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La traversée - Une odyssée au cœur de l’Afrique, de Patrick de Saint-Exupéry

Les Arènes, 2021, 336 p., 22 €

14 avril 2021 Article Culture

Saint-Exupéry au Rwanda : un journaliste face au génocide des Tutsis... et à la complicité de la France

Patrick de Saint-Exupéry fait partie des témoins et écrivains de référence sur le génocide des Tutsis au Rwanda. Ancien grand reporter au Figaro, il avait été envoyé dès 1994 au Rwanda pour en assurer la couverture. Une expérience qui l’a marqué à tel point qu’il a consacré la suite de sa carrière à témoigner et à enquêter sur l’implication et les responsabilités de l’État français dans ce dernier génocide du XXe siècle. Par une série d’articles d’abord : publiés entre 1994 et 1998, ceux-ci entraînèrent la constitution de la première mission d’information parlementaire sur le Rwanda, présidée par Paul Quilès [1]. Par un ouvrage ensuite. Sorti en 2004 et compilant la somme de ses notes, L’inavouable [2] était un vrai réquisitoire contre l’action de la France au Rwanda.

Suivant les traces de son premier périple en 1994 dans la région de Bisesero avec des gendarmes français de l’opération Turquoise, il parvenait à travers la forme d’un récit à saisir le lecteur par toute l’horreur de la situation, bien davantage que s’il s’agissait d’un essai historique. Le lecteur découvrait alors avec lui à quel point l’État français était impliqué : fourniture d’armes jusqu’en juillet 1994, formation des milices interahamwe [3] dès 1990 – ce dont se rendirent comptent ses accompagnateurs, des gendarmes y ayant participé sans le savoir –, mais aussi protection de la fuite des génocidaires… Et surtout, déjà à l’époque, cette petite ritournelle sur l’existence d’un « deuxième génocide » [4].

Le « double génocide », un négationnisme d’État

Pour l’État français, le Front patriotique rwandais [5] de Paul Kagame représentait un facteur de déstabilisation de la région. Il s’enferma alors dans un soutien inconditionnel au Président Juvénal Habyarimana et aux dirigeants hutus. À tel point que, lorsque le génocide commença, un point de non-retour avait déjà été dépassé. Ne pouvant plus nier l’ampleur du désastre, mais étant également allés trop loin dans leur soutien aux Hutus pour pouvoir se renier, le président en fonction de l’époque, François Mitterrand lui-même, ainsi que de nombreux dirigeants français (politiques et militaires), ont donc développé cette théorie du « double génocide » : les forces du FPR furent accusées de massacrer systématiquement les Hutus qu’ils rencontrèrent lors de leur avancée sur le territoire rwandais. L’ordre de l’opération Turquoise du 22 juin 1994 indiquait alors : « Bien que la situation soit moins bien connue dans sa zone, il semble que le FPR se soit également livré à des exécutions sommaires et à des actions “d’épuration” à l’encontre des Hutus.  » De la même manière, le 16 juin 1994, Alain Juppé – alors ministre des Affaires étrangères – écrivait dans Libération : « La France […] exige que les responsables de ces génocides soient jugés.  ». Des propos similaires peuvent être retrouvés jusqu’à un passé très récent sous la plume de Bernard Debré [6] ou encore de Hubert Védrine [7](à l’époque Secrétaire général de l’Élysée).

La traversée : un retour au cœur des ténèbres [8]

Ce nouveau récit de Patrick de Saint-Exupéry a donc pour objectif de récuser par les faits cette fameuse hypothèse. Et de vérifier par là même que la politique poursuivie par l’État français pendant et après le génocide correspond bien à une fuite en avant. Le tout dans un contexte marqué par la publication du rapport Duclert et de l’évocation de « l’aveuglement » dont auraient fait preuve les officiels de l’époque. Patrick de Saint-Exupéry repart alors une nouvelle fois dans la région des Grands lacs. À moto, en bateau, à pied ou en avion, il reconstitue, au gré de ses rencontres et des témoignages, le périple de quelque deux millions d’exilés entre Kigali et Kinshasa – soit plusieurs milliers de kilomètres, pour ceux qui n’abandonnèrent pas en route – fuyant l’hypothétique vengeance tutsi. Une peur largement instrumentalisée par les cadres génocidaires, qui se servaient alors des réfugiés civils comme boucliers humains, pour organiser dans la forêt congolaise leur potentiel retour au Rwanda afin de terminer le génocide. Les miliciens, armés par les soldats français et l’armée congolaise de Mobutu, profitèrent de la confusion, imposant leur pouvoir dans les camps par la force et s’arrogeant le meilleur des aides humanitaires fournies par des ONG trompées par le discours officiel sur l’extermination des Hutus en République Démocratique du Congo. Cette colonne de réfugiés fut effectivement traquée à travers la forêt équatoriale par les forces combinées du FPR et de l’Alliance des forces démocratiques pour la libération du Congo-Zaïre [9]. Et, s’il ne s’agit pas pour Patrick de Saint-Exupéry de nier les massacres, les exactions, les milliers de morts de faim, de soif, de fatigue et de maladie dans la population civile, prise au piège entre les candidats au pouvoir concurrents, force est de constater que d’un « deuxième génocide », il n’y a aucune trace et qu’une majorité des exilés a pu au contraire rentrer au Rwanda [10].

