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Accueil > Convergences révolutionnaires > Numéro 122, novembre 2018

Nouvelle-Calédonie–Kanaky : le colonialisme toujours là

13 novembre 2018 Convergences Monde

La Nouvelle-Calédonie, archipel situé à plus de 20 000 km de Paris, un des derniers confettis de l’empire colonial français dans l’océan Pacifique, était appelée, le dimanche 4 novembre, aux urnes pour répondre à la question : « Voulez-vous que la Nouvelle-Calédonie accède à la pleine souveraineté et devienne indépendante ? ». La victoire du « Non » était donnée d’avance par toute la presse, puisque la population kanak, la population originelle de l’archipel, celle qui dans la décennie 1980-1990 s’était battue pour son indépendance, ne représente aujourd’hui qu’un peu plus de 40 % des habitants. C’est elle, pour l’essentiel, qui constitue la partie de loin la plus pauvre, avec les immigrés venus d’un autre confetti de l’empire français, Wallis-et-Futuna (9 % des habitants), ou de pays asiatiques, Vietnamiens et Indonésiens (2 %). On les a fait venir notamment pour travailler dans les mines de nickel.

Le jeu était donc truqué. Et pourtant le résultat final, 56 % de Non à l’indépendance, 43 % de Oui, est bien loin du triomphe annoncé par tous les franchouillards, de la grande bourgeoisie coloniale et des patrons des mines, au gouvernement français. Si dans la capitale Nouméa, ville « blanche », le Non à l’indépendance atteint 80 %, dans les régions pauvres, à population majoritairement d’origine kanak, on trouve des scores de 80 % voire 95 % pour le Oui à l’indépendance.

De quoi inciter Macron lui-même à avoir la « victoire » modeste, déclarant que « le seul vainqueur, c’est le processus en faveur de la paix qui porte la Nouvelle-Calédonie depuis trente ans, l’esprit de dialogue que plus rien n’entamera, l’esprit de responsabilité qui a conduit à une participation exceptionnelle des Calédoniennes et des Calédoniens. » Trente ans « d’esprit de dialogue » ? Ou trente ans à lanterner la population kanak, après avoir brisé sa révolte des années 1980 ? Après les morts dans la grotte d’Ouvéa, tués par l’armée française en mai 1988, on avait promis ce fameux référendum. Mais sans se presser, pour dix ans plus tard. Et, bis repetita, en 1998, on décalait à nouveau la date du référendum de… vingt ans. Avec, en principe, deux séances possibles de référendum de rattrapage tout aussi bidon, d’ici 2022.

Mais le colonialisme, l’exploitation et la misère sont toujours là.

Des Kanak électoralement minoritaires

Les Kanak sont électoralement minoritaires sur l’archipel, 105 000 sur les 270 000 habitants de la Nouvelle-Calédonie ; des statistiques officielles néanmoins à relativiser, tant les populations se sont en partie mélangées et une partie des habitants refusant de se déclarer d’une communauté ou d’une autre. Cette démographie est le résultat de la politique de l’État français qui depuis un siècle et demi a cherché à faire de la Nouvelle-Calédonie une colonie de peuplement. À partir des années 1860, ce sont des dizaines de milliers de condamnés de droit commun qui sont envoyés au bagne en Nouvelle-Calédonie pour réaliser les travaux de la colonisation à commencer par construire… leur propre prison. Une fois leur peine purgée, les bagnards sont obligés de rester sur place et reçoivent un lopin de terre à cultiver. Ces forçats sont les ancêtres de ceux qu’on appelle aujourd’hui communément « caldoches » en Nouvelle-Calédonie. Après 1871, ils sont rejoints par une vague de condamnés politiques : plusieurs milliers de communards mais aussi des kabyles qui s’étaient révoltés contre la domination coloniale en Algérie sont envoyés en Nouvelle-Calédonie. La population kanak autochtone, dépossédée de ses terres et soumise à un code de l’indigénat, est pour sa part parquée dans des réserves quand elle n’est pas purement exterminée : entre 1887 et 1901, la population kanak sur l’archipel passe ainsi de 45 000 à 27 000.

