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Un livre

« Seule la terre viendra à notre secours » – Journal d’une déportée du génocide arménien, de Serpouhi Hovaghian

Éditions Bibliothèque nationale de France, 145 pages, 29 avril 2021, 19€

11 juillet 2021 Article Culture

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il est bon de rappeler en quelques mots ce que fut le génocide du peuple arménien perpétré, essentiellement entre le printemps 1915 et l’automne 1916, par des nationalistes appelés « Jeunes Turcs » ou Comité Union et Progrès.

À l’origine ces « Jeunes Turcs » (formés surtout des militaires et des membres de l’appareil d’État) comprenaient dans leurs rangs des Grecs, des Arméniens, des Bulgares, voire des Kurdes, et voulaient faire de la Turquie un État moderne. Mais, peu à peu, domina chez eux un nationalisme turc intransigeant qui voulait transformer un Empire ottoman, multiethnique, multiculturel et multireligieux mais sur le déclin, en un État nation 100 % turc, en liquidant ou en écartant du pouvoir politique et économique toutes les minorités non-turques.

Ils arrivent au pouvoir à Constantinople (aujourd’hui Istanbul) en 1908 mais il faudra attendre l’entrée en guerre de la Turquie aux côtés des empires allemand et austro-hongrois à l’automne 1914 pour qu’ils mettent leur plan à exécution.

Dans un premier temps ils s’en prennent aux Arméniens qui vivent au bord de la Mer Noire en les accusant, en tant que chrétiens orthodoxes pour la majorité d’entre eux, de sympathie avec l’ennemi russe (lui aussi orthodoxe) qui cherche à débarquer sur les côtes turques. Mais ces déportations (que connaîtront aussi la minorité grecque et les chrétiens assyriens) se transforment rapidement pour les Arméniens en massacres, accompagnés de viols, de torture, d’enlèvements d’enfants confiés à des familles musulmanes et, bien entendu, de confiscations et de pillages de leurs biens.

Entre le printemps 1915 et l’automne 1916, on estime qu’entre 664 000 et 1,2 million d’Arméniens furent massacrés sur une population évaluée à l’époque à 1,5 million de personnes. Jusqu’à aujourd’hui, les différents gouvernements turcs ont toujours nié qu’il y ait eu un génocide, parlant de simples exécutions sommaires « spontanées », exécutées par des sous-fifres dont certains passèrent en jugement à la fin de la Première guerre mondiale.

Le carnet de Serpouhi

Revenons au livre. Il se compose de trois parties à peu près égales, d’environ une cinquantaine de pages chacune. L’introduction avec explication historique pour la première, le carnet lui-même pour la deuxième et enfin les cartes, photos, documents et annexes pour la troisième.

La première est donc une étude minutieuse des notes prises par Serpouhi Hovaghian, de façon parfois désordonnée. Au travers de ces pages, des experts de différentes disciplines essaient de reconstituer son périple, d’identifier les gens qu’elle nomme et de corréler les dates et les lieux avec d’autres témoignages ou des documents historiques divers. C’est une partie indispensable pour comprendre le carnet de Serpouhi écrit au jour le jour, sans forcément de logique chronologique ou factuelle.

Lorsqu’elle est arrêtée, sans doute en mai-juin 1915, elle a vingt deux ans et deux enfants encore en vie : Aïda, un nourrisson, et Jivaïr un garçonnet de 4/5 ans. Quand à son mari, déporté avant elle, elle apprendra sa mort deux ans plus tard.

Avant d’entreprendre la marche forcée vers des camps situés à l’intérieur du pays, en Asie mineure, à laquelle sont contraints les femmes et les enfants (les hommes étant en général fusillés ou massacrés en cours de route), Serpouhi confie son bébé à une crèche du Croissant Rouge où la petite sera empoisonnée avec tous les autres enfants. Puis Serpouhi, épuisée par la marche, abandonne son fils en route à une paysanne turque qui prendra soin de lui. Elle le retrouvera par chance à la fin de la guerre dans un orphelinat pour enfants arméniens ouvert en Geérgie par une organisation caritative nord-américaine.

La seconde partie du livre est constituée du journal lui-même. L’intérêt du témoignage de Serpouhi, à la différence de nombreux autres, est qu’il n’a pas été rédigé après la guerre par des rescapés du génocide, en quelque sorte à froid. Le carnet est rédigé à chaud, au jour le jour. Ce qu’il perd parfois en rigueur et en logique, il le regagne, et bien au-delà, par la spontanéité du propos et une sorte de détachement et de pudeur avec lesquels elle décrit les épisodes les plus tragiques, que ce soit le viol des femmes arméniennes par leurs bourreaux ou les noyades de masse de garçonnets, jetés par camions entiers dans l’Euphrate.

Jeune femme cultivée, éduquée dans des institutions de religieuses françaises de Palestine où elle avait suivi son père, ingénieur des chemins de fer, elle écrit ses carnets (forts de 78 feuillets mais certains sont manquants) tantôt en français, tantôt en arménien, tantôt en grec moderne, langues qu’avec le turc, elle semble bien maîtriser, ce qui n’est pas le cas pour l’anglais où elle est à la peine.

Évadée plusieurs fois des convois – avant d’être reprise – elle se réfugie parfois chez des villageois turcs, parfois dans des familles grecques, voire arméniennes catholiques. Il transparaît de son texte que ces derniers semblent moins persécutés que leurs compatriotes orthodoxes, sans que l’on comprenne très bien pourquoi.

Entre les comptes rendus des marches forcées et les descriptions de sa vie quotidienne, elle recopie des textes des littératures française et arménienne, des poèmes d’amour, des comptes, des brouillons de lettres qu’elle a ou pas envoyées, des pensées sur le temps qui passe voire des listes de mots français avec leurs définitions et leurs équivalents arméniens. Bref, elle laisse son esprit vagabonder loin du calvaire qu’elle subit. Un moyen sans doute de ne pas être submergée par le malheur au point d’en perdre la raison. C’est là le côté inédit de ce texte et qui fait, en partie, sa valeur.

Vers la fin de la guerre elle réussit à gagner Istanbul, où la communauté arménienne avait été relativement épargnée, puis de là s’embarque pour la France où elle reste jusqu’à sa mort à Marseille en 1976.

La troisième partie de l’ouvrage comprend, outre une carte de la région où se déroule cette tragédie, un grand nombre de photographies en noir et blanc de l’époque, dont celles de la famille Hovaghian, et des annexes de textes en arménien.

Un livre à la lecture parfois un peu difficile mais un témoignage unique et précieux sur ce qui fut le premier génocide du XXe siècle qui, malheureusement, ouvrit la voie à d’autres.

Jean Liévin

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