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Russie 96

Texte de la minorité au congrès de LO de 1996

1er décembre 1996 Monde

Le FMI qui a soutenu Eltsine pendant la campagne électorale en annonçant un prêt de 10 milliards de dollars, vient de faire les gros yeux à la Russie : blocage de la tranche de ce prêt qui devait être versée en octobre (340 millions de dollars) en attente d’un engagement notamment à faire rentrer les impôts. C’est la deuxième suspension de versement. La première avait eu lieu en juillet : les élections passées, pour le FMI qui avait fermé les yeux sur les dérapages du déficit budgétaire dus aux promesses électorales, il était temps de revenir à la rigueur.

Ces rappels à l’ordre du FMI ne veulent pas dire que ses experts ne soient pas satisfaits de l’évolution économique de la Russie. Au contraire. Lors du plaidoyer du nouveau premier Vice- Premier ministre russe chargé de l’économie, Potanine, à Washington au mois d’août, ils avaient apprécié le bilan : d’une part un ralentissement plus rapide que prévu de l’inflation, qui devrait tourner autour de 25 % pour 1996 alors qu elle était de 191 % en 1995 et avait même dépassé les 2 000 % en 1992 (l année de la libération des prix) ; d’autre part une chute plus modérée de la production, on parle aujourd hui d’une baisse du PIB de 5 % pour 1996 après un 4 % en 1995, alors que le PIB avait chuté au cours des trois années précédentes à un rythme annuel oscillant entre 9 et 15 %.

Le FMI avait donc fini par accepter de revoir à la hausse le déficit budgétaire autorisé cette année, le fixant à 5,3 % du PIB au lieu des 4 % prévus initialement, mais contre l’engagement pris par la Russie d’une plus grande rigueur pour faire entrer les impôts. Même Gazprom (le grand trust du gaz naturel) qui a 15 000 milliards de Roubles d’arriérés (15 milliards de francs) devrait désormais payer ses impôts !

Et le FMI n’entend pas relâcher la pression même si elle reste une pression soigneusement mesurée. Eltsine a eu beau annoncer, le 11 octobre, la création d’une « Commission extraordinaire pour le renforcement de la discipline fiscale » dirigée conjointement par le Premier ministre et par le chef de l’administration présidentielle, les experts du FMI ont rembarqué leurs valises, rendez-vous pris en novembre. Ils veulent juger aux résultats.

C est au contrôle des livres de comptes par les représentants des banquiers des pays riches que la Russie est sommée de se soumettre, comme un vulgaire Mexique, ou une petite Algérie. C’est le prix de son retour au sein du monde capitaliste.

La « stabilisation économique » dont se félicite cette année le gouvernement russe n’est que très relative : le taux d’inflation jugé enfin « raisonnable » pour la Russie serait considéré comme dramatique aujourd hui en France ; la baisse limitée de la production ne peut sembler un signe favorable qu en comparaison de la chute vertigineuse des années précédentes. Elle n’est présentée comme un succès par les gouvernants russes et les banquiers mondiaux que parce qu elle pourrait, si elle se confirmait, ouvrir les conditions permettant au commerce de se stabiliser et aux investissements de devenir moins aléatoires.

Et peu leur importe que cette stabilisation relative se fasse sur la base d’un PIB qui se monte à moins de 60 % du PIB de 1990, et d’une production industrielle qui est aujourd hui moins de la moitié de celle de 1990. Car l’objectif des dirigeants russes et de leurs conseillers occidentaux est avant tout de restructurer entièrement l’industrie en fonction des seuls secteurs jugés rentables du point de vue du marché capitaliste, et notamment des secteurs dont la production peut être tournée vers l’exportation.

La baisse de l’inflation est elle-même à la fois le fruit d’une politique de rigueur budgétaire de plus en plus accentuée, et le reflet de la récession. Elle a été obtenue par le freinage des dépenses publiques, des subventions aux entreprises, des dépenses sociales. Elle s’est faite grâce aux salaires non versés.

Mais, malgré la baisse de l’inflation, le pouvoir d’achat des salaires a été à nouveau lourdement ponctionné : il aurait chuté de 26 % pour l’ensemble de l’année 1995, suivant les estimations gouvernementales. Et celles-ci ne tiennent pas compte du fait que nombre de salaires dus ne sont pas versés, ce qui est aujourd hui l’un des principaux problèmes pour une grande partie des ouvriers, des fonctionnaires, et même pour les militaires, et a été la raison première de la plupart des grèves depuis la fin de l’année 1995, y compris des dernières grèves et manifestations ouvrières du début du mois de novembre 1996.

