien isolement des provinces et des nations se suffisant à elles-mêmes, se développent des relations universelles, une interdépendance universelle des nations. Et ce qui est vrai de la production matérielle ne l’est pas moins des productions de l’esprit. Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature universelle. »

[2On regardera dans cet esprit La Nuit venue (2019) réalisé par Frédéric Farrucci avec Guang Huo et Camélia Jordana. Le film raconte l’histoire d’un chauffeur Uber sans papiers venant de Chine et montre comment l’envers des soirées parisiennes repose en partie sur l’exploitation de cette main-d’œuvre précaire, où bien souvent des mafias font la loi.

[3Moins récent mais toujours d’actualité, Les petits enfants du siècle, de Christiane Rochefort (1961) reprend d’une autre manière la même idée. Ce roman trace la trajectoire d’une fille de travailleurs pauvres, qui doit s’occuper de ses nombreux frères et sœurs à cause de la pression sociale qui pèse sur ses parents, et n’a donc qu’une envie, s’émanciper de sa famille. Ce qu’elle fait d’abord en ayant des relations sexuelles avec des inconnus, puis en fondant elle-même une famille. Mêmes causes, mêmes effets : cette perspective d’émancipation se révèle être la même impasse que celle de son enfance.

[4Pour le lien entre le salariat et l’exploitation capitaliste, donc le fait que les communistes sont pour l’abolition du salariat, voir par exemple Salaire, prix et profit de Marx, disponible sur marxist.org.

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