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Précarité, concurrence et ségrégation sociale : mon université va craquer

29 septembre 2020 Article Politique

Lundi 21 septembre, ils étaient plus d’une centaine à manifester devant l’Assemblée nationale : chercheurs, enseignants, doctorants, personnel administratif, précaires ou statutaires, tous réunis pour dire leur colère et leur dégoût face à ce qui se tramait dans l’ambiance feutrée de l’Hémicycle. La nouvelle loi de réforme des universités dont le Parlement commençait l’examen, pompeusement nommée Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR), fait l’unanimité contre elle, des sociétés savantes [1] jusqu’aux collectifs d’enseignants-chercheurs [2] et de précaires de l’enseignement supérieur [3], et au personnel non enseignant. Elle s’annonce comme un big bang pour les universitaires et les étudiants…

LPPR : la précarité pour régner

Mais qu’y a-t-il dans cette loi, rebaptisée par les universitaires mobilisés Loi de précarisation et de privatisation de la recherche ? À en croire la ministre Frédérique Vidal et la propagande du gouvernement, une pluie de milliards va s’abattre sur une communauté universitaire régénérée, capable enfin de monter à l’assaut des classements internationaux où brillent les Princeton et autres Harvard : 25 milliards d’euros pour la recherche publique sur dix ans, revalorisation des salaires de l’ensemble du personnel de la recherche et de l’enseignement supérieur, augmentation du nombre de bourses de thèse, de nouvelles voies de recrutement pour les directeurs de recherche et les professeurs et une plus grande ouverture aux « citoyens ».

Las… les milliards ne sont qu’un mirage : le gouvernement ne s’engage que sur 400 millions en 2021… soit 100 de moins qu’en 2020. Pour avoir le reste des 25 milliards, il faudra voter Macron en 2022 ? Quant aux promesses de revalorisations salariales, il est tout sauf sûr qu’elles compensent la chute du pouvoir d’achat due à des années de vaches maigres. Bref, une loi de programmation qui ne programme rien… si ce n’est l’aggravation des conditions de travail.

La LPPR comporte en effet un puissant cheval de Troie : de nouveaux statuts permettant de normaliser la précarité croissante de l’emploi scientifique. Au menu, des « chaires de professeurs juniors » (dites tenure track, sur le modèle des universités américaines ou britanniques notamment) d’une durée de trois à six ans, débouchant éventuellement sur une titularisation, à condition que l’enseignant-chercheur ait fait la preuve de son « excellence » scientifique, de sa capacité à récolter des financements et… de sa docilité ?

Au menu encore, un nouveau CDI de mission scientifique, transposition pour l’enseignement supérieur et la recherche des CDI de chantier utilisés de longue date dans le BTP et généralisés à toutes les branches du privé en 2017. Et, pour le dessert, les universités pourront recourir plus facilement à des « chercheurs-entrepreneurs » afin de développer les partenariats entre le privé et le public. Traduction : les chercheurs devront de plus en plus se transformer en auto-entrepreneurs pour fournir de la matière grise aux boîtes du privé. C’est l’ubérisation de la science, la « start-up nation » à la conquête des campus.

Survie des plus aptes ou ségrégation sociale ?

Les têtes pensantes du ministère et des grands organismes de recherche ne font d’ailleurs pas mystère de leurs objectifs. Le directeur du CNRS, Antoine Petit, en appelait ainsi en novembre 2019 à « une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale ». De bien grandes ambitions portées par de bien petits esprits. L’inégalité est certes déjà la règle. Par exemple, 80 % des financements des projets de recherche vont déjà à 20 % des établissements. Mais le pseudo-darwinisme de M. Petit (qui n’a sans doute rien compris à la théorie de l’évolution de Darwin) va aggraver la tendance.

Un petit nombre d’établissements très bien financés pourront essayer de rivaliser dans les classements internationaux avec les plus grandes universités mondiales, en attirant des stars de la recherche, et les meilleurs étudiants, sélectionnés sur dossier, dans des formations payantes et bien dotées. Mais ce sera au détriment du reste des universités « de masse », qui survivront avec des budgets anémiés, des effectifs toujours croissants, des enseignants moins nombreux, submergés par les tâches bureaucratiques, et parfois au bord du burn-out [4].

La rentrée 2020 en période de pandémie pourrait n’être que la préfiguration du modèle à venir. Ainsi, à Sciences Po Paris, afin de dédoubler les groupes et de limiter les contacts entre étudiants, la moindre salle de TD a été équipée d’un système dernier cri de visio-conférence permettant aux étudiants de suivre les cours à distance. Alors qu’à Tolbiac et dans bien des facs, c’est la cohue dans les couloirs, les amphis sont bondés, et les groupes de TD aussi nombreux que l’année dernière. L’absence d’équipements informatiques dans les salles et les inégalités d’accès à l’informatique des étudiants compliquent encore l’équation de l’enseignement avec Covid, notamment pour les étudiants des classes populaires, souvent plus fragiles scolairement et matériellement plus précaires, qui trinquent en premier.

Ces réformes ajoutées à Parcoursup [5]ont une conséquence : la ségrégation sociale s’accroît. Aux bons élèves des classes aisées les bonnes conditions d’étude débouchant sur les métiers les plus valorisés. Aux autres, l’enseignement supérieur massifié sous-encadré et sous-doté, bon à former les futurs bataillons de travailleurs qualifiés dont ont besoin les patrons.