La ponction sur le niveau de vie de la population russe s’est donc faite en quelque sorte en deux temps : la libération brutale des prix de l’année 1992 s’était traduite par une baisse du pouvoir d’achat des salaires estimée par les statistiques gouvernementales à 33 %. La baisse du niveau de vie a probablement été plus importante, ne serait-ce qu à cause du retard entre les réajustements de salaires et les hausses de prix, et du fait que les économies personnelles des petites gens se sont volatilisées avec l’inflation galopante (un taux annuel de plus de 2 000 %).

En 1993 et 1994, la baisse du pouvoir d’achat des salaires aurait été plus faible : nulle la première année, de 8 % la seconde d’après les statistiques, sans compter l’effet du chômage et des retards de versement des salaires qui commençaient à s’accumuler. Mais la politique de « stabilisation » financière entamée en 1995, qui satisfait les banquiers, a donné de nouveaux coups d’accélérateur à la baisse du niveau de vie de la classe ouvrière.

Les scénarios ont été, à des rythmes différents, semblables dans les pays d’Europe centrale au cours de la période de passage d’une économie essentiellement étatisée à l’économie basée sur le marché, et dans les autres républiques de l’ex-URSS depuis leur réintégration au sein du monde capitaliste. Pour la Pologne, l’année de l’inflation galopante a été surtout l’année 1990 avec une inflation de près de 600 %, et la chute de la production au cours des années 1990 et 1991 a été de 20 %. Pour les Républiques tchèque et slovaque, la chute de la production s’est étalée sur les années 1990-1993, atteignant 20 % pour la première, 25 % pour la seconde, avant que la production connaisse une légère reprise, tout au moins d’après les statistiques officielles.

Mais pour toutes les républiques de l’ex-URSS, comme pour la Russie, dont les économies, totalement intégrées jusque-là, se sont disloquées, la facture de l’ouverture au marché occidental et de la reconversion a été beaucoup plus lourde : 46 % de chute du PIB pour la Biélorussie et 54 % pour l’Ukraine entre le début 1990 et la fin 1995, avec une chute de la production en 1995 qui était encore dans ces deux pays de 12 %, et qui continue en 1996. Sans parler des Républiques qui ont connu des années de guerre, celles du Caucase ou du Tadjikistan. Pour les populations de tous les pays de l’ex-URSS (mis à part les Pays Baltes), la facture est aussi lourde qu en Russie et même plus, comme en témoignent notamment les grèves des mineurs d’Ukraine non seulement dues aux arriérés de salaires mais au fait qu une partie des mines jugées non rentables devraient être fermées, laissant sur le pavé 300 000 à 400 000 mineurs, selon un plan pour lequel l’Ukraine a obtenu un crédit du FMI.

Aujourd hui, en 1996, le revenu moyen en Russie des 10 % de la population dont les revenus sont les plus élevés est 14 fois celui des 10 % de la population dont les revenus sont les plus faibles, alors que le rapport n’était que de 4 à 1 au début des années quatre-vingt-dix. Ce n’est qu un aspect.

A un bout de la société, le nombre de personnes vivant au-dessous du seuil de pauvreté est estimé actuellement à 35 millions (sur 148 millions d’habitants en Russie).

A l’autre bout, la couche des véritables bénéficiaires de la restauration bourgeoise est bien plus étroite mais a des revenus bien plus élevés que le revenu moyen des 10 % de la population la mieux payée que donnent les statistiques. Ce sont tous ceux qui ont réussi à monter leurs entreprises, leurs bourses ou leurs fonds de placements, ceux qui dirigent aujourd hui banques ou entreprises à statuts privés (même lorsque l’État en est encore en partie actionnaire) et en possèdent un bon paquet d’actions.

Les plus gros possédants ou hommes d’affaires russes de 1996 sont en partie différents de ceux des années 1990-91, au début de l’explosion des affaires privées et de la constitution de la classe bourgeoise.

