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Rapport Muse sur le Rwanda — Comment l’État français a « rendu possible un génocide prévisible »

30 avril 2021 Article Monde

(Photo : Photographies des victimes du génocide, Genocide Memorial Centre, Kigali, photo de Adam Jones, https://commons.wikimedia.org/wiki/...)

À la suite du rapport Duclert, rendu le 26 mars à la demande de l’État français [1], le gouvernement du Rwanda a publié le 19 avril son propre document, le rapport Muse, qui revient sur le génocide des Tutsis de 1994 au Rwanda [2].

Une réponse au rapport Duclert ?

La première différence entre les deux rapports tient aux auteurs eux-mêmes. Une commission d’historiens choisis par le gouvernement français pour la commission présidée par Duclert, situe les événements dans une histoire tragique, mais close. Pour le Rwanda, le choix d’un cabinet d’avocats américains (Levy, Firestone et Muse), place la question au présent et pose la question des responsabilités des acteurs du génocide et des responsabilités que ceux qui ont été en lien avec eux devraient endosser.

La publication du second rapport moins de trois semaines après le premier montre aussi les enjeux diplomatiques très actuels qui se jouent sur la question. Le rapport français visait à affirmer que la France n’aurait pas été « complice » du régime génocidaire, quitte à reconnaître un « aveuglement » sur le déroulement du génocide, semblant ignorer qu’il n’est de pire aveugle que celui qui ne veut rien voir.

Le rapport Muse conclut au contraire que l’État français a « rendu possible un génocide prévisible ». Ce rapport, comme le rapport Duclert, a été commandité par un gouvernement – issu du FPR [3] – et fait état de ses préoccupations actuelles. Mais, n’ayant pas à couvrir la responsabilité de ses commanditaires, il peut aller plus avant dans ses recherches.

Des archives tout juste entrouvertes

L’hypocrisie de l’État français depuis 1994 est patente sur la question des archives. Dans les annexes, les auteurs du rapport Muse ont regroupé toutes les demandes auprès des administrations françaises (ainsi que la motivation de ces demandes) : après en avoir accusé réception, aucune réponse depuis 2017, aucune archive n’a été rendue accessible !

Voilà la transparence selon Macron : un accès limité, à un nombre limité de spécialistes choisis (la commission Duclert), pour un temps limité. Avec à la clé, une vérité limitée (et donc mensongère) sur le rôle de la France dans le génocide. Étant privés de ces archives officielles, ainsi que de celles qui ont été fournies à la commission Duclert, les rapporteurs ont travaillé avec les archives de la Mission d’information parlementaire de 1998, les témoignages publics de militaires français, les témoignages de diplomates, de fonctionnaires de l’ONU, les articles de presse ainsi que des enquêtes auprès des victimes du génocide.

La chronologie établie ne se borne pas au génocide. Elle met implacablement en lumière le rôle du gouvernement français et de son armée.

Avant 1994 : un génocide préparé au grand jour

De 1990 à 1994, des massacres de civils sont organisés par le régime du président Habyarimana [4]. Ils s’accompagnent de nombreuses déclarations montrant la préparation d’un génocide des Tutsis [5]. Et pendant toute cette période, la France a renforcé sa coopération militaire.

Alors que les autorités françaises ont toujours affirmé que les militaires n’avaient que des rôles de conseillers ou d’instructeurs vis-à-vis des FAR (Forces armées rwandaises), plusieurs cas de participation directe aux opérations sont indiqués [6].

Plus encore, des témoignages mettent en évidence que l’armée française a participé à des barrages routiers, qui visaient à contrôler la population civile, principalement autour de la capitale Kigali. La procédure habituelle à ces barrages, placés tous les trente kilomètres, était de demander les papiers d’identités de tous ceux qui se présentaient, papiers qui indiquaient la mention ethnique. Impossible que les soldats français n’aient pas vu alors, aux côtés de la police et de l’armée rwandaises, la présence de plus en plus importante des milices interahamwe [7]. Impossible qu’ils n’aient pas vu la multiplication des vexations et des violences à l’encontre des Tutsis [8].

La présence militaire française n’a été réduite qu’à partir de décembre 1993, et les livraisons d’armes aux FAR se sont poursuivies, même lorsqu’il est apparu au début de l’année 1994 qu’une partie de ces armes étaient redistribuées aux milices interahamwe.

1994 : l’État français en contact permanent avec les génocidaires

À partir du 7 avril 1994, le génocide est organisé et méthodiquement planifié par le GIR [9] après l’attentat contre l’avion présidentiel d’Habyarimana. L’État français fut le seul a poursuivre avec lui des relations diplomatiques privilégiées. Jérôme Bicamumpaka, ministre des Affaires étrangères du GIR [10], fut reçu le 27 avril à Paris par l’Élysée et Matignon.