Des milliards pour le patronat, des miettes pour les universités

En moyenne, 50 % des enseignements sont réalisés à l’université par des enseignants non titulaires, le plus souvent des doctorants, ou des « jeunes » docteurs sans poste stable. Dans certaines licences, cela va même jusqu’à 70 %. Parmi le personnel administratif et technique, 40 % ont un contrat précaire. L’université repose sur l’exploitation des précaires.

Entre 2010 et 2018, le nombre d’étudiants inscrits à l’université a augmenté de 14 %, alors que, entre 2008 et 2018, les effectifs d’enseignants du supérieur ont décru de 1 % en moyenne. Le ministère anticipe lui-même une explosion à venir des effectifs universitaires, qui devraient grossir d’ici à 2028 de plus de 130 000 étudiants (par rapport à 2018). L’essentiel sera pour les universités déjà surchargées : ce sont plus de 50 000 étudiants en licence et 20 000 en master qu’il faudra accueillir dans les dix prochaines années [6]. Il faudrait construire des universités… et rénover les bâtiments qui parfois tombent en ruine, comme fin août à l’université de Caen où la corniche et une partie des baies vitrées d’un bâtiment se sont effondrées, sans faire heureusement de victime [7].

Construire, recruter, mais avec quels moyens ? Les collectifs d’universitaires mobilisés ont estimé à 60 000 le nombre de postes d’enseignants manquant dès aujourd’hui pour faire face aux besoins. Mais aucun plan de recrutement n’est prévu, ni cette année, ni dans la décennie à venir. Au CNRS, un quart des départs en retraite n’ont pas été remplacés ces dernières années. En dix ans, le CNRS a perdu 5 % de ses effectifs : plus de 1 200 postes, dont 350 de chercheurs et 850 d’ingénieurs et de techniciens de recherche. Conséquence, des générations de jeunes docteurs se heurtent au mur des recrutements sitôt leur thèse en poche : il n’est pas rare de devoir « attendre » trois, quatre ou même cinq ans après la thèse pour décrocher un poste stable, en enchaînant les contrats de recherche et les vacations.

Côté recherche, ce n’est pas mieux. Un virologue raconte par exemple qu’il manque 16 millions d’euros pour pouvoir équiper les laboratoires publics français en cryo-microscopes électroniques (Cryo-EM), des équipements nécessaires pour pouvoir observer les virus (comme le SARS-CoV-2), comprendre leur fonctionnement et avancer vers la conception de vaccins. Bigrement utile en période pandémique… 16 millions, à mettre en regard du Crédit impôt recherche, qui est passé de 2,5 milliards en 2008 à 6 milliards en 2020 [8].

Alors que le gouvernement vient d’annoncer 100 milliards d’euros pour le patronat, les miettes promises pour le service public de l’enseignement supérieur et de la recherche ont de quoi susciter bien des frustrations et bien des colères.

Les voies de la colère

La LPPR est le point d’aboutissement d’une décennie de réforme des universités visant à y introduire les logiques du marché capitaliste et à déstabiliser les conditions de travail des enseignants, des chercheurs, et du personnel administratif et technique. Cette politique poursuivie avec constance de Sarkozy à Macron, en passant par Hollande, a été régulièrement combattue par les universitaires, notamment en 2009 [9] à la suite de la loi Pécresse sur l’autonomie des universités [10].

La loi a été adoptée par le Parlement le 24 juillet : quatre petits jours de débat et c’était plié. Cela en dit long sur l’estime dans laquelle Macron et ses godillots tiennent celles et ceux qui pensent, analysent, éduquent ou soignent. Un mépris semblable à celui avec lequel ils traitent toutes celles et ceux qui font tourner cette société par leur travail.

La mobilisation actuelle n’est pas au niveau de 2009, et ne semble pas en mesure – pour le moment – de faire reculer le gouvernement. Mais les universitaires ne sont pas seuls. Ils ont à leurs côtés des étudiants, déjà malmenés par Parcoursup, par les effets du confinement, et qui voient leurs conditions d’étude se dégrader. Ils ont aussi non loin les infirmières et les médecins, les postiers et les cheminots, qui doivent eux aussi gérer la pénurie de moyens au quotidien, et faire face à des attaques fréquentes. Un « tous ensemble » reste à imaginer, pour mettre un coup d’arrêt à ce détricotage minutieux des services publics.

Vadim Luciano


[2Voir le site de Université ouverte, qui recense les actions et diffuse les appels et témoignages contre la LPPR : https://universiteouverte.org.

[3Voir le site du Collectif des précaires de l’ESR : https://precairesesr.fr.

[4On peut lire le témoignage saisissant d’une maîtresse de conférences sur le site Université ouverte : https://universiteouverte.org/2020/...

[6« Projection des effectifs de l’enseignement supérieur pour les rentrées de 2019 à 2028 », Note d’information du SIES, ministère de l’ESR, avril 2020. https://www.enseignementsup-recherc...

[8Lire le témoignage de Bruno Canard, virologue au CNRS : https://universiteouverte.org/2020/....

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