Les « nouveaux riches » d’avant les grandes privatisations, tout au moins ceux qui paradaient en étalant leurs tableaux et leurs Mercedes, étaient souvent (outre les hommes des mafias, mais parfois liés à eux) des self-made men de l’entreprise privée. Des hommes d’affaires dont le type était symbolisé par cet ancien ingénieur des chemins de fer, Borovoï, créateur en octobre 1990 à Moscou de la première Bourse des matières premières du pays, avant de devenir en 1992 président du Congrès des Bourses de Russie. Sa réussite spectaculaire lui avait valu son entrée en politique comme conseiller pour les affaires de Boris Eltsine avant qu il ne tente, mais cette fois sans succès (0,13 % des voix en décembre 1995) de créer son propre parti.

Au Gotha de la bourgeoisie russe de 1996, figurent surtout ceux qui ont fait en quelque sorte le chemin inverse : des anciens cadres de l’appareil politique ou économique de l’État qui ont présidé eux- mêmes à la transition, ont gardé au long de toutes ces années la haute main sur leurs secteurs, ainsi que leur influence ou leurs liens avec l’appareil politique de leur région. Les grandes privatisations de 1993-94 leur ont donné l’occasion d’être les premiers bénéficiaires des nouveaux droits de propriété et d’asseoir leur pouvoir sur les présidences de conseils d’administration et assemblées d’actionnaires.

On les retrouve souvent, eux ou les groupes d’intérêts, les lobbies auxquels ils appartiennent, à l’arrière-plan des luttes politiques, des choix ou des revirements du gouvernement ou de la présidence, des affrontements pour les prérogatives entre pouvoirs régionaux et pouvoir central. Quand ils n’ont pas, en ce qui concerne les plus grands groupes industriels et financiers, leurs entrées directes et leurs ministres au gouvernement.

Parallèlement à la baisse des salaires et des retraites, les fluctuations monétaires ont été sources de spéculation et d’enrichissement pour tout ce beau monde, et plus particulièrement pour les banquiers. Le marché des changes avait été dans les débuts des années quatre-vingt-dix l’un des moyens d’enrichissement rapide de toutes les banques qui se développaient alors en Russie. Avec la réduction de l’inflation et la politique de stabilisation du rouble depuis l’été 1995, ce sont les emprunts publics qui alimentent aujourd hui leurs caisses. Car l’État couvre une partie de ses déficits par des emprunts sur les marchés financiers russes, afin de ne pas relancer l’inflation, mais en accroissant auprès des établissements financiers la dette publique. Et les rendements des titres d’État atteignent 100 % à cause de la décélération de l’inflation et du maintien malgré cela de primes de risque élevées.

Depuis un peu plus d’un an, certaines grosses banques ont même conditionné leurs prêts à l’État à l’engagement pris par celui-ci de leur vendre des parts de capitaux dans les grandes industries encore détenues par lui. Et c’est ainsi qu en décembre dernier, la banque privée Onexim a pu acheter 38 % du capital de la société Norilsk, deuxième producteur mondial de nickel. Le fondateur et patron de cette banque est un jeune affairiste, Vladimir Potanine, le même qui a été nommé par Eltsine au lendemain de l’élection présidentielle premier Vice-Premier ministre chargé de l’économie.

Toujours en décembre 1995, une autre banque prêteuse à l’État, Menatep, a raflé 78 % du capital de Youkos, la seconde compagnie pétrolière russe. La banque en question avait été créée en 1988 par un chimiste de 25 ans, Mikhaïl Kodorkovski, avec semble-t-il les fonds des Jeunesses communistes où il avait quelques responsabilités (Roulez jeunesse !). Deux ans plus tard, toujours sous Gorbatchev, ce jeune banquier était devenu conseiller du Premier ministre. Et c’est au sein du gouvernement qu il s’est lié avec le président du KGB de l’époque... qui est aujourd hui l’un des dirigeants de la société Youkos dont la banque de Kodorkovski vient de racheter la majorité des actions.

Il est vrai que ces ventes d’actions de géants de l’industrie dans une enchère dont le gagnant est désigné d’avance ont soulevé des protestations. Dans le cas de Youkos, celle notamment de trois autres banques évincées de l’achat alors que leur proposition était nettement supérieure à celle de Menatep (une somme globale de 350 millions de dollars au lieu de 309). Mauvaise querelle en période pré-électorale ? Toujours est-il qu à partir de la fin janvier, les autres ventes de ce genre ont été suspendues (en France, la privatisation de Thomson, filant sous le nez d’Alcatel au profit de Matra et Daewoo, n’est pas encore suspendue, mais qui sait ?).