Ces politiques de peuplement, sous des formes moins brutales et sauvages en apparence, continuent tout au cours du XXe siècle. L’exploitation des mines de nickel se fait ainsi essentiellement en recourant à une population venant du reste du Pacifique ou d’Asie. Dans les années 1970, le pouvoir central s’inquiète cependant du poids démographique croissant des Kanak. Pierre Mesmer, Premier ministre de l’époque, écrit ainsi à son secrétaire d’État aux Dom-Tom :

« La présence française en Calédonie ne peut être menacée, sauf guerre mondiale, que par une revendication nationaliste des populations autochtones appuyées par quelques alliés éventuels dans d’autres communautés ethniques venant du Pacifique. À court et moyen terme, l’immigration massive de citoyens français métropolitains ou originaires des départements d’outre-mer (Réunion) devrait permettre d’éviter ce danger en maintenant et en améliorant le rapport numérique des communautés. (…) Les conditions sont réunies pour que la Calédonie soit dans vingt ans un petit territoire français prospère comparable au Luxembourg et représentant évidemment, dans le vide du Pacifique, bien plus que le Luxembourg en Europe. Le succès de cette entreprise indispensable au maintien de positions françaises à l’est de Suez dépend, entre autres conditions, de notre aptitude à réussir enfin, après tant d’échecs dans notre Histoire, une opération de peuplement outre-mer. »

Traduction de cette circulaire dans la bouche de Roger Laroque, maire de Nouméa de l’époque : il s’agirait de « faire du blanc ». Tout est alors fait pour attirer les « métros » : défiscalisation des investissements, salaires doublés par rapport à la métropole, primes d’installation…

Sous couvert de respect de la démocratie, le référendum d’indépendance était donc pipé d’avance par cette démographie défavorable aux Kanak. Mais le désintérêt latent pour ce référendum ne s’explique pas uniquement par cette variable démographique : il témoigne également des impasses du processus de « décolonisation » tel qu’il se déroule depuis les accords de Matignon en 1988.

Des luttes indépendantistes à la « souveraineté partagée » ?

Si les révoltes contre la colonisation ont toujours existé et notamment contre l’enrôlement des Kanak dans l’armée française pendant la Première Guerre mondiale, les luttes des Kanak prennent une nouvelle dimension à partir des années 1970 : une poignée d’étudiants kanak ont fait l’expérience de mai 68 à Paris et ont baigné dans une atmosphère de contestation sociale. Dès leur retour en Kanaky, ces étudiants sont les premiers à s’organiser pour revendiquer clairement l’indépendance. Le fait que les Kanak ne bénéficient en rien du boom de l’industrie du nickel au début des années 1970 avive dans cette période les velléités indépendantistes et la contestation sociale. Les différentes tendances indépendantistes existantes finissent par s’allier au sein du « Front indépendantiste » en 1979 qui donnera le FLNKS (Front de libération nationale kanak et socialiste) quelques années plus tard. Ces différents groupes cherchent à mobiliser la population via des manifestations, des occupations ou des barrages routiers coupant l’accès aux mines de nickel. Leur perspective est fondamentalement de s’appuyer sur ces mobilisations pour faire pression sur l’État français dans le cadre de négociations et obtenir ainsi le droit de gérer un État kanak indépendant.

En face, le camp anti-indépendantiste s’organise derrière le Rassemblement pour la Calédonie dans la France (RPCR) créé en 1977. Composé majoritairement de descendants d’européens, il compte notamment en son sein les familles caldoches les plus riches et est lié à la droite métropolitaine. Il revendique le statu quo, c’est-à-dire la perpétuation de la domination coloniale telle quelle.

La politique de l’État français ne fera alors que louvoyer en fonction du rapport de forces entre les deux camps avec une boussole claire : maintenir sa domination impérialiste en Nouvelle-Calédonie et, à travers celle-ci, défendre ses intérêts dans l’ensemble de la zone Pacifique. L’arrivée au pouvoir de la gauche en 1981 suscite les espoirs de la population kanak dans la mesure où Mitterrand avait promis avant son élection d’accéder aux revendications indépendantistes. Mais une fois au pouvoir, sa seule mesure est de prévoir un scrutin d’autodétermination de toute la population néo-calédonienne en sachant que les Kanak sont déjà électoralement minoritaires. Les militants kanak multiplient alors les blocages et autres occupations. L’État français réplique militairement en envoyant armée et CRS : en 1988, plus de 10 000 soldats occupent ainsi la Nouvelle-Calédonie. C’est dans ce contexte qu’une tentative d’occupation d’une gendarmerie tourne mal dans l’entre-deux tours de l’élection présidentielle de 1988. Les gendarmes se défendent en tirant, les militants indépendantistes répliquent : quatre gendarmes sont tués dans l’affrontement. Les indépendantistes prennent alors les gendarmes en otage et se réfugient dans la grotte d’Ouvéa située dans une petite île au nord de l’archipel. L’armée française débarque en force sur l’île et se livre à des exactions sur la population kanak. L’assaut est finalement donné sur la grotte quelques jours avant le second tour de l’élection présidentielle : 19 indépendantistes sont tués à l’instar du leader indépendantiste Alphonse Dianou.

