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Rapport Duclert sur le génocide des Tutsis : la France « responsable mais pas coupable » ?

14 avril 2021 Article Politique

Le 26 mars dernier, la Commission de recherche sur les archives françaises relatives au Rwanda rendait son rapport sur le rôle de la France au cours du génocide des Tutsis au printemps 1994. Un rapport largement salué, par Macron qui l’avait commandé évidemment, mais également par de nombreuses personnalités ayant occupé des postes de responsabilités pendant le génocide. C’est le cas par exemple de Hubert Védrine, à l’époque Secrétaire général de l’Élysée, qui a salué « l’honnêteté » du rapport même s’il regrette « les critiques très nombreuses et sévères » visant notamment l’ancien président Mitterrand, qui « ne tiennent aucun compte du fait que la France n’a fait que réagir à partir de 1990 à l’attaque du FPR ». Mais aussi d’Alain Juppé, alors ministre des Affaires étrangères, qui relève surtout que « la France est enfin exonérée de l’accusation de complicité dans la préparation, voire l’exécution du génocide ». Quand on sait que ces deux responsables politiques, clairement impliqués dans les événements, ont été deux défenseurs de thèses négationnistes (comme celle du double génocide qui renvoie dos à dos les extrémistes hutus et le FPR [1]) exprimées jusqu’à un passé très récent [2], on ne peut que légitimement se poser des questions sur le sérieux de cette commission.

Un précédent qui couvrait l’État français

Ce n’est pas la première fois qu’un gouvernement français commande un rapport concernant l’implication de l’État dans le génocide. Sous la pression due à la parution de nombreux articles, notamment ceux du reporter au Figaro Patrick de Saint-Exupéry, le Parlement commanda en 1998 une mission d’information sur le Rwanda. Cette dernière était présidée par Paul Quilès, ancien ministre de la Défense et proche de Mitterrand. Son rapport, intitulé Enquête sur la tragédie rwandaise n’avait rien à voir avec une enquête. La plupart des auditions sur lesquelles il s’est basé avaient été effectuées à huis clos et c’est sans surprise que ses principales conclusions n’ont retenu que la version officielle des militaires et des responsables politiques en faisant fi des investigations des journalistes ou de témoignages de Rwandais. Il instillait également une grande confusion, reprenant par exemple l’expression « tragédie rwandaise » qui ne fait pas explicitement référence au génocide des Tutsis. Ses conclusions avaient déjà à l’époque blanchi sans l’ombre d’un doute la France de toute complicité dans la période du génocide, tout en affirmant que les autorités françaises avaient eu connaissance de la préméditation du génocide dès 1990. En fin de compte, cette mission d’information avait à l’époque pour but d’éteindre l’incendie allumé par les journalistes et de couper court à toute opposition politique en établissant une prétendue vérité historique officielle sur le sujet.

Archives partielles, chercheurs partiaux ?

Aujourd’hui comme à l’époque de la mission parlementaire de Paul Quilès, il s’est agi de ne se baser que sur les sources officielles. En effet, les membres de la commission n’ont travaillé que sur des archives versées et n’ont donc pas croisé les documents archivés avec d’autres sources notamment les travaux d’investigations ou les témoignages. D’ailleurs, d’après Vincent Duclert, toutes les archives n’ont pas été versées, à l’image de celles de Jean-Christophe Mitterrand conseiller Afrique de l’Élysée à l’époque, qui ont tout bonnement disparu. Mais, d’après lui, pas de quoi s’interroger, c’est tout simplement parce que, « à cette époque, […] l’exigence des serviteurs de l’État envers les archives était beaucoup moins forte ». Cela ne l’empêche pourtant pas d’insister sur le fait d’avoir eu accès à « toutes les archives ».