A tout seigneur tout honneur : le 22 octobre dernier, l’entreprise Gazprom, un « État dans l’État » dit-on, en tout cas la première entreprise du pays fournissant à elle seule 8 % du PIB russe et possédant un quart des réserves mondiales de gaz naturel, privatisée en 1994, vient de franchir un nouveau pas : elle est cotée en Bourse à Londres où elle a mis en vente une petite partie de son capital, 1,1 % de ses actions.

Cette société Gazprom n’est autre que l’ensemble des entreprises de l’ancien ministère de l’Industrie gazière, regroupées du temps de Gorbatchev en 1989 pour former un gigantesque consortium qui compte 370 000 salariés. Le ministre du Gaz de l’époque, Tchernomyrdine, l’actuel Premier ministre d’Eltsine, quittait alors le gouvernement pour devenir directeur du nouveau consortium. Transformée ensuite en société par actions, Gazprom a donc été privatisée en avril 1994. 40 % de ses actions sont restées à l’État, 51 % ont été mises en vente dont 15 % réservées au personnel, 9 % mises en réserve pour de futurs appels de capitaux à l’étranger, dont une partie vient donc d’être mise en vente. Tchernomyrdine n’en est plus directeur, il est chef du gouvernement. Il n’en a pas moins acheté un paquet d’actions.

Notons au passage que Gazprom n’est pas la seule compagnie russe cotée en Bourse à l’étranger, ni tout à fait la première, puisque c’est également le cas depuis quelques mois de deux autres compagnies, dont Lukoil, première compagnie pétrolière russe dont des titres sont cotés à la Bourse de New York. La compagnie américaine Arco possède 7,99 % du capital de Lukoil. Et le 19 septembre dernier, Lukoil et Arco ont fondé une filiale commune pour l’exploitation du pétrole russe.

Le trust Gazprom ne s’arrête pas là puisqu il a acheté 30% du capital de la chaîne de télévision privée NTV, dont l’actionnaire majoritaire est la banque moscovite Most, et 20 % d’un quotidien à grand tirage, la Komsomolskaïa Pravda (encore une fois, roulez jeunesse !)

A côté de la chaîne de télévision RTR qui est entièrement publique, il y en a une autre, la chaîne ORT, toujours considérée comme publique puisque l’État y détient encore 51 % des actions, dont l’homme fort est aussi un puissant homme d’affaires, Boris Berezovski, président de la firme automobile Logovaz ainsi que d’une nouvelle société de production automobile de sa création, avec appel de fonds contre titres de propriété, AVVA. Ces deux sociétés constituent le principal actionnaire privé d’ORT, détenant 16 % de son capital.

Ce qui, outre de nouvelles sources de revenus, donne à un homme comme Berezovski un certain poids politique. Le 29 octobre dernier, il vient d’être nommé membre du Conseil de sécurité (nomination qui a déclenché des remous dans le panier de crabes du monde de la politique et des affaires).

Au printemps dernier, c’était lui le porte-parole du groupe de treize gros entrepreneurs qui, alors que les sondages électoraux laissaient encore envisager un duel serré entre Eltsine et le candidat du Parti communiste, Ziouganov, avaient fait une déclaration publique conseillant la recherche d’un compromis politique entre eux pour éviter le déséquilibre qu une chute d’Eltsine aurait pu, à leur avis, causer. « Ceux qui s’attaquent à la structure de l’État russe en misant sur une revanche idéologique, une confrontation sociale, doivent savoir que les entrepreneurs du pays disposent des ressources et de la volonté nécessaires pour influencer les hommes politiques trop peu soucieux des principes, trop peu enclins aux compromis » concluait cet appel, signé outre du président de Logovaz, de celui des banques Most, Menatep et Onexim (Vladimir Potanine), des PDG d’Avtovaz (constructeur des automobiles Lada) ou du groupe pétrolier Youkos, etc.

Ouverte par le succès aux élections législatives de décembre 1995 du Parti communiste de la Fédération de Russie, l’année 1996 a, sur le plan politique, été essentiellement occupée par la bataille de l’élection présidentielle, où le candidat communiste était devenu le principal rival du président en place.