Quelques semaines après ce massacre d’État, les accords de Matignon sont signés tant par le RPCR que par le FLNKS sous la houlette de son dirigeant principal, Jean-Marie Tjibaou. Pourtant, ces accords se contentent de prévoir un référendum d’autodétermination en 1998 sur la base d’une assiette électorale figée en 1988 mais qui reste défavorable aux Kanak. Malgré les réticences de la base militante du FLNKS, Tjibaou fait avaliser cet accord au motif de « la souveraineté partagée » : le camp indépendantiste accède en effet à la gestion des institutions de pouvoir local dans deux des trois provinces de Nouvelle-Calédonie (la province du Nord et les îles Loyauté à majorité kanak) même si les prérogatives principales restent dans les mains de l’État français. Les accords de Nouméa, signés en 1998, s’inscrivent dans la même logique : ils repoussent à leur tour le référendum entre 2014 et 2019 et renforcent le « transfert des compétences » en direction des institutions locales à l’exception des pouvoirs « régaliens » comme la justice ou l’armée qui restent du ressort de l’État français. Les dirigeants indépendantistes ont ainsi pour certains pu accéder à quelques positions de pouvoir en gérant les institutions locales, institutions qui sont par exemple associées dans l’exploitation des mines de nickel.

Pendant la campagne, le FLNKS et la majorité des forces indépendantistes [1] ont fait campagne pour le « oui » en sachant que la victoire était impossible ou presque. Ils ont mis en avant qu’un score trop important du « non » affaiblirait la position des représentants indépendantistes dans des négociations futures (en sachant que deux nouveaux référendums sont, selon les accords de Nouméa, censés être organisés d’ici 2022). La boussole de ces organisations indépendantistes reste ainsi foncièrement de chercher un modus vivendi avec l’État français, un accord qui, sans remettre en cause la domination impérialiste de ce dernier, donnerait quelques miettes de pouvoir à la petite-bourgeoisie kanak.

Mais seule une couche ultra-minoritaire de Kanak a pu profiter de cette intégration dans la gestion du territoire et de ses ressources économiques. Les accords de Matignon puis de Nouméa qui promettaient à cor et à cri le développement de la Nouvelle-Calédonie n’ont dans les faits rien changé ou presque pour la grande majorité des Kanak condamnés à la pauvreté et aux discriminations raciales.

Une domination coloniale toujours d’actualité

Pourtant, les richesses ne manquent pas en Nouvelle-Calédonie mais les bourgeoisies française et caldoche se taillent toujours la part du lion. L’histoire coloniale de l’archipel est ainsi avant tout celle de l’exploitation du nickel, surnommé « l’or vert » : 11 % des réserves mondiales de ce minerai se trouveraient en Nouvelle-Calédonie et deux emplois sur dix sont liés à ce secteur dans l’archipel. Si la chute des prix sur les marchés internationaux entraîne aujourd’hui une rentabilité plutôt faible dans le secteur, l’essor entre autres du marché des véhicules électriques – le nickel rentrant dans la composition de certaines batteries – ouvrira certainement de nouveaux débouchés dans les décennies à venir. Et cette industrie du nickel est aux mains de quelques grandes entreprises à commencer par le groupe Eramet possédé majoritairement par la famille Duval, une vielle dynastie bourgeoise française. Au-delà du nickel, une poignée de familles caldoches, en lien avec quelques grands groupes internationaux, ont amassé des fortunes considérables en faisant main basse sur tout le circuit économique local : commerces, tourisme, réparation automobile, banques, assurances, immobilier, médias, installations portuaires…