Outre le possible nettoyage d’archives sensibles, la commission chargée du rapport avait également fait parler d’elle sur sa constitution. Les membres n’ont pas été recrutés pour leurs connaissances du sujet mais pour leur soi-disant absence de parti pris. En toute neutralité, vraiment ? Pourtant, en 2020, sous la pression de la polémique déclenchée par le Canard Enchaîné, Julie d’Andurain s’était retirée du projet. En effet, le recrutement avait juste oublié le parti pris de ses travaux depuis 1994. Elle fait partie de ceux qui défendent la thèse du double génocide, des massacres inter-ethniques, allant jusqu’à qualifier Paul Kagame, ancien leader du FPR et actuel président du Rwanda, de « génocidaire » dans un article sur l’opération Turquoise publié en 2018 [3]. À l’inverse, n’ont pas été retenus pour cette commission d’enquête deux spécialistes français du sujet, Hélène Dumas et Stéphane Audouin-Rouzeau. À en croire ce dernier, c’est la question qu’il soulève sur des viols perpétrés par les soldats français sur des rescapées rwandaises dont il a recueilli les témoignages qui l’aurait fait écarter. Bref, on voit bien là que cette commission est loin d’avoir été constituée en toute neutralité !

Cachez ce génocide que je ne veux pas voir

Voilà pour la forme. Pour le fond, les conclusions du rapport soulignent des « responsabilités lourdes et accablantes, la France [étant] demeurée aveugle à la préparation du génocide », mais récusent toute forme de « complicité ». Pour les rapporteurs, il ne pourrait y avoir complicité que si les intentions des génocidaires étaient partagées. Une définition qui permet une pirouette car est complice celui qui aide le criminel, en connaissance de cause, avec un effet sur le crime commis, sans pour autant partager son intention comme le rappelle l’association Survie. Or la question se situe bien dans l’expression « en connaissance de cause ». Car, pour Vincent Duclert, « on peut parler d’aveuglement dans la mesure où la France est aveugle devant la réalité rwandaise. Nous avons essayé de montrer qu’il y a une impossibilité de voir la réalité ». Pour lui, il s’agit d’un problème de « non-compréhension » de la situation de la part des autorités et, en particulier, des diplomates français… Leur seule responsabilité serait donc l’aide à Habyarimana, président du Rwanda de l’époque face à l’offensive du FPR, car ils auraient été piégés par leur vision « ethniciste », reprenant le logiciel imposé par les colonisateurs allemands puis belges qui avaient semé la division dans les populations locales, opposant les Hutus aux Tutsis [4]. Le rapport prétend prouver ainsi que les autorités françaises ne pouvaient pas, à cause de leur ignorance, faire autre chose que ce qu’elles ont fait.

Pourtant, ces-mêmes archives, notamment les notes de la DGSE, permettent à l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau de récuser le terme « d’aveuglement » : pour lui, « l’Élysée avait tous les moyens de savoir. [L’Élysée] refuse de voir l’ampleur des massacres depuis 1990, qui sont parfaitement documentés par la DGSE et le poste français à Kigali ». Et puis, il y a depuis des années de nombreux témoignages qui confirment la fuite en avant, en connaissance de cause, de l’impérialisme français. Pour n’en citer qu’un seul, il y a celui de l’ancien lieutenant-colonel Guillaume Ancel qui a fait partie de l’opération Turquoise. Pour Libération, il se souvient de ce jour où on lui avait demandé de « distraire les journalistes pendant qu’un convoi franchissait la frontière avec le Zaïre ». « Au briefing du soir, nos supérieurs nous ont révélé qu’il s’agissait de fourniture d’armes pour l’armée rwandaise en déroute. Et l’ordre venait de Paris », souligne-t-il avant de conclure : « Un embargo sur les armes avait été décrété le 17 mai. Mais nous avons réarmé les tueurs. Nous avons transformé les camps de réfugiés en bases armées. » Voilà pour le prétendu aveuglement…

Aujourd’hui, l’État français veut faire croire qu’il a ouvert les yeux en mettant en branle son appareil judiciaire, comme lors de l’arrestation en 2020, à Asnières-sur-Seine, de Félicien Kabuga, ancien « financier du génocide ». Mais c’est pour mieux masquer le fait que des dizaines de génocidaires ont pu trouver et trouvent encore refuge en France en toute impunité, seules trois condamnations ayant été prononcées en 25 ans.