800 000 personnes sont tuées, souvent à la machette, dans les barrages routiers qui bouclent le pays et empêchent les Tutsis de s’enfuir, au cours d’opérations menées par les milices ou par l’armée, encadrant une part encore plus large de la population. En mai 1994, le lieutenant-colonel des FAR Ephrem Rwabalinda rencontre à Paris Jean-Pierre Huchon, chef de la Mission militaire de coopération [11]. Des livraisons d’armes se poursuivent [12].

L’opération Turquoise, menée par l’armée française à partir de juin 1994 avec un mandat de l’ONU, n’a officiellement qu’un but humanitaire. Pour autant, elle semble manquer des moyens matériels nécessaires pour prendre en charge des réfugiés et des survivants des massacres [13]. Confrontée à des Tutsis rescapés du génocide qui tentent de survivre dans les collines de Bisesero le 25 juin, elle n’intervient pas avant plusieurs jours, laissant les massacres se poursuivre et faire encore autour d’un millier de morts.

L’État français n’a même pas prétendu avoir essayé de désarmer les soldats des FAR et les milices participant au génocide, ni d’arrêter les génocidaires ou de les empêcher de fuir par la frontière avec le Zaïre (c’est-à-dire dans la zone contrôlée par l’armée française) [14]. Destinée en réalité à reprendre pied au Rwanda, et à empêcher l’avancée du FPR, l’opération Turquoise s’achève avec la victoire du FPR et le passage des mouvements du Hutu Power au Zaïre.

Après les massacres : camouflage et négationnisme

L’action de l’État français ne s’arrête pas là. Après le génocide et la défaite du gouvernement qui l’a ordonné, la solidarité avec ses hommes se poursuit. Les camps de réfugiés des Hutus rwandais restaient dirigés par les génocidaires, avec l’assentiment de l’État français [15].

Plusieurs personnalités politiques de premier plan seront accueillies en France. La demande d’asile d’Agathe Kanziga Habyarimana (veuve du président) est refusée, mais elle y réside toujours [16]. Visée par une plainte pour crime contre l’humanité devant le tribunal d’Évry, l’instruction est toujours en cours depuis 2007. Après le rapport Duclert, la procédure sera-t-elle rouverte ?

En mai 2020, Félicien Kavuga, un des financiers du génocide, est arrêté, lui aussi en France : là aussi, le gouvernement rwandais veut voir une évolution de la position française. Il aura fallu 28 ans…

L’État français ne se contente pas de cacher ses anciens alliés, il va aussi encourager le négationnisme sur le génocide. Une première plainte est lancée en 1994 contre Paul Kagame (dont l’armée a mis fin au génocide) à l’instigation de la veuve Habyarimana, qui l’accuse d’avoir tué son mari. Le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière relance l’affaire en 1998 [17] et lance un mandat d’arrêt international contre Kagame, chef de l’État rwandais, en 2006. L’affaire ne tient pas (elle est abandonnée en 2020), mais elle joue à plein son rôle de diversion. Au lieu de faire la lumière sur le génocide, les services français mettent toute leur énergie à déjouer un attentat, faisant semblant de croire que le génocide mis en place quelques heures après l’attentat aurait pu être spontané.

2021 : la reprise des relations diplomatiques entre la France et le Rwanda ?

L’État français a montré de timides signes de changement sur la recherche des coupables du génocide. La commission Duclert va un peu plus loin que la mission d’information parlementaire de 1998. Le gouvernement rwandais y répond par le rapport Muse.

Même s’il va un peu plus loin dans ses conclusions, il n’est plus question de mettre au premier plan une liste de militaires français et de demander qu’ils soient jugés : Jacques Lanxade, Christian Quesnot, Jacques Rosier, Jean-Claude Lafourcade… [18]

Le rapport Muse donne une porte de sortie pour la reprise de relations normales entre les deux États : « Plusieurs pays, dont les États-Unis, ont tardé à reconnaître le génocide pour ce qu’il était, de peur que cela les oblige à intervenir en vertu du droit international. Cependant, la Belgique et les États-Unis ont tous deux présenté des excuses pour leur conduite et leurs omissions. Ce n’est pas le cas de l’État français. »

Ainsi, « les personnes reconnues coupables par le Tribunal pénal international pour le Rwanda, […] sont responsables in fine du génocide, et nous n’avons rencontré aucune preuve que les responsables et le personnel français ont participé aux meurtres de Tutsis durant cette période. »

Non, les soldats français n’ont pas tué les Tutsis au Rwanda. Ils ont armé et formé les militaires et les milices rwandaises qui ont exécuté le génocide, après avoir combattu à leur côté dans des opérations militaires.

Inutile de jouer sur les mots. L’assistance diplomatique et militaire donnée par l’État français avant et pendant l’année 1994 à des gouvernements se préparant, puis mettant en œuvre un génocide, est-elle une complicité de génocide ? Oui, la politique française était criminelle, apportant son soutien à un crime contre l’humanité.

Pierre Hélelou


[1Le rapport Duclert est analysé par un article de Convergences Révolutionnaires : Rapport Duclert sur le génocide des Tutsis : la France « responsable mais pas coupable » ?