Être Kanak expose à un tout autre sort, celui d’être condamné ou presque à la pauvreté et aux discriminations de toutes sortes. Le chômage avoisinerait ainsi les 25 % dans la population kanak en tombant à 7 % chez les non-Kanak. Si le taux de pauvreté dans la province de Nouméa, majoritairement peuplée de métropolitains et de Caldoches, est d’un peu moins de 10 %, il est de trois à cinq fois plus élevé dans la province du Nord et dans les îles Loyauté, les deux provinces à majorité kanak. Autre chiffre frappant : en 2014, 36 % des Kanak âgés de 15 à 64 ans étaient sans diplôme, contre 17 % des non-Kanak. Beaucoup de jeunes Kanak quittent ainsi précocement le système scolaire sans trouver d’emploi à la sortie… Certains migrent à Nouméa mais se heurtent là encore à une série d’obstacles. Les Kanak subissent des discriminations continuelles que ce soit pour accéder à un emploi ou à un logement mais aussi dans la vie de tous les jours, pour rentrer dans un bar ou une boîte de nuit [2]. Parmi cette jeunesse kanak sans perspectives, la consommation d’alcool, de cannabis et de kava fait des ravages. La BAC, comme dans l’ensemble des quartiers populaires, se livre à un harcèlement policier continuel sur ces jeunes. Beaucoup sont ainsi en prise avec le système judiciaire et les Kanak sont surreprésentés dans les prisons.

Nouméa, qui accueille 80 % de la population de l’archipel, illustre ces contrastes. Côté pile, « Nouméa-la-blanche » affiche sa richesse. Dans le centre-ville, les loyers atteignent ceux de Paris intra-muros et les boutiques de luxe ont pignon sur rue. La Baie des Citrons, le quartier branché de Nouméa, voit se succéder restaurants, bars et boîtes de nuit tandis que dans les quartiers du sud, les voitures de luxe sont garées devant des villas type Beverly Hills… Dans cette Nouméa, peu de Kanak ont droit de cité. Côté face, à la périphérie de la ville, une autre Nouméa se dévoile : c’est l’univers des « squats » souvent dissimulés dans la mangrove. Souvent sans électricité ni eau courante, ces habitats précaires se rapprochent du bidonville. Plus de 10 000 personnes, essentiellement des Kanak, y habiteraient.

Le sort de cette population kanak ne dépend pas du sort d’un référendum. Pour renverser cette société qui les marginalise, les discrimine, les condamne à la misère, les classes populaires kanak ne pourront pas compter sur un simple bulletin de vote ni sur les combines politiciennes d’une partie des dirigeants même de leur communauté. Mais ils pourraient trouver l’appui de tous les exploités kanak ou pas, notamment de ces immigrés, ouvriers agricoles, travailleurs des mines du bâtiment ou de l’industrie. Même si probablement nombre d’entre eux – si tant est qu’on leur accorde le droit de vote – auraient bien pu faire partie des 56 % de votants du Non, parce qu’aucun référendum ne leur demandera ce qu’ils pensent de leurs salaires ou conditions de logement et de travail.

5 novembre 2018, Boris Leto


À lire



Mémoires de Louise Michel écrits par elle-même (Edité par CreateSpace Independent Publishing Platform – avril 2015 – 14€)

Louise Michel fut parmi les communards envoyés en Nouvelle-Calédonie après la répression de la Commune de Paris en 1871. Elle y passa sept ans durant lesquels elle s’intéressa aux conditions de vie et à la culture des Kanak. En 1878, elle prit leur parti contre la répression sanglante de leur révolte par l’armée française (plus de 1 000 Kanak furent tués et des villages entiers rasés).



Kanaky : sur les traces d’Alphonse Dianou, de Joseph Andras (Actes sud – septembre 2018 – 21€)

Joseph Andras enquête sur le personnage d’Alphonse Dianou, un des leaders indépendantistes tués pendant l’assaut de la grotte d’Ouvéa. Il retrace de manière minutieuse ce massacre d’État tout en dressant un portait de la Nouvelle-Calédonie d’aujourd’hui (voir la chronique réalisée dans le numéro 121 de Convergences Révolutionnaires).



À voir

L’ordre et la morale, 2011, Mathieu Kassovitz

Dans ce film de fiction, Mathieu Kassovitz revient sur le massacre d’Ouvéa en 1988 en mettant en lumière la décision politique de l’État français – François Mitterrand est alors président, Jacques Chirac premier ministre – derrière l’assaut militaire donné sur la grotte d’Ouvéa (qui fera 19 morts parmi les indépendantistes). Dans un contexte de domination coloniale, sont également montrées les exactions de l’armée française contre la population kanak qui ne sont pas sans rappeler les pratiques de torture et la violence exercées par cette même armée pendant la guerre d’Algérie.


[1Le parti travailliste (PT), émanation politique de l’Union syndicale des travailleurs kanak et des exploités (USTKE), a pour sa part appelé à la non-participation dénonçant une mascarade électorale.

[2Une enquête de la Ligue des droits de l’homme a montré les pratiques de discrimination au Krystal, une boîte de nuit huppée de Nouméa (http://www.ldhnc.nc/Testing-a-l-ent...).

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