Les 22,3 % de voix obtenus aux législatives auparavant par le PCFR était davantage un vote de sanction de la politique d’Eltsine et de Tchernomyrdine, qu un engouement nouveau pour le parti de Ziouganov. Il était le reflet évident de l’écoeurement d’une grande partie de la population face à l’aggravation de ses conditions de vie, à la corruption des couches dirigeantes ainsi qu à cette guerre de Tchétchénie qui durait depuis plus d’un an. Ces élections avaient souligné non seulement l’impopularité des hommes actuellement au gouvernement, mais aussi de tous les autres hommes politiques en vue, puisque, à part le parti du Premier ministre (10,13 % des voix) et celui de l’ultra-nationaliste Jirinovsky (11,18 %), un seul dépassait et encore de peu les 5 % (le parti de l’économiste libéral Iavlinsky).

Eltsine, bien que son état de santé laisse douter qu il puisse achever un second mandat, est apparu finalement à l’ensemble des couches dirigeantes comme le meilleur dénominateur commun. Et il était également le candidat qui avait l’entier appui des USA et des gouvernements des autres grandes puissances impérialistes. Même si le FMI et les puissances occidentales, ou les couches privilégiées de Russie, savaient pertinemment qu ils n’avaient rien à craindre d’une victoire électorale de Ziouganov, ni pour leurs intérêts, ni pour la poursuite des transformations, sauf peut-être l’exacerbation des rivalités et une plus grande instabilité politique.

« Dieu nous protège d’Eltsine » proclamait une banderole décorant les meetings électoraux du candidat communiste. Mais Ziouganov, lui, ne se proposait absolument pas de protéger la population russe des méfaits de l’économie de marché. Porte-parole des laissés-pour-compte du passage au capitalisme parmi la petite bureaucratie, le parti de Ziouganov a gardé de ce fait une influence au sein des appareils syndicaux, un réseau de militants, surtout dans les appareils régionaux, des liens avec une partie de la presse locale qui s’est chargée de sa promotion en province. Mais le candidat du PCFR a davantage manié la démagogie nationaliste, sur la grandeur perdue de l’URSS, sur l’ordre et contre la corruption des nouveaux dirigeants, que la démagogie sociale pour attirer à lui les voix d’une partie des travailleurs ou des retraités. Sur le plan des réformes économiques, son programme était en tout point semblable à celui d’Eltsine. Sur le plan de l’invocation de la grandeur nationale, le général Lebed a dû lui voler nombre de voix.

C est Eltsine qui pouvait plus facilement que Ziouganov multiplier les gestes ou les promesses envers les mécontents, notamment le déblocage des salaires ou retraites impayés. Tout simplement parce que c’est lui qui détient les cordons de la bourse et qu il avait reçu y compris un appui du FMI pour cela.

C est ainsi que, pour obtenir le soutien actif des gouverneurs locaux à sa campagne, Eltsine avait fait la tournée de toutes les régions de la Fédération de Russie, portefeuille en main, leur offrant des subventions ou des contrats entre leur région ou république et l’État fédéral plus avantageux qu avant sur le partage des prérogatives ou impôts. La région de Sverdlovsk se vit ainsi accorder le droit de garder par devers elle 25 % de ses recettes.

Le pillage industriel et la débâcle de l’économie sont le terreau sur lequel la bourgeoisie russe connaît un plein développement, avec la concentration des établissements financiers, avec les luttes pour le contrôle ou le partage des entreprises industrielles et du patrimoine foncier, avec les prises de participation d’un groupe sur un autre, avec les querelles engendrées par les privatisations elles- mêmes parfois contestées par ceux des groupes qui en ont été évincés. Les mêmes rivalités tumultueuses secouent son appareil politique. La restructuration de l’appareil d’État en fonction de ses nouvelles tâches, le partage des pouvoirs ou des finances entre les diverses instances de l’État, etc. tout est l’objet de perpétuels marchandages et de quelques bras de fer.

Tchernomyrdine avec la création de « Notre Maison la Russie » en 1995, pas plus que Gaïdar avec « Choix de la Russie » en 1993, n’a réussi à unifier derrière un parti de gouvernement une part substantielle du personnel politique. L’instabilité politique est la règle. Les conflits d’intérêts, les contradictions apparaissent davantage au grand jour que dans les pays riches occidentaux. Les pressions des divers lobbies bancaires, industriels ou régionaux sur les décisions politiques ou économiques du pouvoir se font plus directement, sans fard. Dans la nouvelle Russie bourgeoise, le jeu politique n’est pas ou pas encore rodé et stable. Il ne peut en être autrement en période de contre-révolution sociale, même si cette contre- révolution s’est faite jusqu ici en Russie sans rencontrer d’opposition véritable et finalement bien tranquillement et sans les à-coups et les explosions auxquels on aurait pu s’attendre a priori.