Des enjeux politiques et économiques en embuscade

Pour les officiels français impliqués, la thèse du « double génocide » est un outil idéologique permettant de justifier le maintien du soutien aux génocidaires hutus. Aujourd’hui, on le sait, le but officiel de l’opération Turquoise – «  Mettre fin aux massacres partout où cela sera possible » – cachait surtout l’objectif d’essayer de freiner l’avancée du FPR puis de protéger la fuite vers la RDC des dirigeants hutus et des miliciens. Si le FPR présentait également une volonté génocidaire à l’encontre des Hutus, cela aurait signifié que la France n’aurait fait que choisir un camp parmi les deux ayant des responsabilités symétriques dans la situation au Rwanda. Et le génocide ne serait alors qu’un de ces nombreux massacres inter-ethniques dont le continent serait paraît-il coutumier… En somme, comme Patrick de Saint-Exupéry le résume dans La traversée : « Vertigineuse, l’hypothèse fut le point de départ du négationnisme, cet exercice de haute voltige dont la finalité vise à placer la victime sur le banc des accusés. »

Le récit permet d’entrevoir à quel point la région reste durablement déstabilisée, à cause des enjeux économiques et de pouvoir entre les États régionaux et les impérialismes. Le Nord Kivu semble aujourd’hui appartenir à un autre espace, tant les villes et villages traversés correspondent davantage à des îlots perdus au cœur de la « mousse » congolaise et où les moyens de transports semblent devenus plus rudimentaires que 20 ans auparavant. Ce qui permet d’ailleurs à certaines entreprises occidentales et chinoises de se tailler la part du lion dans l’exploitation des ressources minières. Un autre pan de l’histoire à approfondir.

Adrian Lansalot


[1Sous la prolifération des sources mettant en cause la responsabilité de l’État français, cette mission d’information était surtout une manière d’allumer un contre-feu officiel pour la camoufler.

[2L’inavouable - La France au Rwanda, Patrick de Saint-Exupéry, Les Arènes, 2004, 287p., 20,20€.

[3Principale milice hutue créée vers 1990 par le MRND, parti du président Habyarimana. Elle fut responsable de la plupart des massacres pendant le génocide.

[4Comme il le dit dans le chapitre introductif de L’inavouable, Patrick de Saint-Exupéry l’écrit pour répondre à Dominique de Villepin qui en 2003 en tant que Ministre des Affaires étrangères évoquait « les génocides » sur Radio France internationale.

[5Le FPR a été fondé en 1987-1988 en Ouganda par des exilés tutsis issus des vagues d’immigration fuyant les pogroms dès 1959. Il avait pour but d’organiser le retour des exilés au Rwanda, y compris par la force armée.

[6Bernard Debré interviewé par Radio France Internationale évoquaient « Les terribles génocides qui ont frappé le Rwanda ».

[7Le 13 janvier 2012 sur France Culture, Hubert Védrine se référant au rapport Mapping des Nations Unis dénonce les « quatre millions de morts dans l’Est du Congo, en RDC, sous la responsabilité principale de l’armée du Rwanda » alors même que ce chiffre n’est jamais avancé par le rapport.

[8Selon Patrick de Saint-Exupéry dans La traversée : « le cœur des ténèbres n’était pas l’Afrique, mais l’Europe en Afrique. […] La folie coloniale avait engendré un monstre. »

[9L’armée rebelle créée en 1996 par Laurent-Désiré Kabila, soutenue par le Rwanda de Kagame et l’Ouganda, qui chassa Mobutu du pouvoir congolais en 1997.

[10Le rapport Mapping des Nations Unis de 2010 concluait d’ailleurs : « les troupes de l’AFDL/APR ont épargné la vie, et ont même facilité le retour au Rwanda d’un grand nombre de réfugiés hutus ».

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