En réalité, si l’État français a poursuivi son soutien aux génocidaires, armant leurs milices, protégeant leur fuite, freinant l’avancée du FPR, cachant sur son territoire les bourreaux, c’est par choix politique et non pas à cause d’un quelconque manque de compréhension de la situation ! Il s’agissait de défendre par tous les moyens les positions de l’impérialisme français en Afrique, y compris en soutenant les pires atrocités.

Un rapport très politique

En fin de compte, si ce rapport permet d’officialiser un certain nombre de responsabilités – ce qui est certes déjà une avancée –, il ne fait qu’entériner des éléments qui sont aujourd’hui de notoriété publique. Comme le souligne l’association Survie : « Les aspects les plus controversés de la présence française au Rwanda sont occultés, comme le rôle éventuel joué par des militaires ou des mercenaires français dans l’attentat du 6 avril 1994 et dans la défense de Kigali entre avril et juillet 1994, les raisons de la présence officieuse de soldats français pendant le génocide, les livraisons d’armes pendant le génocide, l’ordre donné de réarmer les auteurs du génocide une fois ceux-ci passés au Zaïre, ou encore le soutien apporté par les autorités françaises au projet de reconquête du Rwanda par le régime génocidaire. »

D’ailleurs, le fait que François Mitterrand soit presque exclusivement le seul mis en cause n’est pas anodin. Bien sûr, sa responsabilité n’est plus à démontrer ni à minimiser. Selon Patrick de Saint-Exupéry, Mitterrand déclarait lui-même que « dans ces pays-là, un génocide n’est pas trop important ». Mais le rapport dédouane ainsi l’intégralité de son entourage et de l’appareil d’État tout en faisant porter la faute à un mort… Il n’était pourtant pas le seul à avoir su, à avoir pris les décisions, à avoir agi. Mais les dirigeants politiques et militaires encore vivants peuvent dormir sur leurs deux oreilles, la parole officielle n’a décidé d’incriminer que des morts [5].

Paul Kagame s’est félicité de la sortie de ce rapport, estimant qu’il s’agissait d’un « important pas en avant » et indiquant qu’un rapport similaire issu d’une commission rwandaise allait être publié dans les prochaines semaines. Et toute la presse française de saluer le travail mémoriel de Macron. Un travail mémoriel qui a surtout pour intérêt de préparer un éventuel voyage diplomatique de Macron au Rwanda début mai. Il faut dire que, depuis 27 ans, avec l’enlisement de l’État français dans ce sale génocide, les positions de l’impérialisme français en Afrique de l’Est ont été fragilisées. Faire porter toute la faute sur un mort en échange d’éventuelles affaires juteuses dans une zone où les ressources ne manquent pas, ce n’est pas si cher payé…

Marina Kuné et Adrian Lansalot

(Image : action de Survie place de la République à Paris. Crédit photo : association Survie)


[1Sur la réalité de cette hypothèse, voir notre critique du livre de Patrick de Saint-Exupéry, La traversée.

[2Hubert Védrine a participé en mars 2020 à un colloque au Palais du Luxembourg au sein duquel sont intervenus des auteurs tels que Charles Onana et Judi River, pour qui la responsabilité du génocide des Tutsis est aussi à rechercher chez le FPR.

[3Jacques Morel, L’opération Turquoise vue par Julie d’Andurain, 8 novembre 2020.

[4Affirmer que Hutus et Tutsis constituent deux ethnies distinctes est une affirmation des colonisateurs : pour l’essentiel, tant les actuels Rwandais que Burundais parlent la même langue et partagent les mêmes traditions culturelles. Les mariages entre les Hutus et Tutsis sont courants depuis des siècles, ainsi que le passage pour un individu du statut de Hutu à celui de Tutsi – ou l’inverse.

[5Reconnaître la « complicité » de l’État français aurait pu renforcer le poids des plaintes déposées au Tribunal pénal international contre certains d’entre eux ainsi que celle déposée auprès du parquet de Paris contre la BNP Paribas, banque par laquelle transitaient les fonds pour l’achat d’armes pour le gouvernement génocidaire jusqu’en juin 1994. S’opposer formellement à cette catégorisation, c’est donc couvrir les responsables de l’époque qui sont toujours aux affaires.

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