Mais même ponctué de revirements et de conflits, le pouvoir des couches dominantes de Russie (dirigeants des divers appareils économiques et militaires de l’État, nouveaux banquiers ou actionnaires, PDG des grandes entreprises aujourd hui privatisées) est bien réel. La politique d’enrichissement de la classe bourgeoise et de restructuration à son profit exclusif de l’appareil industriel se poursuit. Ce pouvoir et cette politique ont la vie malheureusement bien plus dure que le c’ur d’Eltsine.

En réduisant le rôle du parlement, après sa dissolution sanglante d’octobre 1993, en renforçant les prérogatives de la présidence, dotée de son propre appareil qui double dans certains domaines le gouvernement lui-même, Eltsine s’était arrogé un pouvoir d’arbitre sur les diverses fractions. Mais à peine est-il réélu que son état de santé pose le problème de sa succession.

Comme partout les candidats ne manquent pas, du Premier ministre Tchernomyrdine au ministre de la Défense déchu Gratchev, en passant par le général Lebed ou le maire de Moscou et bien d’autres. L’on n’est pas au bout des revirements, des ascensions ou des chutes. On a bien vu en quelques mois le général Lebed troquer ses 15 % de voix pour un éphémère poste de dauphin, avoir la peau de son supérieur le ministre des Armées (il n’était sûrement pas seul à la vouloir), se tailler une nouvelle gloire avec un traité de paix en Tchétchénie, avant d’être limogé quelques semaines plus tard, au grand soulagement de ses concurrents. Mais même son limogeage peut ne pas le desservir. D’autant que le traité de paix qu il a signé risque d’être éphémère, et qu il vaut mieux pour sa popularité qu il soit rompu par un autre.

Ce chef de guerre qui se proclame partisan d’un pouvoir fort et est admirateur de Pinochet, a déjà acquis une première popularité à la tête de l’armée russe de Transnistrie dans le rôle ambigu de « défenseur de la minorité russe » de Moldavie, c’est-à-dire en réalité en flattant le sentiment national. Il est en train d’en glaner une seconde comme « Monsieur Propre » et comme « faiseur de paix ».

La nouvelle bourgeoisie russe n’a pas encore un personnel politique ni des règles de jeu bien rodés pour trancher les conflits en son sein. Mais, ne serait-ce qu entre un Ziouganov et un Lebed, elle ne manque pas de leurres pour tromper la population.

Le limogeage de Lebed ne rend en soi ni plus ni moins précaire l’accord de paix qu il a signé en Tchétchénie. Pour l’instant cet accord est repris à son compte par le chef du gouvernement, et le retrait des troupes s’est poursuivi : sur les 40 000 soldats qu il avait sur place, le gouvernement russe en maintient pour l’instant 6 000. Mais il pourrait, s’il en avait besoin, ramener très vite les autres. D’autant que pour l’instant gouvernement russe et nationalistes tchétchènes se renvoient la balle : les nationalistes demandant le retrait total des troupes russes afin de pouvoir organiser des élections en janvier, le gouvernement affirmant qu il ne peut y avoir d’élections tant que les troupes tchétchènes ne seront pas démobilisées.

Depuis que la Russie s’y est engagée, il y a deux ans, cette guerre a fait plus de 50 000 morts (dont 10 000 soldats russes), des villes entières sont en ruine, des villages rasés, sans que pour autant l’armée russe réussisse à venir à bout des troupes nationalistes tchétchènes. Au contraire, les massacres perpétrés n’ont fait que souder la population tchétchène derrière ses dirigeants nationalistes, pourtant eux aussi militaires sans scrupules, avides de pouvoir et d’enrichissement.