[2Le rapport Muse est disponible sur le site du gouvernement du Rwanda, y compris dans une version française résumée : https://www.gov.rw/musereport

[3Front Patriotique du Rwanda, ce mouvement armé, sous la direction de l’actuel président du Rwanda Paul Kagame, a combattu le régime du président Habyarimana puis le gouvernement génocidaire qui lui a succédé en avril 1994.

[4Les massacres on été largement documentés par la FIDH (Fédération Internationale des Droits de l’Homme), qui a été reçue par Georges Martres, ambassadeur français au Rwanda, en janvier 1993. Les enquêteurs pour le Rwanda ont demandé, sans succès, sa correspondance avec Paris à ce sujet.

[5Par exemple, le général Varret, responsable de la coopération militaire au Rwanda a déclaré publiquement qu’un colonel de la gendarmerie rwandaise lui demandait des armes lourdes pour « liquider » les Tutsis au Rwanda dès 1990. La France n’a fourni aucun des télégrammes qu’il a envoyés à ce sujet à Paris, ni leurs réponses, mais ses déclarations restent, ainsi qu’une partie de son témoignage devant la Mission d’information parlementaire de 1998 (une autre partie étant restée secrète).

[6 Le colonel Tauzin a déclaré dans ses mémoires avoir «  dirig[é] effectivement toutes les opérations rwandaises sur la totalité du front » en février 1993, ayant ensuite regretté,« lorsque ce qu’il est convenu d’appeler “le génocide des Tutsi” a commencé », que les ordres venus de Paris ne lui aient pas permis de lancer une contre offensive massive.

[7Les milices interahamwe sont des groupes armés du Hutu Power, violemment raciste à l’égard des Tutsis, ayant commis plusieurs massacres de civils entre 1990 et 1994 avant de participer ensuite au génocide.

[8Gerard Nshimyumuremyi, un survivant du génocide, affirme avoir subit en 1992 un interrogatoire mené par des officiers français, suite à un attentat ayant visé l’entreprise dans laquelle il travaillait, PetroRwanda. Ses collègues l’avaient désigné comme suspect sur le seul fait qu’il était Tutsi.

[9Gouvernement Intérimaire du Rwanda, il regroupe les partisans du génocide contre les Tutsis et procède à l’élimination de tous les militants politiques hutus qui pourraient s’y opposer. Les tractations pour sa composition ont principalement eu lieu à l’intérieur même des locaux de l’ambassade de France.

[10Il était accompagné de Jean-Bosco Barayagwiza, qui dirigeait une des milices participant au génocide.

[11 Le rapport Duclert ne mentionne pas cette réunion, et les archives françaises n’ont pas été ouvertes sur ce point, mais Huchon comme Rwabalimba s’accordent sur le fait qu’une liaison téléphonique cryptée a été mise en place entre les états majors français et rwandais à cette occasion. Huchon indique seulement qu’il ne l’aurait pas utilisée...

[12Elles sont attestées entre autres par le témoignage du capitaine Guillaume Ancel au cours de l’opération Turquoise.

[13L’armée française disposait par contre de « plus de 100 véhicules blindés, une batterie de mortiers marins lourds de 120 mm, deux Gazelle légers et huit hélicoptères Super Puma lourds et une couverture aérienne fournie par quatre chasseurs-bombardiers Jaguar, quatre avions d’attaque au sol Mirage F1CT et quatre Mirage F1CR pour la reconnaissance. »

[14Selon Hubert Védrine : «  Je ne vois pas comment la France à l’époque aurait pu faire quelque chose, car il n’y avait pas de mandat clair du Conseil de sécurité. [...] Le mandat des Nations Unies est d’ordre humanitaire et non judiciaire. »

[15 Selon un câble diplomatique américain du 7 juillet 1994 : «  [Plusieurs] camps de la région du sud-Kivu au Zaïre servent de bases d’entraînement pour les milices. Des cas d’assassinats, de torture et de disparitions ont été signalés dans ces camps. Au camp de Banako en Tanzanie, les réfugiés comprennent des individus accusés d’avoir organisé ou participé à des massacres au Rwanda »

[16 Selon une délégation de Médecins Sans Frontières, Mitterrand l’aurait décrite en ces termes : « si elle pouvait, elle continuerait à lancer des appels aux massacres à partir des radios françaises. »

[17L’anti-terrorisme français est à la manœuvre sur son terrain de prédilection, la falsification de l’Histoire. Paul Barril, ex-dirigeant de la cellule anti-terroriste de l’Elysée pendant l’affaire des Irlandais de Vincennes, et désormais mercenaire pour le compte du GIR, prétendait disposer de preuves accablantes et de la boîte noire de l’avion du président qui a été abattu. Il n’a jamais été en mesure de présenter le moindre élément matériel.

[18Une plainte du même ordre a été lancée en France par trois associations (Survie, Ibuka et la FIDH) et six rescapés de Bisesero. Elle est au point mort depuis 2018 mais la commission Duclert pourrait avoir involontairement donné lieu à sa reprise en fournissant de nouveaux éléments.

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