Du côté russe par contre, la guerre a montré la faiblesse de l’armée, ou plus exactement son état de désorganisation. La paye des soldats n’arrive pas toujours. Ceux des jeunes qui doivent partir au service militaire, n’ayant pas envie de mourir en Tchétchénie comme leurs aînés en Afghanistan, ni envie de subir les mauvais traitements que l’on inflige aux recrues, sont de plus en plus nombreux à se débrouiller pour passer entre les mailles du filet. La prolongation de 18 mois à deux ans du service militaire n’a pas suffi à combler les trous et certaines unités ne fonctionnent qu avec 70 % des effectifs prévus.

Le gouvernement russe s’est engagé dans cette guerre, qu il espérait vite gagner, à la suite de tout un enchaînement militaire et politique : le renforcement même du général Doudaev par l’utilisation en sous-main de troupes tchétchènes dans les conflits de Géorgie, puis l’échec cinglant de la tentative de le renverser en armant une opposition tchétchène. Plus profondément, les gouvernants russes veulent garder le contrôle de cette région. D’abord, pour des raisons économiques : notamment pour le contrôle des voies d’exportation du pétrole de la mer Caspienne pour lequel Azerbaïdjan, Turkmenistan et Kaszakhstan, aujourd hui indépendants, ont signé des contrats d’exploitation avec des trusts pétroliers occidentaux, mais dont le pétrole passe par les oléoducs russes traversant la Tchétchénie. Ensuite, pour une raison plus générale : la crainte qu une indépendance de la Tchétchénie ne fasse tache d’huile. Car les mêmes raisons qui ont conduit à l’explosion de l’URSS, les aspirations des couches dirigeantes locales à contrôler directement et négocier sur le marché mondial, plus intéressant pour eux que le marché russe, les richesses de leur république ou de leur région, se retrouvent au sein même de la Fédération de Russie.

Les politiciens russes qui reprochent à Eltsine d’avoir entraîné l’armée dans une guerre sanglante et sans issue ne dénonçaient pas forcément, il y a quelques années, les interventions militaires directes ou en sous-main de Moscou dans les autres républiques du Caucase, attisant par exemple la guerre en Géorgie pour ensuite marchander son soutien au nouveau gouvernement géorgien contre un ralliement à la CEI, ni l’armement et l’emploi de troupes tchétchènes pour ces man uvres. Ce sont les querelles politiciennes de Moscou qui les préoccupent, non le sort des peuples. Et on peut voir les mêmes dénoncer la façon dont « nos soldats » meurent inutilement en Tchétchénie et remplir leurs discours de propos nostalgiques sur la grandeur perdue de la Russie et de flatteries envers l’armée.

Du côté de la population russe, et plus particulièrement encore de la jeunesse dont une partie a été appelée à la faire, cette guerre en Tchétchénie est probablement aussi honnie que le fut celle d’Afghanistan. En tout cas leur intérêt et celui de la classe ouvrière serait de s’opposer à l’intervention militaire en Tchétchénie, d’exiger le retrait des troupes russes, de reconnaître le droit du peuple tchétchène, comme de tous les autres peuples, à l’auto-détermination.

Que cette guerre se poursuive encore de longs mois, ou que les négociations en cours finissent par aboutir à un accord de paix durable, cette guerre, outre les milliers de morts, aura laissé des séquelles, politiques celles-là, en Russie même. Le développement des sentiments nationalistes grand-russes contre les « Caucasiens » ou autres minorités des marges de la Fédération de Russie, les ranc urs de l’état-major ou des sous-officiers mécontents. Et les politiciens ne manquent pas, de l’ultra-nationaliste Jirinovski au communiste Ziouganov, en passant par le général Routskoï ou son collègue Lebed, pour cultiver ces sentiments nationalistes et la nostalgie de la grandeur passée dont la perte serait cause de la misère. Sans oublier le maire de Moscou qui, au nom de la lutte contre les mafias caucasiennes ou les terroristes tchétchènes, nettoie sa ville des sans-emploi ou sans-logis émigrés des régions du sud. Quant à l’armée, elle en profite déjà pour demander une rallonge budgétaire. De la même façon, la guerre n’aura abouti qu à ranger la population tchétchène derrière des dirigeants nationalistes, trafiquants ou affairistes plus ou moins corrompus, dignes pendants de ceux de Moscou, et ne représentant pas davantage les intérêts de leur propre peuple, auquel ils semblent tout prêts à imposer dictature, voire intégrisme islamique.

Ecrasée par l’abaissement de son niveau de vie, les salaires impayés, le chômage, et surtout dépourvue de tout parti politique qui défende ses intérêts, la classe ouvrière russe n’a jusque-là pas été à même de s’opposer à la guerre. Mais c’est pourtant elle qui pourrait vraiment mettre un coup d’arrêt à cette politique criminelle, et elle trouverait vite un écho parmi tous les jeunes qui ne veulent plus aujourd hui aller à l’armée et se contentent pour cela de combines. Par cette lutte-là, la classe ouvrière russe pourrait renouer les liens entre les opprimés de Russie, de Tchétchénie et des autres régions. Les peuples des anciennes colonies du tsar ne s’étaient retrouvés avec le peuple russe dans une même Union soviétique, malgré un passé d’oppression nationale, que par l’aide que leur avait apportée les travailleurs de Russie pour leur libération de toutes les oppressions, nationale comme sociale. Avant que la réaction stalinienne ne transforme à nouveau la Russie en une « prison des peuples ».

La classe ouvrière russe n’est pas plus apparue cette année sur la scène politique qu au cours des années précédentes. Et dans les élections, elle n’avait aucun choix qui lui permette, ni de défendre des intérêts de classe, bien-sûr, ni même d’exprimer d’une façon tant soit peu claire son mécontentement social et son hostilité au régime. Mais la classe ouvrière russe est apparue, sur le terrain des luttes sociales, d’abord avec les grèves du mois de février, dont la principale, une fois de plus, a été la grève des mineurs, puis celles toutes récentes de ce début de mois de novembre.

Ces grèves sont pour la plupart motivées par le problème des salaires impayés. A peine quelques jours après le déclenchement de la grève des mineurs, le gouvernement a commencé à lâcher quelques crédits pour permettre le versement d’une partie des salaires en retard dans les mines, ce qui a suffi aux directions syndicales pour appeler à la reprise et arrêter la grève, après semble-t-il, au moins dans certains endroits, des assemblées houleuses.

Le soutien, uniquement verbal, apporté alors aux mineurs par quelques hommes politiques un peu en marge du pouvoir, comme l’ancien ministre des Finances Fiodorov ou nombre de députés à la Douma, n’avait d’autre but que de saisir l’occasion de critiquer les ministres actuels, mais pour leur reprocher surtout de ne pas être allés assez vite dans le programme de restructuration des mines et de fermeture des puits jugés non rentables.

Car derrière les raisons immédiates des conflits, les salaires impayés, il y a le problème plus profond de la restructuration actuellement en cours : rien que dans le secteur minier, le projet actuel du gouvernement, pour lequel d’ailleurs le FMI a débloqué quelques crédits, est de fermer 140 des 240 mines existantes. C’est exactement au même problème que sont confrontés les mineurs d’Ukraine qui ont fait à nouveau grève tout récemment. Il en est de même de l’industrie, où en réalité une bonne partie des réductions d’effectifs a déjà eu lieu.

Les syndicats des mineurs de Russie, lors de la grève de février, réclamaient aussi que le budget prévu pour la restructuration des mines soit augmenté et porté à10 000 milliards de roubles (soit environ 10 milliards de francs, les deux tiers de ce que le gouvernement français s’apprête à injecter dans Thomson avant d’en faire cadeau à Matra !).

Pour les travailleurs, la question ne se limite pas à celle des crédits que l’on va donner aux municipalités pour qu elles reprennent à leur charge les services sociaux qu assurait l’entreprise, avant de faire des milliers de chômeurs, ou pour équiper de façon plus moderne, plus rentable les puits ou les entreprises industrielles restantes. C’est avant tout de savoir au profit de qui, de quels intérêts on restructure la production. En fonction des lois du marché, de ce qui rapportera le plus en dividendes aux nouveaux actionnaires, comme on le fait aujourd hui ? Ou pour organiser la production en fonction des besoins de la population et sous son contrôle ?

La classe ouvrière russe est sans doute revenue des illusions avec laquelle on a essayé de la berner, sur la « perestroïka » et la « glasnost » d’abord, sur le « démocrate » Eltsine ensuite.

Ce n’est pas la combativité qui lui manque, on l’a encore vu cette année. Il lui manque des perspectives politiques. Mais au travers des luttes qu elle mène aujourd hui contre les conséquences qui ont été immédiates de la restauration capitaliste, peuvent se reconstituer le mouvement ouvrier, émerger des militants qui lui offrent des perspectives en renouant avec le programme communiste.

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